Bührle à Zurich
Le Kunsthaus à Zurich est le 4ème épisode de notre série d’immersion dans le patrimoine artistique européen.
Le musée tel que nous le voyons aujourd’hui, est inauguré en avril 1910, il s’agrandira progressivement afin d’accueillir l’une des plus grandes collections d’œuvres européennes allant de la fin du Moyen Âge, jusqu’à la période contemporaine.
Parmi ses trésors figurent l’ensemble le plus important d’œuvres d’Edvard Munch conservé en dehors de la Norvège.
Le Kunsthaus rayonne entre autres, par la collection privée d’Emil Bührle et ses grands noms de l’impressionnisme.
Qui est Emil Georg Bührle
Bührle né le 31 août 1890 en Allemagne, il étudie la littérature, la philosophie et l’histoire de l’art à l’Université de Munich. Sa passion pour la peinture débute à Berlin lorsqu’il découvre en automne 1913 «les magnifiques tableaux de l’École Française à la Galerie nationale.» déclare-t-il. Il se souvient de ses premières émotions :
«L’atmosphère propre à ces tableaux, et surtout celle du paysage si évocateur de Vétheuil par Claude Monet, m’impressionna vivement… et c’est à partir de cet instant que ma décision était prise que, si jamais je pouvais songer à garnir mes murs de tableaux de maîtres, ce serait un choix de Manet, de Monet, de Renoir, de Degas et de Cézanne.»
Son mariage en 1920, avec Charlotte Schalk fille du banquier Ernst Schalk lui ouvre les portes de l’entreprise Magdebourg qui produit des moteurs et des hélices pour les avions. Il devient l’unique propriétaire de l’usine en 1929 grâce aux capitaux de sa belle-famille. Une réorganisation et l’acquisition du brevet d’un canon lui assurent des grosses commandes de la part de la France et de la Grande-Bretagne.
« Ce n’est qu’en 1936 que je pus acheter, d’entente avec ma femme, toujours pleine d’enthousiasme, le premier dessin de Degas et une nature morte de Renoir. Ce premier cercle comprenant des œuvres de Corot, de Van Gogh et de Cézanne, se compléta rapidement et forma le centre de ma collection.» Emil Bührle
A partir de 1951 il livre des armes à l’Otan, et aux armées des Etats Unis et Suisse.
Pendant la guerre le collectionneur achète plusieurs toiles à la prodigieuse et peu “scrupuleuse” galerie Fischer de Lucerne.
A la fin de la seconde guerre mondiale les alliés diligentent l’officier Douglas Cooper pour récupérer les œuvres d’art confisquées en France par les autorités allemandes. Treize tableaux sont identifiés chez Emil Bührle.
En 1948 le Tribunal Fédéral suisse ordonne la restitution immédiate des œuvres.
Bührle propose de racheter les tableaux aux propriétaires, neuf redeviennent en sa possession, les quatre restants sont restitués.
Aujourd’hui sont présentes dans la collection sept œuvres d’art spoliées en 1941, achetées auprès de la Galerie Fischer en 1942, restituées en 1948 suite à l’injonction juridique, puis rachetées une deuxième fois aux propriétaires entre 1948 et 1951.
La collection Bührle au Kunsthaus
Édouard Manet
Le collectionneur admire tout particulièrement ce peintre novateur qui puise son inspiration chez les maîtres de la peinture classique.
Sans se rallier aux groupes des impressionnistes, il suscite malgré tout leur admiration et devient ami avec Auguste Renoir et Claude Monet.
Comme eux, il sera conspué par les critiques, puis reconnu comme un des artistes de génie qui marque l’histoire de l’art en imposant son style. « Je peins ce que je vois, et non ce qu’il plait aux autres de voir.» déclare-t ‘il.
A sa mort Edouard Manet laisse plus de 400 tableaux.
Emil Bührle a composé sa collection avec passion, il met en avant les traits communs qui unissent les chefs-d’œuvre. Il réunit dans une même salle un précurseur du modernisme Aelbert Cuyp avec “Orage sur Dordrecht” 1645 et Edouard Manet “Les Hirondelles” 1873. Le point commun entre ses deux œuvres est le traitement naturaliste, un paysage bucolique coiffé d’un ciel tourmenté.
Aelbert Cuyp “Orage sur Dordrecht” vers 1645.
Peintre de natures mortes, de paysages et portraitiste du siècle d’or. Cuyp excelle dans le traitement de la lumière et de la composition ; son œuvre a une notable influence sur la peinture de paysage anglaise du XIXème siècle.
Edouard Manet “Les Hirondelles”1873 au Kunsthaus
Deux dames en vêtements de ville dans un décor champêtre, sans doute la mère et l’épouse du peintre.
Manet veut représenter la “vie moderne” en s’éloignant des conventions académiques.
Edouard Manet “Le suicidé” vers 1877
Manet aime traiter les sujets d’actualité avec réalité. Ici la source d’inspiration est incertaine ; il peut s’agir du suicide de son jeune assistant où peut-être du suicide par balle du peintre Jules Holtzapffel français relaté par Émile Zola dans un article. Le protagoniste est effondré sur le lit le pistolet encore dans la main. Sa tenue vestimentaire laisse penser qu’il revient d’une soirée. Le rouge de la couverture et de la blessure sur la poitrine du suicidé s’oppose aux teintes froides de la composition.
Édouard Manet “Oloron-Sainte-Marie”,1871.
Dans ce tableau, nous pouvons soupçonner l’influence exercée sur Edouard Manet de l’estampe japonaise ; en témoigne le balcon aux piliers rouges. La composition du tableau peut surprendre avec un avant-plan dépouillé, un jeune homme semble contempler la ville qui s’offre à son regard.
Edouard Manet “Un coin du jardin de Bellevue” 1880.
Une explosion de couleur, pour ce jardin et sa bâtisse où le peintre réside avec son épouse. Un espace luxuriant où se mêle massifs fleuris et arbres peints avec le souci du détail. Au centre du tableau une jeune femme semble méditer.
Paysages et figures impressionnistes au Kunsthaus
Emil Bührle découvre les impressionnistes à la Galerie nationale allemande de Berlin ; les tableaux représentant des paysages l’interpellent.
Claude Monet. Champ de coquelicots près de Vétheuil, vers 1879
La composition se décline en trois plans. Tout d’abord les taches rouges des coquelicots avec les personnages, sans doute la famille du peintre, attirent le regard. Le feuillage agité des arbres se conjugue avec la Seine. Des coups de pinceau appuyés dessinent la Seine. La gamme chromatique des couleurs constitue le contraste entre le rouge des coquelicots et les bleu-vert des arbres de l’arrière-plan.
Alfred Sisley. Été à Bougival, 1876 au Kunsthaus
Alfred Sisley, peintre britannique n’obtient jamais la nationalité française malgré plusieurs démarches en 1888 et en 1898.
La réalisation du tableau est effectuée en plein air à Bougival avec un grand souci de vérité.
Alfred Sisley Chalands à Saint-Mammès, 1885
Sisley s’éloigne des impressionnistes en 1880 et s’installe à Moret-sur-Loing. Le tableau ” Chalands à Saint-Mammès” est réalisé depuis les rives du canal où le peintre installe souvent son chevalet. Il apprécie particulièrement les variations de couleurs et la lumière.
Camille Pissarro Route de Versailles, Louveciennes, neige, 1870.
Pissarro séjourne durant deux ans à Louveciennes. Il peint plusieurs tableaux sur cette rue de la ville, explorant les conditions atmosphériques afin de les représenter avec précision. Il saisit des moments de vie avec des piétons, une voiture au loin sous un ciel nuageux.
Paul Cézanne Paysage, vers 1879
Avec la représentation de ses paysages Paul Cézanne témoigne de son admiration pour le travail de Camille Pissarro.
Il s’installe à Pontoise près de son ainé, un dialogue complice s’instaure entre les deux peintres.
Edgar Degas Danseuses au foyer, vers 1889
Degas fixe sur la toile un moment de pause. La danse, axe majeur de son œuvre, fascine le peintre. Les gestes des danseuses ont été soigneusement observés pour y être reproduit.
Camille Corot La Liseuse, 1845/50
Le fond de la composition se décline en camaïeu de brun et de gris, en opposition le rouge du corsage de la jeune femme capte le regard. Dans ce tableau Corot affiche une influence des peintres du XVIIème siècle. Ses portraits suscitent l’admiration. Pour Claude Monet «Il y a un seul maître, Corot…» et pour Edgar Degas «Il est toujours le plus grand, il a tout anticipé…»
Henri Fantin-Latour Pivoines et pêches, 1873
Fantin-Latour, le portraitiste, réalise de nombreuses natures mortes. Ses compositions de fleurs et de fruits sont dignes des maîtres hollandais et remportent un vif succès.
Pour l’Académie des Beaux-arts, la nature morte de fruits ou de fleurs est reléguée au bas de l’échelle dans la hiérarchie des genres ; de ce fait Fantin-Latour s’éloigne des principes académiques et se libère de tout prétexte littéraire, historique ou religieux, critère de valeur et de noblesse de l’œuvre.
Dans ses portraits comme dans ses natures mortes, le peintre montre malgré tout son attachement au passé et à Jean Siméon Chardin, maître de l’école française du XVIIIème siècle.
Paul Cézanne Fleurs et fruits, 1872/73 au Kunsthaus
Un tableau réalisé à la même période que celui de Fantin-Latour mais traité d’une façon très différente.
Le bouquet posé sur une nappe blanche se dessine à grands coups de pinceau. La composition est simple et harmonieuse, le citron en avant-plan se pose en contrepoint et attire le regard de l’observateur.
Pierre-Auguste Renoir. Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d’Anvers (La petite Irène), 1880
Renoir réalise ici un portrait avec une grande délicatesse. L’œuvre de commande représente Mademoiselle Cahun d’Anvers dite “La Petite Irène” fille d’un puissant banquier. Le portrait suscite l’enthousiasme et propulse Auguste Renoir dans la lumière.
Auguste Renoir. La Source, 1906
C’est la période nacrée de Renoir ; le trait est souple et fluide, les couleurs sont appliquées avec délicatesse, la lumière distribuée avec transparence.
Paris 1900 de la Collection Bührle
En 1951, la situation financière de l’entreprise d’Emil Bührle est solide, c’est la phase d’acquisition la plus importante de sa collection. Il se concentre sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Toulouse-Lautrec, les Nabis tels Edouard Vuillard et Pierre Bonnard le fascinent.
Henri de Toulouse-Lautrec “Au lit” 1892
Dans ce tableau deux femmes partagent un lit. Le peintre aime représenter la vie quotidienne de la société montmartroise. Les occupantes des maisons closes sont l’un de ses sujets favoris.
Henri de Toulouse-Lautrec “Messaline” 1900-1901
Troisième épouse de l’empereur Claude. Les historiens la présentent comme une femme cruelle et nymphomane, allant jusqu’à se prostituer dans les quartiers de Subure. Ayant comploté contre son époux, Messaline est condamnée et exécutée en 48 à Rome.
Toulouse-Lautrec représente la protagoniste avec un maquillage excessif et entourée de prostituées.
Edouard Vuillard ‘Le Numéro d’illusionniste” vers 1895
Membre du groupe des Nabis avec Paul Sérusier, Maurice Denis, Pierre Bonnard.
Le mouvement marque la rupture avec les impressionnistes, ils prônent le retour à l’imaginaire ; c’est l’esprit qui guide le peintre et non la nature.
« Se rappeler qu’un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs assemblées en un certain ordre.» explique Maurice Denis.
Vuillard puise son inspiration dans le monde du spectacle comme ici au théâtre. Pas de perspective dans ce tableau, l’observateur doit en évaluer les différents plans.
Au fond de la composition le magicien et son assistante en robe rouge émergent au-dessus des spectateurs.
Les Postimpressionnistes de la collection Bührle au Kunsthaus
Dans cette section Bührle réunit Cézanne, Gauguin et Van Gogh ; des peintres dont le point commun est d’avoir rencontré l’incompréhension, la solitude, le mal-être moral et pour le dernier une mort prématurée.
Paul Gauguin. Nature morte au couteau, 1901
Une magnifique composition réalisée pour une commande. Gauguin en difficulté financière est contraint de se soumettre à la pression de son marchant Ambroise Vollard. Il exécute au cours de ces années quelques-unes de ses plus belles œuvres.
Paul Gauguin L’Offrande, 1902
Un tableau peint à la fin de sa vie et qui ouvre l’ère de l’art moderne.
La pose des deux femmes, empreinte de douceur crée une atmosphère édénique.
La végétation luxuriante de l’arrière-plan est inondée de lumière et vient en opposition à la pénombre de la pièce.
Vincent van Gogh. Les Ponts d’Asnières, 1887
Vincent Van Gogh peint les Ponts d’Asnières lors de son séjour à Paris ; c’est une réalisation sans doute inspirée par le “pointillisme” de Paul Signac.
La promeneuse en robe rose et son ombrelle rouge attire le regard. En arrière-plan le pêcheur et le panache de fumée noire du train font contraste. La pierre des piliers du pont apporte la lumière avec le blanc des points saillants.
Vincent Van Gogh. Le semeur, soleil couchant, 1888 au Kunsthaus
Inspiré par le peintre Jean-François Millet qu’il admire tout particulièrement pour avoir sublimé les scènes du monde paysan.
Le semeur, soleil levant est la dernière d’une série où Van Gogh célèbre la beauté du monde rurale.
Paul Cézanne . Mont de Cengle, 1904/06 de la Collection Bührle
Cézanne installe son atelier dans sa demeure sur la colline des Lauves au pied de la montagne Sainte-Victoire. Une large vue sur le paysage environnant s’offre à lui ; il peint Le Mont de Cengle de cet endroit.
Une réalisation qui tutoie l’art abstrait. Les toits des maisons se perdent dans la végétation.
Il proclame « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective.»
Paul Cézanne. Le Garçon au gilet rouge, 1888-1890
L’une des quatre versions réalisées par Cézanne, un joyau de la collection Bührle. Le peintre s’éloigne de la vraisemblance en écartant les justes proportions pour le bras et une oreille, Cézanne veut traduire l’état d’esprit du jeune homme. « Il avait le don de voir partout la vie intérieure.» dira Kandinsky à son sujet.
L’Art moderne au Kunsthaus
Amedeo Modigliani. Nu couché, 1916
En 1916, le marchand d’art Léopold Zborowski incite Modigliani à peindre des nus.
Ses œuvres représentent les corps au naturel avec une gamme chromatique dans les tons ocre ou rouge-orangé. Les cariatides inspirent le peintre pour les formes.
Une certaine sérénité se dégage des tableaux, non représentatif de l’esprit tourmenté de Modigliani.
Georges Braque (1882-1963). Le Violoniste, 1912 au Kunsthaus
1911, point de départ du cubisme avec Georges Braque et Pablo Picasso, tous les deux sous l’influence de Cézanne.
« Le cubisme est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité de vision, mais à la réalité de conception. » écrit Guillaume Apollinaire
Braque réalise Le Violoniste l’année suivante. Un jeu de traits rectilignes et courbes rythme le tableau. Les objets sont plus signifiés que représentés comme les cordes et les ouïes du violon que l’on peut imaginer.
Pablo Picasso (1881-1973). L’Italienne, 1917
En 1917, Pablo Picasso se rend à Rome auprès de la troupe des ballets russe Diaghilev ; il doit dessiner les costumes et le rideau du spectacle “Parade” écrit par Jean Cocteau et mis en musique par Éric Satie. Il peint “L’Italienne” au cours de ce séjour. Le tableau se place dans la période du “cubisme synthétique”
Pablo Picasso. Nature morte avec fleurs et citrons, 1941 de la Collection Bührle
L’un des tableaux favoris d’Emil Bührle qui le place en avant sur la photographie prise par Dmitri Kessel au milieu de sa collection.
Pendant la Seconde Guerre mondiale Picasso réalise l’une de ses plus belles natures mortes. Le peintre a quitté son pays natal pour fuir les affrontements entre les franquistes et les républicains ; il s’installe à Paris en août 1940 et vit dans son atelier rue des Grands Augustins. Les objets du quotidien font naître l’inspiration. C’est une composition orchestrée à la verticale où les éléments choisis représentent tous un symbole ;
les fleurs pour la vanité humaine et les citrons acides évoqueraient les atrocités engendrées par la guerre.
La Fondation Bührle créée à Zurich en 1960 par les deux enfants du collectionneur contribue aujourd’hui à d’importantes recherches historiques ; c’est un travail de mémoire sur la provenance de l’ensemble des œuvres.
Les tableaux acquis durant les dix années qui ont suivi la fin de la guerre constituent aujourd’hui la collection du Kunsthaus.
Nic Blanchard-Thibault.
A voir aussi :
Musée du Belvédère Supérieur à Vienne
Le Rijksmuseum – Musée d’État d’Amsterdam
Musée de Londres – Tate Britain