L’heure de la consécration nationale
Au printemps 1982, Téléphone entre en studio pour l’enregistrement de Dure Limite, son quatrième album.
Impatient de toucher le marché américain, ils signent chez le label Virgin et recrutent une pointure, le producteur Bob Ezrin. Ce dernier a déjà oeuvré sur la majorité des albums d’Alice Cooper. Mais également sur Berlin de Lou Reed, le premier Peter Gabriel, ou encore l’album The Wall (Pink Floyd).
Sa façon d’enregistrer du rock comme s’il s’agissait d’une symphonie de Beethoven, va donner une autre dimension aux compositions de Téléphone. Dans les studios ESP (Canada), ce qu’il vont perdre en spontanéité, ils vont le gagner en professionnalisme. Au cours de séances pourtant émaillées de nombreux conflits, d’abord entre les membres du groupe, puis avec la production, leur rock grandit pour s’élever vers des hauteurs insoupçonnées. Si on les savait plutôt doués pour la scène, l’apport de Bob Ezrin en studio va révéler leurs talents de compositeurs.
Dure Limite
Dès l’entame de l’album, on peut sentir une certaine maturité dans la composition. Le titre éponyme évoque les angoisses existentielles d’une société en proie à la crise et minée par le chômage persistant. Le texte de Jean-Louis Aubert mentionne également le Mur de Berlin, qui commence à se faire pesant outre-Rhin. De manière plus globale, il stigmatise la manipulation politique et religieuse, et déplore la déshumanisation et l’exclusion .
“Il coupe ta tête en deux,
Comme la première pomme, un peu
Il coupe ta tête en deux
Et te fait femme ou homme,
Si tu veux
Il serpente entre deux terres
Et te fais faire toutes les guerres”
Téléphone – Dure Limite
Ca c’est vraiment toi est le premier véritable tube de Téléphone. Il va se maintenir dans les 20 premières places des ventes durant six semaines. Aujourd’hui, il fait partie des plus grands standards du rock français. Son riff de guitare imparable, son atmosphère de rock-fiesta et sa production affutée et énergisante, parviennent à dissiper les derniers doutes des puristes du rock anglophone. Un titre emblématique.
A l’origine, cette composition était une version punk de (I Can’t Get No) Satisfaction, l’hymne rock des Rolling Stones.
Téléphone – Ca c’est vraiment toi (Dure Limite)
Les titres Jour Contre Jour et Ex-Robin des Bois maintiennent un tempo élevé et un propos acerbe. Le second est une satire des militants de gauche ayant cédé aux privilèges et à l’embourgeoisement après l’accession au pouvoir des socialistes. Malgré des compositions au rock entraînant, le thème de la désillusion est au cœur de l’album. Sans doute motivé par l’approche de la trentaine, plus encore que par la situation politique et économique du pays.
Le Chat est le premier texte de la bassiste Corine Marienneau à être publié par Téléphone. Si les paroles sont légères, le chant sensuel ajouté aux claquements de doigts, et à l’instrumental jazzy, créent une atmosphère évoquant les night-clubs de New York durant les années 40. Un titre atypique dans la discographie du groupe.
Téléphone – Le Chat (Dure Limite)
La Face B démarre pied au plancher avec le titre Serrez. Seule piste possédant la fougue des premiers albums, il brille par un riff frénétique de Louis Bertignac et le chant hargneux de J.L Aubert. Le texte est moins soigné, pourtant il est bien difficile de résister à son appel. Encore une fois, un certain désenchantement présent dans les paroles, ne peut détourner l’auditeur d’une pulsion viscérale et libératrice.
Aubert nous met en garde contre les dérives de la société de consommation. On ne peut qu’adhérer avec force, à l’urgence du propos…
Téléphone – Serrez (Dure Limite)
Quand on parle d’un album référence, et Dure Limite en est un, on aime en dégager les points forts ignorés.
La perle cachée
Le Temps constitue sans doute un des titres majeurs de cet opus (voir du groupe). Il n’a pourtant pas connu la popularité qu’il méritait. Je ne vous parle pas d’un titre conceptuel ou expérimental, mais d’une œuvre dotée du potentiel d’un standard-rock. Un titre présentant la quintessence de chacun des musiciens, et justifiant au passage la présence de Bob Ezrin. Un titre dont le seul tort est de ne pas avoir vu le jour en single (45T).
Alors bien sûr, le texte n’est pas ce que la doublette Aubertignac a produit de plus novateur. Mais sa musicalité, et l’interprétation rageuse qu’en donne le chanteur, éclipsent totalement cette faiblesse. La puissance maîtrisée de Kolinka derrière les fûts est phénoménale. Quant au riff, et au solo de guitare dégoulinant de blues de Bertignac, ils sont tout simplement monstrueux. Ce dernier justifie ici pleinement son titre de guitar-héros. Enfin Marienneau, bassiste sous-cotée, prouve une nouvelle fois que sa légitimité ne souffre aucune discussion.
Flatté juste ce qu’il faut par une production remarquable, Le Temps impressionne par son effet envoûtant, son efficacité, et son professionnalisme. Au point qu’il sonne presque aussi bien qu’un titre majeur des Stones. Comme si l’élève avait rejoint le maître…
Téléphone – Le Temps
La Complainte de Bertignac
Louis Bertignac écrit Cendrillon, en songeant à Romy Schneider. A cette époque, le guitariste s’amuse à revisiter les contes célèbres, en remplaçant les habituelles fins heureuses par un drame. Lorsque l’actrice allemande, qu’il apprécie beaucoup, décède le 29 mai 1982, Bertignac s’en inspire pour détourner le célèbre conte de Perrault. Comme le reste de l’album, le texte évoque la perte d’innocence et les désillusions de l’âge adulte. Il dénonce également les méfaits de la société de consommation.
L’instrumental est puisé chez Bob Dylan, une autre de ses idoles. Bien que cette succession d’accords soit très répandue dans l’histoire du rock, Bertignac confesse s’être inspiré du titre Knocking on Heaven’s Door.
Publié en novembre 1982, Cendrillon connaît un succès équivalent à celui de Ca c’est vraiment toi. Aujourd’hui, encore fréquemment diffusé, il fait partie des titres parmi les plus populaires de Téléphone.
Téléphone – Cendrillon
Juste un autre Genre s’adresse aux magnats de l’industrie du disque. Peut-être une façon d’expliquer le choix du groupe de signer chez Virgin, après un passage chez Pathé-Marconi, et un autre chez EMI. Encore une fois, le message est à la fois lucide et désenchanté.
Le dernier titre de l’album apporte une note d’espoir. Même s’il débute dans l’expectative et la désolation…
Piste la plus longue (6:23), Ce soir est ce soir démarre par un instrumental halluciné que l’on retrouve au milieu du titre, en guise de transition. En réalité, il prépare l’auditeur à la dégustation d’un riff de toute beauté. Rendons à César ce qui lui appartient, c’est le guitariste Ivan Kral (Patti Smith, Blondie) qui en est l’auteur. Ce motif lancinant terminé en arpèges, instaure une atmosphère mystérieuse, permettant à Aubert de faire vivre ses déambulations nocturnes.
C’est un Paris morne et sans vie, que décrit le chanteur. Dans le refrain, il semble pourtant trouver l’espoir semblant lui faire défaut. Une célébration accompagnée des cris du public rappelle sur le final, que Téléphone est un groupe de scène. En somme, une conclusion dans laquelle le groupe donne rendez-vous à ses fans…
Téléphone – Ce soir est ce soir
Compte tenu de la maturité des textes, et de la teneur des instrumentaux, Téléphone souhaite pouvoir proposer une version anglaise de Dure Limite, afin d’exporter leur travail aux Etats-Unis et en Angleterre. Lou Reed propose ses services, mais ses adaptations ne conviennent pas au groupe. Jean-Louis Aubert, aidé d’un traducteur, s’attèle à la tâche mais sans succès. La version anglophone de l’album ne verra jamais le jour.
La gloire… et le reste
La tournée débute le 14 juin 1982. Ce jour-là, Téléphone réalise un de ses rêves en assurant la première partie des Rolling Stones à l’Hippodrome d’Auteuil. Un rêve qui tourne au cauchemar, en raison du trac et de nombreux problèmes techniques. Ils se rattrapent avec une belle série de concerts durant l’automne.
Chez les disquaires de l’hexagone, Dure Limite fait un carton. Plus de 400 000 exemplaires vendus. Il devient le premier album du groupe à atteindre la première place des ventes. Il y reste six semaines. Leur popularité vire au phénomène, tandis que les tensions se multiplient au sein de la formation. Les membres du groupe ne le savent pas encore, mais Téléphone vient déjà de publier son avant-dernier album.
Serge Debono