Du côté de chez Boris
C’est une venelle…
… Modeste. Cité Véron. Juste à côté du Moulin Rouge. Je longe d’abord quelques maisons aux jardinets luxuriants qui les protègent de l’agitation du boulevard de Clichy. J’arrive au fond de la ruelle. Quelques visiteurs attendent déjà. Une sensation bizarre se tapit au creux de mon estomac. Quelque chose de fébrile. Je sais que tout à l’heure, là-haut au troisième étage, je ne serai pas seul mais c’est comme si ce rendez-vous était une affaire personnelle, presque intime.
Un rendez-vous ? Oui. Avec une légende, un lieu, une personnalité hors normes.
L’appartement de Boris Vian.
Une bulle temporelle…
… Suspendue entre 1959, année de la mort de Vian, et aujourd’hui. Témoin de ses six belles (si belles) et précieuses dernières années qu’il y passa avec sa compagne Ursula Kübler. Lieu de vie, de création, refuge, resté en l’état, depuis ce matin du 23 juin où l’écrivain referma une dernière fois sa porte pour aller assister à la projection du film adapté de son roman « J’irai cracher sur vos tombes ».
« La mort n’a rien de tragique, dans cent ans chacun de nous n’y pensera plus »
La porte s’ouvre sur la petite cour…
… qui donne sur l’entrée du fameux bâtiment. C’est elle. Nicole Bertolt. Je ne dirais pas la « gardienne » des lieux, ça fait trop prison. Plutôt l’esprit ou l’âme, ça colle plus à l’ambiance. Elle nous accueille, enjouée, tout sourire. Un personnage, Nicole, un parcours étonnant. Rien ne la prédestinait à ce voyage d’une vie aux côtés de Boris Vian. Dans le sud de la France, très jeune, elle rencontre Ursula Kübler. Le courant passe entre les deux femmes. Et puis chacune reprend sa route. Un jour de 1976, dans une situation précaire, Nicole Bertolt va frapper à la porte d’Ursula, Cité Véron. La maison où l’on accueillait tout le monde reste fidèle à cette devise. Et cette maison devient naturellement celle de Nicole qui, 48 ans après, est toujours là.
« Ursula Kübler et Boris Vian sont un peu comme des parents partis en vacances. En attendant leur retour je m’occupe de la maison » nous explique Nicole Bertolt.
Pas de doute, le lien est fort. Familial. Une évidence quand on sait qu’elle a partagé l’existence de l’ancienne danseuse jusqu’à sa disparition en 2010 et que celle-ci, peu avant sa mort, avait songé à l’adopter. Dès 1959, Ursula Kübler avait créé une première “cohérie” (Pour “cohéritiers”) avec Patrick et Carole, enfants que Vian avait eus avec Michelle Léglise, sa première épouse. À la mort d’Ursula, nouvelle évidence, Nicole prend la suite et devient la nouvelle mandataire.
Nous grimpons le grand escalier…
… jusqu’à l’entrée de l’appartement. On y est. Ca y est.
Alors, oubliez tous vos souvenirs de visites un tantinet guindées où il fallait ne toucher absolument à rien sous peine d’être foudroyé sur place pour irrespect de l’oeuvre. Pas vraiment le genre ici. Nicole Bertolt continue de faire vivre ce qu’a fait Boris Vian mais aussi ce qu’était Boris Vian. Au programme : humour, fantaisie, poésie, bienveillance, partage. Règle numéro un : ne jamais se prendre au sérieux. Pas de problème Nicole, on suit à la lettre. Elle nous laisse tout d’abord déambuler dans les pièces. On découvre, on s’imprègne, on tâte l’ambiance. Un peu feutré tout ça au début. Intimidés ? Peut-être. Ou alors un petit repli sur soi, histoire de bien déguster ces premiers instants.
« Il n’y a pas de choses avec lesquelles on ne plaisante pas, il n’y a que des gens qui ne comprennent pas la plaisanterie »
Nicole Bertolt nous laisse le temps…
… D’ailleurs, ici, le temps veut-il dire quelque chose… Adieu montres, horloges et trotteuses affolées. Moments élastiques plutôt. Au rythme de chacun. Elle nous invite ensuite à « faire salon ». Nous sommes une vingtaine et ce n’est pas bien grand. On s’installe donc comme on peut. Sur le canapé, sur des chaises d’époque ou sur des poufs en plastique que Nicole distribue. Quelques uns s’assoient par terre. « Comme on faisait chez les Vian quand il n’y avait plus de quoi s’assoir » s’en amuse Nicole au passage.
Découverte de l’appartement de Boris Vian en compagnie de Nicole Bertolt
Tout ce sympathique remue-ménage…
… se fait en musique, sur « On n’est pas là pour se faire engueuler » que diffuse le pick-up lové dans un coffre que Boris Vian avait fabriqué « maison ».
La chanson s’est tue. Le saphir revient bien gentiment à sa place. Et Nicole nous raconte Boris.
Magistral ? Certainement pas. Scolaire ? Encore moins. Chronologique ? Laissez moi rire.
D’ailleurs, comme elle nous le précise « En général je ne prépare rien et je ne sais pas par quoi je vais commencer ». Et c’est là tout son talent de conteuse qui sait se laisse guider par l’ambiance du moment et les réactions des visiteurs. « Chaque visite est unique » ajoute-t-elle.
« On n’est pas là pour se faire engueuler
On est venu faire une petite belote
On n’est pas là pour se faire assommer
On est là pour la fête à mon pote »
Comme une discussion à bâtons rompus qui évoque…
… Boris au quotidien,
Boris l’écrivain,
Boris le trompettiste,
Boris le bricoleur de génie et son atelier, intact, où tous les outils qui lui servirent à fabriquer meubles, étagères, mezzanine et à inventer toutes les astuces pour gagner de la place « façon bateau », semblent l’attendre,
Boris le fidèle en amitié,
Boris l’amoureux de son ourson l’Ursula,
Boris le critique musical,
Boris l’ingénieur,
Boris le scénariste,
Boris le parolier,
Boris le fou de Jazz et sa collection de vinyles,
Boris le chanteur,
Boris l’inventeur de mots,
Boris l’humaniste,
Boris le dessinateur,
Boris le père attentif,
Boris le cuisinier qui aimait concocter des bons petits plats à ses amis,
Boris et son pote Prévert qui habitait juste à côté,
Boris le sculpteur de petites figurines étranges et rigolotes,
Boris le pataphysicien,
Et tant de trucs encore…
Boris qui donnait et continue de donner… Comme si, en avance sur son temps, il était déjà à l’époque un peu dans notre présent.
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun »
La visite tire à sa fin…
… Déjà presque trois heures. On n’a pas vu le temps filer. Et on n’a pas envie de partir. Le fils d’une des visiteuses, un gamin d’une dizaine d’années, demande si il peut jouer sur le piano bastringue qui trône, orné de pochettes de disques de Jazz, à côté du canapé. « Mais oui, bien sûr ! » répond Nicole, ravie de cette initiative. Alors on se balade à nouveau de pièces en pièces, découvrant toujours de nouveaux détails, de nouveaux indices sur le monde de Boris, au son d’une improvisation aux accents d’un Erik Satie. Magique. On revient aussi poser mille questions à Nicole qui en profite pour distribuer les magnifiques affiches crées en 2020 à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Vian.
On se quitte sur quelques chansons entonnées par notre petit pianiste qui, incollable sur le répertoire de l’artiste, nous donne au passage une belle preuve de la jeunesse éternelle de Vian.
« C’est les jeunes qui se souviennent, les vieux ils oublient tout »
Voilà…
… Je redescend le grand escalier en passant devant la boîte aux lettres où figurent encore les noms de Boris Vian et d’Ursula Kübler. Je retrouve brutalement le boulevard de Clichy du 21ème siècle survolté avec, tout à coup, une forte envie de me pincer. Aurais-je rêvé ?
« L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginé d’un bout à l’autre »
Merci à Nicole Bertolt pour son aimable autorisation concernant les deux photos et la vidéo.
Un petit mot au sujet de la démarche pour réserver votre visite : soit sur le site de la Cohérie Boris Vian dont vous trouverez le lien un peu plus loin, soit en écrivant une lettre à Nicole Bertolt, 6bis Cité Véron 75018 Paris. Idée on ne peut plus sympathique, vous vous adresserez directement à Boris Vian. Les visites ont lieu le plus souvent le samedi matin.
À noter également la parution, à l’occasion du centenaire de la naissance de Vian, d’un superbe ouvrage intitulé « Boris Vian 100 ans » aux éditions Heredium, coécrit par Nicole Bertolt et la critique d’art Alexia Guggémos.