HUNKY DORY, le diamant pop de David Bowie

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En 1971, la planète Bowie commence à se dessiner…

Hunky Dory sort le 17 décembre, révèlant la virtuosité pop du compositeur. Malgré d’excellentes compositions, le manque de succès des trois premiers albums de David Bowie place l’artiste dans la case underground. Ce nouvel opus va lui permettre de trouver sa voie artistique, tout en révélant son talent à un plus large public.

Hunky Dory (photos)

Janvier 1971, David Bowie n’est pas au mieux. Las de ses humeurs, son groupe l’a laissé choir au mois d’août. Mais surtout, l’album The Man Who Sold The World ne se vend pas mieux que les précédents. Le compositeur commence à désespérer quand Mercury Records lui suggère une tournée promotionnelle sur les radios américaines. En effet, le son hard de son dernier album a obtenu de meilleurs résultats aux Etats-Unis qu’en Angleterre, glanant de belles éloges dans la presse musicale, et suscitant l’intérêt des DJ.

« Ce voyage aux Etats-Unis a changé ma façon de composer. Cela m’a ouvert de nouveaux horizons. Ce pays m’était encore inconnu, et la musique des grandes villes était bien plus urbaine qu’en Grande-Bretagne. Toute la scène avec Andy Warhol, le Velvet, Ultra Violet, Moondog, les Stooges, était fascinante. C’est durant cette période que le phénomène Ziggy a commencé à prendre forme. »

David Bowie écrit son avenir. Il compose plus de 35 titres, certains amenés à faire le succès de ses deux prochains opus. Cette fois, il délaisse la guitare pour le piano. Un choix qui va donner une teinte particulière à son œuvre…

Un tube et l’envol créatif de Hunky Dory

Dès son retour au pays, David investit les studios pour empiler les démos. Il en a déjà enregistré une première sur Radio Luxembourg intitulée “Oh You Pretty Things”. Petit clin d’oeil à un groupe de son adolescence. Par bonheur, celle-ci arrive aux oreilles de Peter Noone (Herman’s Hermits). Enchanté par la mélodie, il enregistre sa propre version sur son premier single, et atteint la 12ème place dans les charts anglais. Enfin un motif de satisfaction pour le jeune Bowie. Le premier depuis la sortie du single “Space Oddity”.

« Mon avis est que David Bowie est le meilleur écrivain en Grande-Bretagne pour le moment. Certainement le meilleur depuis Lennon et McCartney . »
Peter Noone

« Wake up your sleepy head,
Put up some clothes, shake up your bed…
Put another log on the fire for me,
I’ve made some breakfast and coffee
Look at my window, what do I see,
A crack in the sky and a hand reaching down to me
All the nightmares came today
And it looks as though they’re here to stay… »

David Bowie – Oh You Pretty Things

Le groupe Arnold Corns qu’il chapeaute depuis deux ans, range les voiles en février. David Bowie songe alors à celui qui l’accompagnait sur l’album précédent. Le talent de Mick Ronson lui manque. Après six mois de silence, David décroche son téléphone et convoque le guitar-hero. Pour le plus grand plaisir de ce dernier.

Malgré l’incompatibilité d’humeur existant entre les deux hommes, le batteur Mick Woodmansey rempile également. Pour remplacer Tony Visconti à la basse, Ronson suggère le nom de Rick Kemp. La légende raconte que ce dernier fut recalé par le manager Tony Defries… en raison de sa calvitie naissante ! Ronson finit par imposer le bassiste Trevor Bolder (accordeur de pianos et ancien coiffeur… mais c’est sans rapport).

Un virtuose dans la poche

Ceux que l’on nommera bientôt les “Spiders From Mars” sont déjà au complet. Comme sur les deux albums précédents, l’ingénieur Ken Scott (Abbey Road) se charge de la production. Cerise sur le gâteau, Bowie invite le pianiste virtuose encore méconnu, Rick Wakeman (Yes). Ce dernier a déjà posé sa griffe sur le titre “Space Oddity” et quelques pistes du troisième album. Bowie lui soumet les premières épreuves de Hunky Dory, Wakeman est emballé…

Rick Wakeman

 » Dans leur éclat brut, la plus belle sélection de chansons que j’ai jamais entendue de ma vie en une seule séance. J’avais hâte d’entrer en studio, et de les enregistrer. »

Le squelette de Hunky Dory regorge d’ivoires. Les compos de Bowie et le phrasé de Rick Wakeman se fondent dans une tonalité typiquement british. Les harmonies pop du swinging London semblent soudain ressurgir sous un nouvel aspect. Comme lavées de toute innocence, et néanmoins laquées d’une production scintillante. A l’instar d’un certain Morrison sur l’entame de LA Woman (Changeling), Bowie proclame sa mutation artistique. David Jones est mort et enterré. Ziggy Stardust est en route…

David Bowie – Changes

Peu d’éléments distinctifs sur le titre suivant. Pourtant cette piste transitoire, trop souvent ignorée des compilations, mérite votre écoute. Ne serait-ce que pour entendre Mick Ronson extraire un son de velours de sa Gibson Les Paul. “Eight Line Poem” fait bien plus encore. Il met en exergue la complicité entre Bowie et son guitariste.

David Bowie – Eight Line Poem

Aussi étrange que cela paraisse, “Life on Mars” n’est pas sorti en single. Du moins pas avant 1973. Son élaboration remonte à 1968, lorsque David Bowie s’est vu proposer l’adaptation anglaise de “Comme d’habitude” (Claude François). Bien qu’ayant renoncé, il a conservé une ébauche de son travail. Quelques arrangements que peaufine Rick Wakeman

« David était très doué pour la mélodie, mais il avait également d’excellentes idées pour structurer les accords. Il te surprenait au moment où tu t’y attendais le moins. Il t’apprenait une chanson, et quand tu étais à l’aise, il changeait tout. Un type très intelligent. »

L’histoire de « Life on Mars » démarre avec cette phrase : “Even a Fool Learns to Love” (Même un imbécile apprend à aimer). David Bowie s’inspire de son idylle malheureuse avec l’actrice Hermione Farthingale.

Bowie
Hermione Farthingale & David Bowie

Mais au cours de l’enregistrement, le titre se transforme en parodie déguisée. En effet, “Comme d’habitude”, adapté par Paul Anka, est devenu un tube aux Etats-Unis sous le titre “My Way”. Repris ensuite par Frank Sinatra… Sa version un peu grandiloquente a le don de faire rire David Bowie. Les notes de pochette viennent confirmer cette théorie (“ inspiré par Frankie”).

Comme souvent, la poésie de Bowie n’est pas concrète, mais sa résonance est indéniable. “Life on Mars” est un hymne de science-fiction. La complainte d’une star malheureuse rêvant de s’extirper du monde en traversant l’atmosphère.

David Bowie – Life on Mars

“Kooks” est dédié à son premier enfant, le réalisateur Duncan ”Zowie” Jones.

Le 30 mai 1971, lorsque David Bowie apprend l’heureuse nouvelle, il est en train d’écouter un album de Neil Young. Cette création aux allures de comptine british résulte d’un mélange de ces deux informations.

David Bowie – Kooks

Bien qu’il soit difficile de mettre en lumière un titre en particulier, “Quicksand” fait figure de composition majeure. Outre le toucher de Wakeman au piano, le mille-feuilles de guitares acoustiques joué par Bowie et Ronson est magnifiquement mixé par Ken Scott. Ce dernier réédite sa prouesse de l’album All Things Must Pass (George Harrison), en réussissant à donner une puissance étonnante à la partie acoustique.

Hunky Dory
Ken Scott (producteur)

Mais « Quicksand » est aussi l’un des titres les plus sombres et inquiétants de David Bowie. Cette ballade folk dissimule des questions existentielles suscitées par le concept Nietzschéen de surhomme, ainsi que des références au bouddhisme et à l’occultisme. Ce dernier semble d’ailleurs alimenter sa réflexion puisque le titre lui-même provient du livre “The Occult” écrit par Colin Wilson. L’auteur y compare l’esprit aux “sables mouvants” (quicksand) permettant à la conscience de garder l’inconscient hors de portée.

Hunky Dory
Aleister Crowley

Ainsi Bowie fait référence à l’ordre sataniste du Golden Dawn et à son membre le plus célèbre, Aleister Crowley. Il mentionne également Heinrich Himmler, Winston Churchill, ainsi que l’actrice Greta Garbo. Un texte toutefois assez abstrait, et dans lequel les mots sont majoritairement choisis pour leur résonance.

David Bowie – Quicksand

“Fill Your Heart” est une chanson écrite par Biff Rose, et Paul Williams (Phantom of the Paradise). La version de Bowie dynamite le rythme, ajoutant un chant virtuose au phrasé, sans jamais dénaturer l’originale. C’est l’unique reprise de l’album Hunky Dory, et la première enregistrée par David Bowie depuis 1965.

Ce titre semble amener une note positive après les inquiétudes de “Quicksand”. Il brille par son chant enjoué, son rythme bondissant, et son tempo entraînant. Si Bowie cède sa place à Wakeman pour la partie piano, il se charge lui-même du solo de saxophone.

David Bowie – Fill Your Heart

Face B, hommage à ses influences

Inspiré par son épopée américaine, Bowie revient en Angleterre avec plusieurs textes dédiés à ses modèles américains. Le reste de la Face B est consacré aux hommages, signe que Bowie se cherche encore. Pourtant, il s’exécute de si belle manière, que l’album s’enrichit de nouvelles sonorités.

Andy Warhol

Depuis ses débuts en 1962, David Bowie a toujours clamé son admiration pour le maître plasticien Andy Warhol. Au début des seventies, il profite de son élan d’inspiration pour composer une ode à celui qu’il considère comme le vecteur de “l’art de rue”. Bowie en écrit une première version assez ordinaire pour son amie, la chanteuse Dana Gillespie. La chanson est testée avec le groupe Arnold Corns.

Avec les talents d’arrangeur du guitariste Mick Ronson, il décide de la remanier. Le titre devient alors une ballade folk aux accents flamenco. La voix de Bowie, sans épate, apporte une grâce ineffable à ce titre chaleureux, épuré, et totalement envoûtant.

Andy Warhol

Pourtant, quand David se présente à la Factory afin de livrer son ode à Andy Warhol, ce dernier l’ignore, et quitte la pièce sans un mot. L’émotion, sans doute…

On remarque que la note répétée du saxo clôturant la piste précédente perdure sur l’entame d’”Andy Warhol”. L’effet propre aux albums conceptuels est voulu. Même si Bowie s’efforce de fournir des formats de titres relativement courts.

On peut entendre au début de l’enregistrement, Bowie reprendre le producteur Ken Scott sur la manière de prononcer “Warhol”. Il réalise soudain que la bande tourne, et s’esclaffe. Encore une fois, si on tient compte de la rigueur de l’artiste, il semblerait que cette scène spontanée ait été maintenue dans le souci de conserver un peu de gaieté sur l’album.

David Bowie – Andy Warhol

Bob Dylan

Grande figure des sixties, Bob Dylan fait partie, lui aussi, des influences majeures de David Bowie. Durant cette période, fasciné par les textes du Zim, David rêvait d’atteindre son degré de lyrisme et de pertinence. La génération hard et glam s’éloignant sensiblement des idéaux du poète, Bowie livre un hommage quelque peu condescendant. Et pourtant fort bien tourné…

Bob Dylan

Pour commencer, “Song for Bob Dylan” est un clin d’œil au titre “Song for Woody” (hommage de Dylan à son idole Woody Guthrie). Dans les paroles, Bowie s’adresse directement au “Pape de Greenwich Village” en le nommant par son état civil : “Mister Robert Zimmerman, I wrote this song for you”. L’hommage se présente comme une lettre de fan, saluant son époque, et compatissant au déclin de popularité de son idole.

Un titre aux teintes américaines, relevé par un piano de music hall et des sonorités country. Les couplets comportent d’ailleurs des changements d’accords “dylanesques”. Bowie puise le refrain dans deux de ses titres inédits, “Here she comes now” et “There she goes again”.

David Bowie – Song for Robert Zimmerman

Lou Reed

En ce début des seventies, Bowie ne cache pas son admiration pour les œuvres de Lou Reed & The Velvet Underground. Il confiera d’ailleurs à un journaliste avoir obtenu un des tous premiers exemplaires de “l’album à la banane” ( The Velvet & Nico/1967).

Lou Reed
Lou Reed par José Correa

Si le rythme est inspiré des titres rockabilly de Cochran, la texture sonore rappelle le garage rock maîtrisé du Velvet. Quant au phrasé employé par Bowie, il est clairement emprunté à Lou Reed. Au dos de la pochette, le jeune compositeur confirme l’hommage : “Retour d’une certaine lumière blanche de V.U( réf au titre “White Light”) avec remerciements.”

Ce titre énergique est le plus rock de l’album. Il renoue avec le son dur de “The Man Who Sold The World”. Certains le qualifient de glam, d’autres de proto-punk. Une chose est sûre, il annonce déjà la teinte future de Ziggy Stardust

David Bowie – Queen Bitch

Terry Burns

Un telle œuvre trouve son unique conclusion dans la magnificence. “Bewlay Brothers”, ballade cryptique, offre une fin idéale. Mélodie somptueuse flattant le grain singulier du chanteur. Et rythmique folk épurée, dont l’écho hypnotise l’auditeur, au point que aussitôt terminé, elle incite celui-ci à refaire le voyage.

Sa beauté démoniaque pousse de nombreux journalistes à se questionner. Quel sens caché dissimulent ces vers abstraits ? Il s’agit pourtant du seul titre de l’album n’ayant pas bénéficié d’une démo. Le climat de terreur enfantine enveloppant le morceau intrigue alors beaucoup. Sans doute en raison des références satanistes évoquées plus haut (Quicksand).

Terry Burns

Bowie mettra un terme aux spéculations en 1977, en affirmant que « Bewlay Brothers” est un hommage à sa relation avec son demi-frère Terry Burns (son premier guide musical, interné pour schizophrénie). Un morceau que David refusera longtemps de jouer sur scène, indiquant qu’il était uniquement dédié à Terry. Ce dernier succombe à une tentative de suicide en 1985. Bowie écrira plus tard le titre “Jump they say” à son attention.

David Bowie – The Bewlay Brothers

Si “Bombers” ne figure pas sur l’édition originale, ce n’est dû qu’à un changement de dernière minute. Bowie ayant préféré insérer le titre “Fill Your Heart”. Il est publié comme single promotionnel, deux semaines avant la sortie de Hunky Dory. Et sera réintégré dans les bonus d’une nouvelle édition en 1990.

David Bowie – Bombers

Titre et Pochette

David Bowie prenait un soin particulier à préserver le mystère concernant ses œuvres. Certain de déclencher la fascination chez ses fans, il s’amusait même parfois à donner de fausses pistes aux journalistes. L’expression “Hunky Dory” est issue de l’argot de la haute société anglaise. Elle signifie “tout baigne”. Elle pourrait trouver son équivalent dans notre langue, avec “Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes”. Encore une note positive apportée à l’album par le compositeur, soucieux de parvenir enfin, à toucher un large public.

Hunky Dory

La photo de pochette est l’œuvre de Brian Ward. Au départ, Bowie devait être costumé en pharaon, cette idée faisant écho à la récente découverte du tombeau de Toutankhamon. Pas convaincu par la série de photos, David opte pour un visuel plus minimaliste, colorisé par Terry Pastor (qui se chargera également de Ziggy Stardust. L’image évoque les pauses cinématographiques Hollywoodienne. Une habile référence simultanée aux actrices Greta Garbo et Lauren Bacall, et au célèbre Marilyn Diptych sérigraphié de Warhol. Bowie choisit cette option en raison d’un fil conducteur existant au sein de l’album. En effet, visionnaire (car encore peu célèbre), son regard porté sur les affres de la célébrité relie la majorité des morceaux entre eux.

En septembre 1971, les démos permettent à Bowie de signer un contrat portant sur trois albums avec RCA Records. Pourtant, lorsque l’album paraît le 17 décembre, la maison de disques rechigne à en faire la promotion en raison de sa pochette inhabituelle. Les critiques sont excellentes. Certains parlent même d’une « masterpiece of a mastermind » (« chef d’oeuvre d’un génie »).

Il faudra attendre l’éclosion du phénomène Ziggy (en juin 1972) pour voir le joyau “Hunky Dory” grimper à la troisième place des ventes d’albums au Royaume-Uni. Cette année là, Donny Holloway, journaliste au New Musical Express, écrit à son sujet :

 » Hunky Dory est une bouffée d’air frais par rapport au LP de rock traditionnel. Il est très possible que ce soit l’album le plus important d’un artiste émergent, parce qu’il ne suit pas les tendances, il les définit. « 

Par la suite, son influence va toucher de nombreux genres, et inspirer bien des artistes. Si Hunky Dory a quelque chose de l’album pop parfait, en 1971, David Bowie commence tout juste à écrire les plus belles pages de son histoire…

Serge Debono

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