BOB DYLAN, Newport et l’album Blonde on Blonde

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Un album fondateur, source d’inspiration du courant psychédélique.

Bob Dylan

Au début des sixties, loué pour ses talents d’auteur, Bob Dylan est encore exclusivement associé au genre folk. En 1965, les publications successives de deux manifestes beat électrifiés, Bring it All Back Home et Highway 61 Revisited, changent la donne. Dans le même temps, les Byrds font découvrir ses mélodies au grand public, et le Pape de Grenwich Village obtient son premier véritable succès avec le titre Like a Rolling Stone. L’artiste n’est pas très à l’aise avec cette soudaine popularité. Il va lui falloir plusieurs mois pour accoucher de Blonde on Blonde

Il faut reconnaître que l’année qu’il vient de vivre a de quoi troubler sa démarche artistique. Le cerveau bouillonnant, il abreuve ses oreilles des nouvelles tendances instiguées par les Beatles, les Kinks et les Rolling Stones. Le titre de son album paru en janvier 1965 est éloquent : « Bring it all back home« . Dylan opère un retour aux racines. Le blues de Robert Johnson et Howlin’ Wolf, la country revisitée de Johnny Cash, mais aussi des bribes de rythm & blues, s’invitent sur ses compositions.

On est loin des premiers travaux épurés du barde de la contre-culture. Son folk s’est enrichi d’un orchestre boogie. Le jeune Al Kooper, après un coup de bluff mémorable sur Like a Rolling Stone, s’est imposé comme organiste. Quant aux membres du Paul Butterfield Band, ils semblent partis pour faire un bout de route avec le Zim. Le Festival de Newport va considérablement freiner leur enthousiasme…

Le tournant de Newport

Bob Dylan ( Newport 1965)

Le 25 juillet 1965, Bob Dylan et son groupe se présentent en tant que têtes d’affiche. L’album s’est bien vendu, c’est le triomphe assuré. Seulement, le compositeur ignore encore que sa récente popularité résulte d’une mutation de son auditoire. Véritable icône du folk, à son grand dam, Bob Dylan est considéré comme un parolier engagé. Un messager, porte-parole de la contre culture, jouant sur une guitare folk sans s’embarrasser de technologie. Mais l’électrification de son œuvre et sa nouvelle orientation lui ont permis de toucher des fans plus jeunes, essentiellement pacifistes, et moins politisés. Ceux de Newport sont plus âgés, et ils n’ont pas apprécié le virage musical pris par l’artiste. Ils se remémorent avec nostalgie, son passage acoustique en 1963, lorsqu’il semblait épouser leurs idéaux au côté de Joan Baez. Leur accueil est glacial.

Bob Dylan – Like a Rolling Stone (Festival Newport 1965)

Un moment difficile dont certains membres peineront à se remettre. Le guitariste Mike Bloomfield rend son tablier et court retrouver le Butterfield Band. Fort heureusement, en dépit de la situation, Dylan campe sur ses positions. Conscient qu’il est dangereux de donner au public ce qu’il demande, il recrute un nouveau groupe, et poursuit son exploration de la musique américaine. L’avenir lui donnera raison.

En septembre Like a Rolling Stone grimpe à la 3ème place du Billboard. Il donne même un nouvel élan à sa poésie en plongeant dans un surréalisme imagé de haute voltige, dont l’impact nimbée de rock, servira de révélation à des artistes tels que Jim Morrison, Bruce Springsteen et Patti Smith.

Blonde on Blonde

L’arrivée du canadien Robbie Robertson et de son groupe The Hawks (futur The Band) est un tournant dans la carrière du compositeur. Elle lui permet de trouver le son qu’il cherche depuis tant d’années.

“La fois où j’ai pu approcher au plus près du son que j’avais en tête fut avec le groupe m’ayant accompagné sur Blonde on Blonde. C’est tellement précis, ce son sauvage et métallique, c’est de l’or brillant, avec tout ce que ça peut évoquer. C’est mon son à moi. Je n’avais jamais réussi à le trouver tout ce temps-là. Le plus souvent, ça m’amenait à une combinaison de guitare, d’harmonica et d’orgue.”

Sur les conseils de son producteur, Bob Dylan délaisse les studios new-yorkais de Columbia pour aller enregistrer son nouvel opus dans ceux de Nashville (Tennessee). La région est célèbre pour ses musiciens chevronnés, il en profite pour recruter une légion de collaborateurs, tels que le guitariste Joe South, ou le multi-instrumentiste Charlie McCoy.

Si l’enregistrement de Blonde on Blonde nécessite plusieurs mois et de nombreuses séances, parfois tendues, et souvent fastidieuses, la magie de la création et la bonne humeur font tout de même leur apparition à plusieurs reprises. C’est le cas lorsque le groupe met sur bandes l’enjoué et festif, Rainy Day Women N° 12 & 35.

« Everybody Must Get Stoned »

Ce titre entame l’album de manière insolite. Il est composé dans la nuit du 9 au 10 mars 1966. Les joints tournent dans le studio pendant que le groupe déroule, au ralenti, une progression d’accords blues. Le producteur Bob Johnston évoque alors un titre de l’Armée du Salut. Bob Dylan trouve l’idée intéressante, mais il souhaiterait plus de cuivres. La trompette à la main, Charlie McCoy file décrocher le téléphone du bureau et fait venir un ami trombone. Avec sa fanfare délirante et un Dylan hilare, le titre est enregistré au petit matin.

Blonde on Blonde
Al Kooper & Bob Dylan

Everybody Must Get Stoned, appel à la défonce en bonne et due forme, sera une nouvelle fois très mal perçu par ses fans militants, lui reprochant de se vautrer dans l’hédonisme béat des hippies. Soucieux d’éviter la censure, l’auteur baptise sa farce d’un titre insondable, et ne figurant pas dans le texte.

Bob Dylan – Rainy Day Women N° 12 & 35

Les premières séances sont compliquées. Dylan se montre hésitant et irritable, et le groupe refuse d’improviser indéfiniment. Le compositeur finit par adopter une méthode singulière.

Au bout de l’errance… le génie !

Dans sa chambre d’hôtel, il écrit et fait répéter en boucle les morceaux à l’organiste Al Kooper. Dans son autobiographie, ce dernier raconte :

“J’avais l’impression d’être un magnétophone humain”.

Kooper s’en va ensuite rejoindre le groupe au studio afin de leur faire assimiler la partition. Dylan les rejoint cinq ou six heures plus tard, généralement avec de nouvelles modifications. Parfois, il stoppe la répétition pour écrire de nouvelles paroles. Certains titres nécessitent quarante prises… pour qu’au final Dylan choisisse la cinquième. La tension monte, le producteur Bob Johnston tente d’arrondire les angles.

En apparence, Dylan est indécis, et son travail semble être effectué de manière débridée et inconstante. Par exemple, il ne cesse de modifier le texte et la partition du titre suivant. Au final, sa lucidité légendaire l’emporte. Avec une composition au groove irrésistible, amenée à faire partie des plus grandes œuvres du folk-rock…

Bob Dylan – Stuck Inside of Mobile With the Memphis Blues Again

Durant les années 60, un critique acerbe avait osé comparer le chant de Bob Dylan, à un coyote coincé dans les barbelés. Si cette métaphore ne manque pas de faire sourire, on ne saurait se conformer à un jugement aussi sommaire.

« I Want You »

Il suffit d’écouter “I Want You” pour en être convaincu.

“Ce ne sont pas seulement des paroles sur une musique, ou bien une musique s’accordant avec des mots. C’est le texte et la musique, ensemble. Sur ce titre, je peux entendre le son de ce que je souhaitais dire.”

La tonalité de son phrasé si singulier flirte subtilement avec le talk-over. Dylan ne se contente pas de le chanter, il joue l’amant désoeuvré. Dans un texte toujours aussi énigmatique, on devine une complainte amoureuse, un genre de sérénade à la mode beatnik. Bob Dylan mentionne une grande quantité de personnages, dont “un enfant dansant dans son costume chinois”. Concernant ce dernier, il pourrait s’agir d’une évocation de Brian Jones. En effet, le personnage en question prétend que “le temps est de son côté” (Time is on My Side est le premier tube US des Rolling Stones). L’origine du titre de l’album renforce cette hypothèse (voir plus bas).

Un harmonica rigolard ouvre le thème entraînant et mélodieux. Le tempo entêtant agrippe l’auditeur dans une farandole célébrant la douceur de l’amour. Le tout fonctionne à merveille. Sûrement l’une des œuvres les plus positives du maître.

Bob Dylan – I Want You

Just Like a Woman, et sa mélodie easy listening, constitue le titre le plus pop de l’album. Il fera d’ailleurs l’objet de nombreuses reprises, dont celle de Manfred Mann, publiée un mois avant la sortie du single original de Dylan.

Le Zim écrit le texte un soir à Kansas City, en novembre 1965. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, le propos n’est pas sexiste. C’est un regard tendre et compatissant que porte l’auteur sur cette femme. Certains journalistes souhaitant systématiquement le rapprocher de son alter ego féminin, Joan Baez sera désignée comme muse. Pourtant, l’analyse de certains passages tels que les penchants du personnage pour “le brouillard, les amphétamines et les perles”, suggère plutôt Edie Sedgwick, égérie d’Andy Warhol.

Bob Dylan – Just Like a Woman

Leopard-Skin Pill-Box Hat est une critique du matérialisme et du dictat de la mode. Le poète dresse un portrait peu reluisant de la femme bourgeoise et moderne, accro aux fringues et aux pillules.

S’éloignant de plus en plus de la structure linéaire du folk et de la pop, au moment de l’enregistrement de Blonde on Blonde, voilà un an que Dylan a redécouvert l’approche minimaliste et dépouillée du blues. Ainsi, c’est celui électrique de Chicago, qu’il choisit pour accompagner le titre le plus cynique de l’album.

Robbie Robertson applique à la partie guitare, un traitement blues délicieusement gras, dans la plus pure tradition du genre.

Bob Dylan – Leopard-Skin Pill-Box Hat

Sad Eyed Lady of the Lowlands, ballade étirée, clôture l’album, occupant ainsi la totalité d’une face (11: 20). Ce titre anormalement long est dédié à Sara, épouse du compositeur depuis novembre 1965. Mariée une première fois au photographe Hans Lownds, elle est alors connue, en tant que mannequin, sous le nom de Sara Lownds.

L’auteur s’amuse de son ancien nom, mais délivre dans une liste d’attributs, une époustouflante déclaration d’amour, et l’un de ses textes les plus lyriques.

« C’est la meilleure chanson que j’ai jamais écrite. J’écrivais, et je ne pouvais pas m’arrêter. Si bien qu’au bout d’un moment, j’ai oublié de quoi il s’agissait, et j’ai commencé à essayer de revenir au début [ rires ]. « 

“Dame aux yeux tristes des plaines
Où le prophète aux yeux tristes dit qu’aucun homme ne vient
Mes yeux d’entrepôt, mes tambours arabes
Dois-je les mettre près de votre porte
Ou, dame aux yeux tristes, dois-je attendre ?”

Bob Dylan – Sad Eyed Lady of the Lowlands

Titre, Pochette, et Réception

Blonde on Blonde est le premier Triple album rock de l’histoire. Comme l’essentiel de son contenu, la signification du titre reste incertaine. Cependant, Bob Dylan aurait mentionné l’avoir choisi en contemplant les chevelures blondes du couple Anita Pallenberg et Brian Jones. Le journaliste Paul Nelson parle d’un titre confirmant la dualité du compositeur, entre “ clochard explorateur et victime consentante”.

Blonde on Blonde
Blonde on Blonde (pochette)

La pochette est l’œuvre du photographe Jerry Schatzberg. Le cliché de Bob Dylan fut saisi dans la partie ouest de Greenwich Village. Certains verront dans cette image troublée, un clin d’œil aux effets du LSD. Selon le photographe, il s’agit plutôt d’une démarche arty…

“J’ai fait 80 photos de Dylan ce jour-là. Il a choisi la seule qui était floue.”

La toute première édition de Blonde on Blonde comportait, à l’interieur, une photo de l’actrice Claudia Cardinale. Utilisée sans son autorisation, l’édition fut retirée de la vente, devenant ainsi une pièce très prisée des collectionneurs.

Le 20 juin 1966, porté par le succès inattendu du single Rainy Day Women, l’album s’envole dans les charts. Outre son allure iconoclaste et sa poésie accrocheuse, une chose frappe le jeune public américain. Blonde on Blonde est dénué de toute colère. Dylan porte un regard lucide, parfois amusé, mais toujours serein sur le monde qui l’entoure. Son œuvre ne fustige plus l’establishment, mais proclame le droit au bonheur comme une condition sinéquanone à l’existence. Elle aura une influence considérable sur les premiers albums d’un certain Jimi Hendrix.

Serge Debono

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