Les frères Morozov, philanthropes des arts
Les frères Morozov sont à l’origine de l’une des plus grandes collections d’art au monde. Rien ne les prédestinait à un tel destin… Leur arrière-grand-père Savva Morozov, serf des comtes Rioumine, sorti de sa servitude, ouvre dans son village natal un atelier de tissage pour la fabrication de dentelle de soie. C’est un succès, au fil des années il agrandit son entreprise et économise suffisamment pour pouvoir affranchir toute sa famille. Les cinq fils de l’ancien serf ont semble-t-il hérité de l’esprit d’entreprise de leur père, ils créent le clan Morozov de l’industrie textile nationale.
Le mariage de l’un d’entre eux, Abram Abramovitch Morozov avec Varvara Khloudov, des manufactures du même nom, donnera naissance à trois fils : Mikhaïl Abramovitch (1870-1903), Ivan Abramovitch (1871 – 1921), et Arsenï (1874 – 1908).
Les Morozov deviennent de riches industriels à la tête de plusieurs usines textiles. Mikhaïl et Ivan reçoivent de la part de leur mère, Varvara, une éducation artistique dirigée vers le théâtre, la littérature et la peinture. C’est elle qui finance la construction et l’équipement de la première bibliothèque gratuite de Russie « La salle de lecture Ivan Sergueievitch Tourqueniev » en 1895.
Constitution de la collection
A la fin du XIXème siècle la vie culturelle russe voit apparaître des collectionneurs d’art comme Sergueï Chtchoukine, homme d’affaires et amateur d’art moderne. En 1890, Mikhaïl Morozov entame sa collection, guidé par les peintres (Konstantin) Constantin Korovine et Valentin Sérov.
Portrait de Mikhaïl Morozov par Valentin Serov
Il acquiert en 1899 ses premières œuvres d’art moderne français, comme « La Madonne de Verneuil’’ de Jean-Baptiste Corot, ainsi qu’une sculpture d’Auguste Rodin « Eve ».
Des paysages, des tableaux d’impressionnistes comme Monet, Degas, Toulouse-Lautrec, Gauguin, Van Gogh sont ensuite réunis.
En 1901, Van Gogh rentre pour la première fois en Russie avec « La Mer aux Saintes-Maries – 1888 »
Mikhaïl Morozov est le seul collectionneur russe à acquérir une œuvre d’ Edvard Munch « La nuit blanche – 1903 »
Mikhaïl Morozov décède le 24 octobre 1903 ; son frère Ivan reprend la collection constituée de 39 œuvres françaises et 44 russes. Ils ont, par leur soutien inconditionnel à l’art contemporain, contribués au rayonnement international des peintres français.
Ivan Morozov, son histoire.
Portrait de Ivan Morozov par Valentin Serov
Durant ses études à la faculté de chimie de l’Ecole Polytechnique Supérieure de Zurich, Ivan Morozov se passionne pour l’art, il fréquente et dessine avec des étudiants en architectures. Il réalise des paysages à la peinture à l’huile. En 1898, Ivan rentre chez lui à Tver, là où siège les fabriques de la Société des Manufactures de Tver, « l’empire des Morozov ».
Ivan se révèle comme un redoutable homme d’affaires, tant pour sa rationalité que pour sa dureté. Il réussit à tripler le capital de son père, malgré, les grèves, les troubles politiques qui aboutirent à la première révolution russe. Durant les années passées à Tver, le jeune Morozov fréquente des femmes, voyage à l’étranger et achète des tableaux ; cette dernière passion prendra le pas sur toutes les autres.
Les tableaux, la passion d’Ivan Morozov
Ivan Morozov débute sa collection peu de temps après son installation à Moscou, après l’acquisition d’un hôtel particulier sur la Pretchistenka.
D’abord il collectionne les toiles de peintres russes. En 1891, il achète son premier tableau, un paysage réalisé par le russe Piotr Levtchenko. Il se rend régulièrement à Paris et fréquente les galeries d’art moderne et les expositions. Le premier achat d’artiste étranger est un Sisley « Gelée à Louveciennes » de 1903, (conservé au musée Pouchkine à Moscou)
Pour ses achats Ivan reçoit les conseils du mécène russe Sergueï Chtchoukine et aussi des peintres moscovites. Les paysages tiennent une place importante dans sa collection, une prédilection qui vient des conseillers, peintres paysagistes, mais aussi des leçons qu’il avait reçu lors de sa jeunesse auprès de Constantin Korovine. Par la suite, Morozov pratiqua, dans ses moments de loisirs, la peinture à l’huile tout en faisant ses études à l’École Polytechnique Supérieure à Zurich.
Ses moyens financiers importants permettent à Morozov d’investir dans une trentaine de tableaux chaque année ; des achats toujours effectués dans la prudence en évitant ce qui est instable. Les peintres moscovites, Valentin Serov, Constantin Korovine et Sergueï Vinogradov sont ses conseillers.
Tableau de Sergueï Vinogradov (Parterre de fleurs)
La collection montre les différentes étapes de l’art contemporain, les peintres y sont représentés d’une façon la plus complète possible. Pour ce faire, Ivan Morozov aménage une galerie de peinture dans son hôtel particulier, c’est un musée digne de ce nom avec des pièces en enfilades et une verrière installée dans le toit.
Morozov constitue sa collection comme un ensemble « d’œuvres », avec patience il attend quelquefois des années pour obtenir le « tableau » qui représente le mieux tel ou tel peintre.
Le collectionneur fréquente assidûment les galeries de peintures parisiennes, dont celle d’Ambroise Vollard, comme en témoigne le bordereau d’achat ci-dessous :
Reçu d’Ambroise Vollard pour la Collection Morozov
Des tableaux achetés ce 29 avril 1908, certains font encore partie de la collection :
Cézanne, La jeune fille au piano : de la collection Morozov
Intitulé aussi « L’ouverture de Tannhaüser’’. La scène se déroule dans un salon de la propriété du Jas de Bouffan, une jeune fille au piano (peut-être la sœur de Cézanne), sa mère qui s’adonne à la broderie. Ce serait un hommage à Wagner, que le peintre admirait.
Paul Gauguin, La femme au fruit, collection Morozov
Paul Gauguin, Le bouquet de fleurs
Pablo Picasso, Les deux saltimbanques :
« Les deux saltimbanques », huile sur toile de 1901, est le premier tableau de Picasso à être rentré en Russie. Une représentation mélancolique où les personnages semblent s’ignorer. La perte de son ami Casagemas, plonge le peintre dans une profonde tristesse, il entame sa « période bleue »
Deux autres toiles de Picasso viendront enrichir la collection Morozov :
Portrait d’Ambroise Vollard »1910 :
Chef-d’œuvre du cubisme analytique. Chaque élément s’entremêle autour du personnage et apporte une lumière intérieure. Ambroise Vollard est le premier marchand d’art à promouvoir les toiles du jeune Picasso en organisant une exposition de ses créations dans sa galerie.
« Acrobate à la boule » 1905, collection Morozov
Un tableau romantique, la jeune fille sur son ballon incarne l’élégance autant que la fragilité en opposition à la force de l’athlète qui lui fait face. Contrairement à la période bleue l’horizon s’élargit. Les personnages sont plongés dans leur monde intérieur…
La collection
En 1918, l’extraordinaire collection des Morozov renferme 240 œuvres d’art français, les noms sont prestigieux : Monet, Renoir, Pissarro, Van Gogh, Cézanne, Degas et Gauguin… et 430 œuvres russes.
Une sélection de quelques chefs-d’œuvre :
Claude Monet « Le coin de jardin à Montgeron’’ de 1876
Le tableau représente des rosiers, un étang, c’est le jardin du château de Rottembourg à Montgeron. Toile aujourd’hui conservé au musée de L’Ermitage de Saint-Pétersbourg.
Auguste Renoir “L’Enfant au fouet” 1885 , Collection Morozov
Portrait d’Etienne, jeune fils du médecin et sénateur Etienne Goujon. Le garçon de cinq ans, est représenté dans un environnement de jardin où se conjugue un riche panel de couleur. Les couleurs mauves et blanches du vêtement s’ajoutent à l’harmonie de la composition. Aujourd’hui le Musée de l’Ermitage de Saint Pétersbourg héberge l’œuvre.
Camille Pissarro ‘’ Eragny, matin d’automne’’1897.
Pissarro, le peintre de la terre nous offre dans cette toile une représentation de son jardin à Eragny. Il cultivait des légumes, avait des pommiers, mais très peu de fleurs. L’écrivain Octave Mirbeau parle de lui en ces termes :
« L’œil de l’artiste, comme l’esprit d’un penseur, révèle des aspects plus importants des choses, leur intégrité et leur unité. Même lorsqu’il dessine des personnages dans des scènes de la vie de village, il voit toujours une personne en harmonie terrestre commune, comme une plante humaine. Pour décrire le drame de la terre et toucher nos cœurs, M. Pissarro n’a pas besoin de gestes effrénés, d’arabesques complexes et de branches sinistres sur un ciel dégagé. »
La Ronde des prisonniers de Van Gogh, collection Morozov
Inspiré du dessin de Gustave Doré « Newgate, La cour d’exercice » de 1872. Van Gogh réalise ce tableau durant son séjour à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence. Le peintre se représente lui-même au centre de la toile, les bras ballants dans un costume de condamné.
Henri Matisse, « Triptyque marocain. Zorah sur la terrasse » (1912-1913)
Ivan Morozov commande le tableau en 1911 après la visite de l’atelier du peintre en compagnie de Chtchoukine. Le panneau central du triptyque représente « Zora », une prostituée ; elle est son modèle lors d’un séjour au Maroc. Matisse fait lui-même la description du tableau :
« Le tableau de Zorah dans une robe de soie bleue ornée de larges croisillons d’or, à sa droite un aquarium en boule où nagent quelques poissons rouges et à sa gauche des sandales jaune citron à dessin bleu. Seul le ciel et un coin de mur sont touchés par le soleil. »
Pierre Bonnard, Les trois panneaux du triptyque « Méditerranée »
En 1902, Mikhaïl Morozov se porte acquéreur d’un tableau de Pierre Bonnard, illustre inconnu à cette époque. Ivan complète la collection par l’acquisition d’une dizaine de toiles de l’artiste. Il lui commande des œuvres monumentales, dont le triptyque « La Méditerranée’’. Cette réalisation doit prendre place au-dessus de l’escalier dans l’entrée de l’hôtel particulier de l’industriel.
Les œuvres représentent un jardin en terrasse baigné de soleil et donnant sur la mer. Plus tard cet ensemble est enrichi, par des panneaux qui évoquent les saisons.
La nature morte de Cézanne « Pêches et Poires » est l’une des toiles préférées d’Yvan Morozov.
Nationalisation de la collection Morozov
Le 19 décembre 1918, Lénine nationalise la collection Morozov par décret ;
elle est dispersée dans divers musées.
Le 11 avril 1919, la collection Morozov et le palais qui l’abrite deviennent « Deuxième Musée de la nouvelle peinture occidentale ». Ivan Morozov devient l’assistant du conservateur Boris Tchernovets.
Le « Premier département du Musée de la nouvelle peinture occidentale » héberge la collection Chtchoukine, nationalisée également.
L’été 1919 la famille Morozov quitte définitivement la Russie et s’installe à Paris. Ivan Morozov ne reverra jamais sa collection.
Le 22 juillet 1921, Ivan Morozov décède d’un infarctus du myocarde à l’âge de 49 ans. Il séjournait à Carlsbad pour une cure.
Durant la seconde guerre mondiale les collections Chtchoukine et Morozov sont évacuées vers Novossibirsk. Les toiles restent dans leurs caisses jusqu’en 1948 ; elles sont alors réparties entre les musées de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg et le musée Pouchkine à Moscou, mais restent invisibles.
Il faut attendre 1955 pour contempler ces joyaux de l’art moderne.
Nic Blanchard-Thibault