Epilogue légendaire d’une décennie dorée
De toute évidence, le Festival de Woodstock ne possède pas la spontanéité et l’innocence de Monterey. Il suffit de comparer les prestations de Janis Joplin et Jimi Hendrix, à deux ans d’intervalles, pour comprendre que la dynamique idéaliste et pacifiste de la contre-culture américaine a choisi la fuite, face au masque impitoyable du consumérisme. En août 1969, la dure réalité s’apprête à reprendre ses droits, quand un certain Michael Lang arrive sur son cheval blanc, et décide de tout mettre en œuvre pour célébrer cette génération héroïque, avant qu’elle ne disparaisse…
Inspiré par le Festival Pop de Monterey, organisé durant le mois de juin 1967, Michael Lang, jeune producteur de 24 ans aux allures de Jim Morrison, donne naissance au Miami Pop Festival en mai 1968.
Parvenant à mobiliser le gratin de la musique noire, notamment Chuck Berry, John Lee Hooker et Jimi Hendrix, ainsi que les Mothers of Invention de Frank Zappa, il se met en tête de créer un festival plus prestigieux encore que Monterey et Miami réunis. Le show ultime d’une mouvance hautement créative, et intégrant une diversité de genre jamais entrevue jusqu’ici.
Un trip gigantesque
Épaulé par Artie Kornfeld, compositeur et vice-président de Capitol Records, Michael Lang parvient à convaincre deux entrepreneurs de New-York d’investir dans le projet Woodstock Ventures. A l’origine, le festival est une ode à Bob Dylan. Mais le Pape de Greenwich Village décline l’invitation. L’événement doit d’abord se dérouler à Woodstock (dans l’état de NY), avant d’être déplacé dans le comté d’Orange, à Wallkill. Seulement devant les vives protestations des habitants, les organisateurs finissent par se rabattre sur la localité de Béthel, et le site de White Lake situé à 96 km de Woodstock. Ils disposent alors de 240 hectares et d’un lac à proximité. Michael Lang et ses associés promettent de ne pas accueillir plus de 50 000 personnes…
Le Festival de Woodstock, initialement prévu du 15 au 17 août 1969, compte plus de 200 000 spectateurs dès le premier jour. Les réserves de bananes et de riz fondent comme neige au soleil – bien que ce dernier soit déjà éclipsé par les nuages, et les 600 sanitaires mobilisés pour l’occasion font déjà grise mine. Le service de sécurité est dérisoire, et les barrières sont franchies sans violence par un public grossissant d’heure en heure.
Malgré un lâcher-prise total et une forte consommation de substances en tout genre, cette génération qui vit au jour le jour, c’est aussi le cas des organisateurs, s’en accommode avec une coolitude exemplaire. “Trois jours de fête et de musique”, disait l’affiche. Que la fête commence !
15 août 1969 – 17H00 : Richie Havens ouvre le bal des hippies
“Je chante des chansons qui m’émeuvent réellement. Je ne fais pas de show business, je fais de la communication. Voilà tout ce qui importe pour moi.”
Le groupe Sweetwater est à la bourre, et Tim Hardin trop perché… Encore méconnu du grand public, Richie Havens hérite de la lourde tâche d’ouvrir le bal. La pluie est venue perturber une organisation déjà complexe. Assis sur son tabouret, Ritchie, sa guitare et ses deux musiciens font face depuis quarante minutes à 100 000 personnes qui en redemandent…
Le set ne devait durer qu’une demi-heure. Le guitariste vient d’effectuer deux rappels, il est au bout de son répertoire. Ne souhaitant pas décevoir une foule enthousiaste, il décide d’improviser sur un vieux gospel… Motherless Child, ce chant de liberté évoquant l’époque de l’esclavage et interprété par ce fils d’une caribéenne et d’un indien blackfoot prend une dimension insoupçonnable. Les yeux clos, presque en transe, Richie Havens crée la première sensation du festival et marque durablement les esprits en devenant un symbole de liberté et d’émancipation. Au point que ce titre lui collera à la peau, et sera rebaptisé Freedom…
Richie Havens – Freedom (Festival Woodstock 1969)
Après avoir manqué l’ouverture, auquel a succèdé le guru Swami Satchidananda, le groupe Sweetwater arrive enfin sur le site de White Lake, pour un trip totalement psyché. La nef des freaks est lancée sur les eaux troubles et colorées d’un courant jubilatoire. La communion cosmique est en marche…
Sweetwater – What’s Wrong (Festival Woodstock 1969)
Méconnu dans nos contrées, Bert Sommer, compositeur ayant figuré dans la comédie musicale Hair, délivre en ce 15 août, premier jour du festival, un set folk de toute beauté…
Bert Sommer – Jennifer (Festival Woodstock 1969)
Grand maître du sitar, Ravi Shankar avait enchanté deux ans plus tôt le public de Monterey. Il renouvelle l’expérience, dans une atmosphère plus cotonneuse…
Ravi Shankar – Evening Raga (Festival Woodstock 1969)
L’histoire de Mélanie Safka n’est pas banale. Au début de l’année 1969, totalement inconnue sur le sol américain, cette jeune new yorkaise fait alors un carton en France (Bobo’s Party) et aux Pays-Bas (Beautiful People). Son registre folk, ses textes liés au quotidien, et son chant à vif, la conduisent à figurer dans la programmation du plus grand des festivals. Elle y fait un passage remarqué lors de la première soirée, en voyant notamment le public allumer briquets et bougies durant sa prestation. Une pratique encore nouvelle, devenue aujourd’hui un rituel associé aux concerts, et répandu dans le monde entier.
Melanie Safka – Birthday of the Sun (Festival Woodstock 1969)
Dans la soirée du 15 août 1969, c’est le tour d’Arlo Guthrie de venir animer la scène de Woodstock. Son père, Woody, père spirituel de la contre-culture, s’est éteint deux ans plus tôt. Il était juste qu’un Guthrie vienne remettre la chanson populaire et les protest songs au centre de l’évènement. Avec un soupçon d’humour, et une pincée de bonne humeur…
Arlo Guthrie – Coming into Los Angeles
Après une première journée woodstockienne plutôt axée sur le folk, il fallait une déesse du genre pour clôturer cette programmation. En fin de soirée, Joan Baez apparaît le ventre rond. Enceinte de 5 mois, la chanteuse délivre sa berceuse, et envoie tout ce beau monde chevelu au pays des rêves….
Joan Baez – Sweet Sir Galahad
16 août
Country Joe McDonald était une figure militante de San Francisco. Présent avec son excellent groupe Country Joe & The Fish, il est également de la partie en solo. Avec une guitare folk et une chanson ironisant sur le fait d’aller se faire tuer au Vietnam, il réussit l’exploit de ramener un public, voltigeant déjà peut-être un peu trop haut… Son passage reste également célèbre pour l’avoir vu faire épeler au public le mot « F-U-C-K ».
Country Joe McDonald – Vietnam Song
Si Woodstock célèbre le gratin du folk-rock anglophone, il sert également de tremplin à de grands artistes en devenir. Carlos Santana a lancé sa carrière en cet après-midi du 16 août 1969. Initialement, il n’était pas prévu au programme du festival. C’est à pile ou face (littéralement !!) que s’est joué son destin, puisque c’est une pièce qui a décidé de sa présence (au détriment du groupe It’s a Beautiful Day). Une chance que le guitar-hero a bien failli gâcher. Il raconte que programmé en soirée, et pensant avoir du temps devant lui, il venait de prendre un acide au moment de monter sur scène. Complètement raide, le manche de la guitare lui semblait devenu élastique, et il priait le seigneur pour jouer juste. Il faut croire que la force était avec lui…
Santana – Evil Ways
Tout en soutenant le mouvement, Canned Heat cultivait le retour aux sources, et le blues revival. Véritables ambassadeurs du genre, ils offrent à Woodstock, un set inspiré, et l’occasion de voir le brillant guitariste-harmoniciste Alan Wilson, avant qu’il ne rejoigne Brian Jones au bal maudit du Club des 27 (un an plus tard)…
Canned Heat – Boogie (Woodstock 1969)
John Sebastian (The Lovin’ Spoonful) est né et a grandi dans le quartier de Greenwich Village, fief de la beat generation new-yorkaise. Autant dire que le 16 août 1969, à Bethel, il était comme un poisson dans l’eau…
John Sebastian – Rainbow All Over Your Blues
En 1969, le groupe Creedence Clearwater a le vent en poupe, et n’est pas loin de remplacer The Band dans le cœur de la jeunesse américaine. C’est donc plein d’enthousiasme que John Fogerty et sa troupe se rendent à Woodstock. Bien qu’ils soient ovationnés à leur arrivée, très vite le groupe déchante. Ce n’est pas leur prestation qui est en cause. Force est de reconnaître que CCR est venu affuté, avec l’envie d’en découdre façon rock’n’roll. Seulement l’assistance semble déjà plongée dans une douce rêverie que les ruades de Doug Clifford et les saillies de Fogerty ne parviennent pas à troubler. Le chanteur en gardera un souvenir amer. Woodstock n’était peut-être pas fait pour CCR, ou le contraire…
Creedence Clearwater Revival (Woodstock 1969)
Révélation du festival, avec le Big Brother, Janis Joplin avait mis Monterey à genoux. Lorsqu’elle arrive à Woodstock, deux ans plus tard, elle est avec Jimi Hendrix la star tant attendue. Mais Janis a perdu de sa fraîcheur. Elle ne biberonne plus pour le fun, mais pour atténuer le stress et le chagrin. Elle a délaissé la vie en collectivité de Haight Ashbury pour s’enfermer dans une maison du côté de Los Angeles. Et la Lady Héroïne qu’elle avait longtemps tenue à distance, revient souvent lui rendre visite.
Afin d’accéder à la scène, un hélicoptère dépose la reine des hippies sur le site de Woodstock. En ce 16 août 1969, quand elle réalise le gigantisme de la foule et de l’événement, elle décide de se donner un peu de courage… Loin de moi l’idée de critiquer son show. Dans ses meilleurs soirs, la screameuse était monumentale. Le reste du temps, elle restait une bien meilleure performeuse que la majorité de ses contemporains. Son talent, sa maîtrise et son dévouement au public ne pouvaient engendrer autre chose qu’un bon concert. Pourtant, jugeant insuffisante sa prestation à Woodstock, Janis Joplin refuse d’apparaître dans le film de Michael Wadleigh. Son set sera par la suite réintégré au montage…
Janis Joplin – Summertime
Après le passage des Who, et un Pete Townshend contrarié par le manque d’énergie du public, c’est le Jefferson Airplane qui est en vedette lors de la deuxième soirée du festival. A cette époque, il n’est pas aisé d’effectuer un concert digne de ce nom en plein air. Le matériel n’est pas ce qu’il est devenu aujourd’hui, et l’écho de la voix et des instruments se perd souvent dans le vent et les collines. Certains diront que les nombreuses substances absorbées par les artistes présents les ont empêchés de donner leur pleine mesure. Je ne sais combien de friandises avait avalé Grace Slick, mais sur le titre White Rabbit, la divine prêtresse californienne délivre en robe blanche, un tour de chant ahurissant de maîtrise…
Jefferson Airplane – White Rabbit
On ne peut pas dire que les festivals de Monterey et Woodstock aient fait grand cas de la mouvance soul et funk sévissant alors sur les USA. Pour le premier, les spectateurs avaient eu le bonheur de pouvoir admirer Otis Redding avant sa disparition. Ceux du second eurent la chance de voir le groupe Sly & The Family Stone au programme de la soirée du 16 août.
Sly & The Family Stone – I Want To Take You Higher
17 août
Dans l’après-midi du 17 août 1969, le festival de Woodstock révèle une voix venue de Sheffield… Vous connaissez tous sa fameuse reprise des Beatles, With a Little Help For My Friends, presque un symbole de ce festival, qui aurait dû déraper mais a tenu sur les fondements de l’amour fraternel. Voici un autre extrait de la fabuleuse prestation de Joe Cocker & The Grease Band, qui tutoie le leitmotiv de ce festival mythique…
Joe Cocker & The Grease Band – Let’s Go Get Stoned
En venant, beaucoup espéraient voir les plus grandes prestations de Joplin, Hendrix et du Grateful Dead. Mais ce sont surtout des artistes encore méconnus comme Joe Cocker, Carlos Santana, ou encore le groupe Ten Years After qui vont marquer les esprits. Ce titre et son entame tonitruante exécutée par Alvin Lee, hantent encore l’esprit de bien des guitaristes..
Ten Years After – I’m Going Home
Totalement dans l’esprit du festival, The Band, ex-groupe de Bob Dylan et chouchou des américains, fait son apparition dans la soirée du 17 août 1969. Le “fardeau” semble soudain moins lourd à porter, et on a envie d’apporter son aide…
The Band – The Weight
Se souvenir, revisiter, ou découvrir Woodstock, c’est aussi s’attarder sur les oubliés de ce festival. Blood, Sweet and Tears, groupe formé par le génial claviériste Al Kooper, juste après son expérience avec Dylan (Blonde on Blonde), et le bassiste Jim Fielder (Tim Buckley, Mothers of Invention, Buffalo Springfield) est un groupe singulier de jazz-rock ayant animé la soirée du 17 août 1969. Par la suite, ce seront le guitariste-chanteur Steve Katz, et David Clayton-Thomas qui tiendront les rênes…
Blood, Sweat and Tears – Spinning Wheel (Woodstock 1969)
Le 17 août 1969 au soir, arrive Johnny Winter, guitar-hero discret mais pourtant incontestable. Le virtuose albinos constate que la vibe est bonne sur la scène de Woodstock. Il relâche la bride, et laisse aller, pour notre plus grand plaisir. Go Johnny, Go !!!
Johnny Winter – Mean Town Blues
Le soir du 17 août 1969, David, Stephen, Neil et Graham n’ont pas sucé que des glaçons, et n’ont pas fumé que des gitanes… Mais qui mieux que ce quatuor cosmique, était plus à même de comprendre les aspirations de ce public venu rêver d’un monde meilleur. Un superbe set (complet !), peut-être bien le meilleur du festival. Et pour les fans des Beatles, Blackbird à suivre (à 10:00)…
Festival Woodstock 1969
18 août
La pluie ayant occasionné de nombreux retards dans la programmation, le Festival se termine le 18 juillet au matin. Entre le Paul Butterfield Blues Band et Jimi Hendrix, c’est le groupe de rock revival Sha Na Na qui joue les Véronique et Davina, et tente de réveiller à l’aube, avec un bon vieux rock et des jump, une foule éreintée et déjà parsemée. Un peu surréaliste mais tellement rafraichissant…
Sha Na Na – At The Hop (Festival Woodstock 1969)
Epilogue
Matinée du 18 août, reste un groupe de 30 000 spectateurs exténués ayant patienté au milieu des ordures jonchant le sol boueux, pour admirer la conclusion du Divin. Jimi Hendrix n’a pas dormi, lui non plus, mais avec sa tenue indienne à franges et son bandeau rose, il ressemble à un ange descendu du ciel. A ses côtés la première mouture du Band of Gypsys, son futur groupe. Hormis le batteur Mitch Mitchell, les gars sont un peu jeunes et inexpérimentés, mais Jimi assure. Comme toujours… L’enfant vaudou livre un grand concert, et au passage, un pan d’histoire du rock, avec une version subversive de l’hymne américain.
Jimi Hendrix – Voodoo Child (Festival Woodstock 1969)
Certaines mauvaises langues ont bien tenté de discréditer l’évènement en faisant croire à une opération commerciale. Il faut préciser que dès le premier soir, les barrières de sécurité ayant été forcées, les organisateurs du festival ont dû renoncer à récupérer leur investissement en laissant un accès libre et gratuit. Ils sont finalement entrés dans leurs frais grâce à la sortie du film de Michael Wadleigh. Ce dernier était assisté du jeune Martin Scorsese. L’enregistrement du concert, a lui été assuré par Eddie Kramer (ingénieur du son de Jimi Hendrix et Led Zeppelin), sur un modeste magnétophone quatre-pistes.
La chanteuse Joni Mitchell n’ayant pu être présente au festival, elle apporte tout de même sa contribution en offrant le titre Woodstock à Crosby, Stills, Nash & Young. Avant d’en livrer une sublime version sur son album à suivre…
Joni Mitchell – Woodstock
Évidemment, si le trip de Monterey avait baigné dans les douceurs de l’herbe et du LSD, on peut regretter que Woodstock aient vu des expériences psychotropiques extrêmes conduire certains artistes, et une bonne partie des spectateurs dans une rêverie parfois absente. Malgré les intempéries, les problèmes de logistique, de ravitaillement, ce festival de grande envergure organisé de façon artisanale (10 millions de dollars de budget) et ayant accueilli une foule considérable (450 000 spectateurs) a tout d’une réussite.
Seules dix médecins volontaires étaient présents sur les lieux. Pourtant, compte tenu de la forte consommation de substances illicites, on ne déplore qu’une seule overdose. Deux autres décès sont dus à un accident, et à une crise d’appendicite. Le festival a également accueilli deux heureux évènements.
Au fil des ans, le Festival de Woodstock a connu de nouvelles éditions, plus ou moins bien réussies. Seule celle de 1969 reste une référence sur le plan musical, mais également historique. Un feu d’artifice sonnant le glas d’une génération douée ayant su révolutionner les mœurs et l’art populaire. La fin d’une période dorée et tumultueuse générant une profonde nostalgie chez ceux l’ayant vécue.
Van Morrison – Old Old Woodstock
Pour conclure, si vous souhaitez appréhender l’aventure que fut l’organisation d’un tel festival, je vous recommande le film Hotel Woodstock (Taking Woodstock). Adaptation romancée des mémoires d’Elliot Tiber, un jeune entrepreneur dont les parents ont accueilli de nombreux festivaliers sur leur propriété de Bethel durant la quinzaine du mois d’août 1969. Un film drôle, émouvant, et historique à la fois. Une douceur enivrante et baignée de magie signée Ang Lee (Brokeback Mountain, Tigre et Dragon), qui célèbre la fin d’une grande période, et celle de l’innocence.
Hotel Woodstock (2009) – Bande Annonce
Enfin, si vous souhaitez lire une courte nouvelle mettant en scène Jimi Hendrix et le Festival de Woodstock, c’est par ici, sur notre site Cultures Co, et c’est narré par le Géant Vert, en personne…
« Woodstock et le Géant Vert »: sur les traces de Jimi Hendrix
Serge Debono