30 ans après, le feu et la magie perdurent…
Le 24 septembre 1991, les Red Hot Chili Peppers publient Blood Sugar Sex Magik, l’album le plus acclamé de leur longue carrière. Une œuvre à l’énergie sexuelle brute et contagieuse, symbole de la quintessence d’un groupe pionnier du funk-rock.
Après le succès de Mother’s Milk (1989), les Red Hot souhaitent changer de label. Ils quittent EMI Records et optent dans un premier temps pour Sony/Epic. En apprenant la nouvelle, Mo Ostin, directeur de Warner Bros et fan du groupe, leur passe un coup de fil judicieux. Malgré la déception de les voir signer chez un concurrent, il leur renouvelle son soutien, avec félicitations et encouragements. Les négociations liées à leur nouveau contrat traînant en longueur, les quatre californiens se désistent et confient leur musique à la Warner. Comme quoi, un coup de téléphone et quelques amabilités…
Voilà déjà plusieurs années que le groupe souhaite bénéficier des lumières du producteur Rick Rubin (Beastie Boys, Run-DMC, Slayer). Le barbu accepte à une seule condition : pas de came durant les répétitions et l’enregistrement. De ce côté-là, les Red Hot ont levé le pied depuis 1988, et le décès de Hillel Slovak, leur premier guitariste.
L’apport harmonique du jeune et talentueux John Frusciante n’a fait que donner plus de corps à leurs compositions. Les trois autres membres approchant la trentaine vont soudain extraire le meilleur d’eux-mêmes pour offrir un opus inoubliable.
La magie Houdini
A moins que ce surcroît d’alchimie ne provienne d’ailleurs… En effet, après avoir longuement répété leurs nouvelles compos dans un local de North Hollywood, Rick Rubin suggère d’effectuer l’enregistrement dans un lieu singulier. The Mansion, un vieux manoir situé sur les hauteurs de Laurel Canyon (L.A), et ayant appartenu au magicien Harry Houdini. L’idée séduit l’ensemble du groupe, qui s’installe à demeure. Même si le batteur, Chad Smith, craignant les esprits frappeurs, préfèrera dormir chez lui…
L’entame de Blood Sugar Sex Magik tranche dans le vif. D’emblée, on découvre que le rock alternatif des précédents albums, laisse une place plus importante au rap, et donc aux textes.
Blood Sugar Sex Magic
Power of Equality est un réquisitoire contre le racisme et le sexisme. Quant au funk, simple ingrédient sur les précédents albums, il devient omniprésent. En particulier sur les riffs de guitare de John Frusciante. Première singularité, dans le titre qui suit, son instrument est enregistré directement face à un micro, sans passer par un amplificateur. Les applaudissements que l’on entend sur le final, sont adressés par l’équipe au jeune guitariste.
Red Hot Chili Peppers – If You Have to Ask
Après une superbe ballade à la rythmique espagnole, dans laquelle Kiedis tente d’exorciser une hérédité de tombeur vouée à la solitude (Breaking the Girl), Funky Monks sonne le retour du groove. L’intro au slap de Flea met dans l’ambiance et maintient la cadence, parfaitement épousée par le riff minimaliste de Frusciante. Le solo de ce dernier vient rappeler ses influences psychédéliques. Quant à Kiedis, comme sur chaque titre, il confirme sa progression vertigineuse, aussi bien sur le plan vocal, que textuel.
Red Hot Chili Peppers – Funky Monks
Le sexe est le nerf de l’album, et le thème commun à chaque morceau. La dose de sensualité insufflée par Kiedis dans les paroles et l’interprétation, se retrouve également dans les parties instrumentales. Les riffs dévastateurs de Flea, doublés par ceux, tout aussi sauvages de Frusciante, sont de véritables électrochocs pour libidos endormies. D’ailleurs, l’image d’un dos cambré, ou d’un corps tordu par le désir, surgit fréquemment durant l’écoute de Blood Sugar Sex Magik…
“Give to me sweet sacred bliss
Donne moi la douce félicité sacrée
That mouth was made to…”
Cette bouche a été faite pour…
Red Hot Chili Peppers – Suck My Kiss
Pour l’anecdote, et la beauté du titre, le doux et amer I Could Have Lied est le fruit d’une rupture entre Anthony Kiedis et la chanteuse irlandaise Sinead O’Connor. Cette dernière se serait éclipsée de manière soudaine, et lui aurait laissé un mot sur la table lui demandant de ne plus chercher à la revoir.
Le cœur brisé, le chanteur des Red Hot se serait alors rendu chez son ami et confident, John Frusciante. Après avoir écouté All along the Watchtower (version Jimi Hendrix), les deux hommes auraient décidé d’écrire ce titre et de l’enregistrer sur cassette. Avant de le déposer dans la boîte aux lettres de la chanteuse irlandaise…
Red Hot Chili Peppers – I Could Have Lied
A sa sortie, Give it Away, premier single, publié trois semaines avant l’album, fait l’effet d’une bombe. Son riff de funk-metal semble vous soulever de terre, pour vous agiter telle une marionnette consentante. Mais le tout sonne assez violent, et le rap ne fait pas encore l’unanimité dans les milieux rock. Plusieurs radios rechignent à le diffuser. Comme souvent c’est une station californienne, KROQ, située à Los Angeles, qui va œuvrer pour la modernité.
Give it Away
Le texte est inspiré à Anthony Kiedis par sa rencontre avec la chanteuse Nina Hagen. Celle-ci lui offre son blouson, et instigue sans le savoir, une véritable ode au désintéressement.
Sous l’influence de Rick Rubin, Flea, au sommet de son art, a décidé de simplifier ses lignes de basse.
Elles semblent soudain souligner le rythme percutant de Chad Smith derrière les fûts. En réalité, Flea renforce leurs rôles dans la section rythmique, afin de retrouver le groove naturel du funk. Paradoxalement, si son jeu s’épure, il gagne en mélodie, et son influence sur les compositions du groupe grandit. Un bel exemple d’altruisme qui va d’ailleurs grandement nourrir cet album.
De l’avis général du groupe, l’apport de Brendan O’Brien n’est pas négligeable. L’ingénieur du son réalise une véritable performance en permettant à ce groupe au son lourd de sonner comme un Led Zeppelin groovy. Il amène également ses talents de musiciens en jouant de l’orgue Hammond sur les titres Suck My Kiss et Give it Away.
Le clip-vidéo aux tons argentés, sorte de trip hip-hop amérindien tourné dans le désert, est l’œuvre de Stéphane Sednaoui (NTM, U2, Bjork).
Red Hot Chili Peppers – Give it Away
L’album offre 17 titres généreux et gonflés d’adrénaline, parsemés de quelques sublimes ballades…
Under the Bridge
Une des grandes forces de Blood Sugar Sex Magik réside dans le lyrisme et la maturité des textes. Anthony Kiedis, chanteur et parolier, sort alors d’une longue période de sevrage aux drogues dures, et la tentation est encore très présente. Un soir, alors qu’il roule sur l’autoroute, il songe à la solitude et au vide qu’il ressent désormais, libéré de son addiction.
“Je ressentais un inexplicable lien entre moi et ma ville. J’ai passé tellement de temps à réfléchir dans les rues de Los Angeles. J’ai effectué des randonnées sur Hollywood Hills, et j’ai senti comme une présence, peut-être l’esprit des collines de la ville, qui veillait sur moi…”
A peine rentré chez lui, il attrape un stylo et écrit le texte de Under The Bridge. Ce dernier évoque ses années d’esclavage au speedball, tandis qu’il traînait dans les rues de L.A en compagnie de gangsters. Bien qu’il trouve le thème trop dramatique pour les Red Hot, il se laisse convaincre par Rick Rubin d’en faire un titre pour le nouvel album.
Kiedis et Frusciante travaillent ensemble la mélodie et les harmonies. Très ému par le texte, le guitariste met toute sa sensibilité au service du morceau. Ce n’est qu’ensuite, dans le manoir de Houdini, que Flea et Chad Smith posent la partie rythmique. Pour le chœur final, John Frusciante fait appel à sa mère, ainsi qu’à ses amis membres d’une chorale. Grimpant à la deuxième place du billboard, Under the Bridge est le premier grand succès international du groupe.
Red Hot Chili Peppers – Under the Bridge
L’influence de Jimi Hendrix chez les Red Hot Chili Peppers, ne se limite pas à un tatouage à son effigie sur l’épaule de Flea.
Et si leur profond respect pour le Divin les ont incités à écarter de leurs albums, leurs reprises de Fire et Castles Made of Sand, on peut sentir les effluves du gaucher sur de nombreux titres.
My Lovely Man est un hommage adressé par Anthony Kiedis à Hillel Slovak, guitariste originel du groupe. Un hommage auquel contribue son remplaçant John Frusciante, par le biais de saillies hendrixiennes. Evidemment, il serait osé et excessif de mettre en balance le talent de soliste du jeune californien (né à NY), avec celui du guitar-hero de Seattle. Néanmoins, le toucher funky de ce dernier hérité de Curtis Mayfield, rejaillit inlassablement dans les rythmiques de Blood Sugar Sex Magik.
Red Hot Chili Peppers – My Lovely Man
Bien que leur rock soit encore éloigné de sa source d’origine, les Red Hot délivrent en conclusion une reprise vitaminée du bluesman Robert Johnson. Un titre déjà très rapide pour son époque (1936). Le groupe décide de l’enregistrer à 2H00 du matin, en extérieur, sur les collines de Laurel Canyon. Une manière mystique de saluer le génial pactisé, avec un titre clamant leur filiation…
Red Hot Chili Peppers – They’re Red Hot
La pochette iconique est l’œuvre de l’artiste tatoueur Henk Schiffmacher. Elle est exécutée en collaboration avec le cinéaste-photographe Gus Van Sant. Ce dernier a également réalisé le clip du titre Under the Bridge.
Chroniquer les 17 titres de cet album prendrait un temps considérable, mais soyez certains que ceux que j’ai omis n’ont rien à envier aux autres. On parle ici d’un véritable chef d’œuvre, comme les années 90 en comptent peu. Blood Sugar Sex Magik est à ranger aux côtés de Nevermind (Nirvana) sorti le même jour, Grace (Jeff Buckley), et 666, 667 Club (Noir Désir).
Pour ceux qui souhaitent pénétrer les coulisses de cet opus devenu culte, je ne saurais trop vous conseiller le visionnage du making of. Tourné en noir et blanc, et le plus sobrement du monde, Funky Monks témoigne de l’envie et de l’alchimie règnant à cette époque au sein des Red Hot Chili Peppers.
Funky Monks
Chef d’oeuvre universel
En plus d’une grande homogénéité, (rien à jeter sur BSSM), cet opus brille par son éclectisme. En 1991, on a rarement entendu un album majeur d’une telle universalité. Toutes les influences cumulées des quatre musiciens semblent se mêler harmonieusement sur chaque titre.
Si les Beastie Boys avait amorcé la chose, il est le premier album rock à légitimer le rap de manière aussi explicite. Sans pour autant renier le rock alternatif de leurs débuts, il salue le retour en force des légendes du psyché, tout cela en adressant un véritable hommage d’influences, au funk de James Brown, Funkadelic et Prince. Sans oublier l’inaltérable folk américain. Non, il n’existe pas d’opus rock antérieur, ayant fait preuve d’une telle diversité de genre.
Serge Debono