L’histoire chaotique d’un album de légende.
The Velvet Underground & Nico… Contrairement à ce que pourrait laisser penser les anthologies rock d’aujourd’hui, la scène psychédélique de 1967 ne fit pas une haie d’honneur au fameux album à la banane…
Son enregistrement démarre en avril 1966. Pourtant, il faut attendre mars 1967 pour le voir enfin publié. San Francisco et la Californie sont alors le théâtre d’un nouveau phénomène, l’acid-rock, au milieu duquel les new-yorkais du Velvet, peinent à se faire une place sur les ondes. Leur rock garage aux accents arty, ne touche qu’un faible public, en dehors des clubs branchés de New York.
Pourtant, cet album possède quelque chose de rare. Il est le reflet cynique d’une société américaine en pleine mutation. Un genre de bonbon empoisonné. La mauvaise herbe de New York, poussant sous les fleurs de Frisco…
Une oeuvre urbaine incomprise
Il trouvera d’ailleurs sa réponse californienne, quelques mois plus tard, avec le groupe Love et son album Forever Changes. Tout aussi ignoré. Comme le chef d’œuvre d’Arthur Lee, son apparente candeur dissimule l’angoisse et les tentations d’une jeunesse dépassée par les événements. Mais surtout, ce premier album du Velvet Underground évoque le monde urbain des marginaux, camés, homosexuels, et travestis de New York City.
En mai 1966, le Velvet (Lou Reed, John Cale, Sterling Morrison, Maureen Tucker et la chanteuse Nico) anime la Factory (QG d’Andy Warhol) située à Union Square, tandis que l’on projette les films du maître sur le mur. Le groupe tourne essentiellement avec trois compositions, Venus in Furs, Heroin, et I’m Waiting For The Man, qu’ils viennent d’enregistrer dans un petit studio de Broadway.
Le milieu underground new-yorkais tient son représentant. La rumeur parvient jusqu’au gratin du showbiz. Seulement, lorsque ce dernier se rend dans l’antre du pape du Pop Art pour découvrir le nouveau phénomène, il déchante, et se laisse même aller à quelques confidences génantes…
» Si ce groupe remplace un jour quelque chose, ce sera le suicide. » Cher
En 1966, l’usage de la marijuana et du LSD sont déjà très répandus, mais celui des drogues dures comme la cocaïne ou l’héroïne reste un sujet tabou.
Sexe, drogue, rock’n’roll… et plus encore !
Ce boogie aux accents garage narrant l’histoire d’un junkie cherchant pour 26 dollars d’héroïne dans le quartier de Harlem possède tous les ingrédients pour ulcèrer les ligues de vertue. Mais également pour devenir une légende… underground ! Par la suite, durant les années 70, David Bowie l’inclut fréquemment à sa set-list. Un des titres les plus plébiscités du Velvet, amené à devenir un standard du rock, et un maillon essentiel du proto-punk.
The Velvet Underground & Nico – I’m Waiting For The Man
https://www.youtube.com/watch?v=EwdH09vJwwU
Venus In Furs est sans doute le joyau de cet album. Pourtant, il s’agit d’un titre sombre aux évocations perverses. Fourrures, fouets et bottes de cuir. Lou Reed nous décrit dans une brume épaisse, les réjouissances d’un club de sadomasochistes.
Sa guitare en accords ouverts associée à l’alto de John Cale est balisée par les bourdonnements du tambourin de Maureen Tucker. Titre vaporeux et aérien, il n’est pas sans rappeler le ragga indien de The End (The Doors). Venus in Furs a cette faculté de pouvoir transporter l’auditeur dans un état de transe hypnotique. Et si les images de cravaches vous effraient, faites comme Lou Reed, allongez-vous et prenez vos distances…
« I am tired, I am weary
Je suis fatigué, je suis las
I could sleep for a thousand years
Je pourrais dormir pendant mille ans
A thousand dreams that would awake me
Un millier de rêves qui me réveilleraient
Different colors made of tears »
Différentes couleurs faites de larmes
The Velvet Underground & Nico – Venus in Furs
Si vous n’aviez pas encore compris ce qui empêchait le Velvet Underground de faire une grande carrière en 1967, la réponse est dans le titre qui suit. Personne n’avait encore osé. Dix ans avant le célèbre Cocaine de JJ Cale ! Même les métaphores poétiques couvraient rarement ce genre d’addiction.
Un titre puisant allègrement dans le style garage originel du groupe. Un crescendo aliéné de 7 minutes, culminant dans les saillies stridentes d’alto de John Cale. D’ailleurs, si les textes et mélodies sont l’oeuvre de Lou Reed, sur ce premier opus, c’est bien l’apport de ce musicien classique qui donne au groupe son style incomparable. Un titre totalement expérimental, dont l’audace et le trip conté, construiront la légende du groupe. Voici le Bad Velvet que les rockers vont apprendre à aimer…
The Velvet Underground – Heroin
Run Run Run raconte le périple de plusieurs personnalités du milieu underground new-yorkais en quête d’une dose. Le texte use de termes argotiques, mais l’utilisation de drogues est là encore explicitement mentionnée. Ce blues-garage-rock constitue l’une des plus belles réussites de l’album. Le groupe maîtrise parfaitement l’exercice. Carré, sauvage et obsédant. Lou Reed glisse en prime, un solo décalé, et loin des standards…
The Velvet Underground & Nico – Run Run Run
Femme Fatale fait référence à l’actrice et mannequin Edie Sedgwick, égérie de Warhol. Lou Reed écrit une mise en garde pour les hommes qui tomberaient sous son charme. L’intitulé est soufflé par Warhol, et le chant interprété par Nico.
Son accent prononcé et son application donnent un charme candide au thème surfant entre comptine moyennageuse et mélodie bubble. Nico dans un rôle de pseudo-ingénue, voilà un choix que n’aurait pas renié Serge Gainsbourg…
The Velvet Underground & Nico – Femme Fatale
Sunday Morning est le dernier titre composé et enregistré par le groupe. Un des deux co-écrits par le duo Reed-Cale, à l’origine pour Nico. C’est finalement Lou Reed qui s’y colle.
Il a subi plusieurs transformations et remastering des mains du producteur Tom Wilson. Malgré la désapprobation de ses auteurs, il sortira doté d’une couche de laque jurant légèrement avec l’authenticité de l’album. Mais qui s’en plaindra ? Avec les années, la quiétude de ce titre va toucher des millions d’auditeurs. Sunday Morning est un titre de rêve. Un carillon comme on aimerait en entendre au sortir de chaque sommeil.
Titre introductif de l’album, il ouvre l’objet telle une boîte à musique. Lou Reed chante presque groggy, et on imagine les paupières s’ouvrant lentement, et laissant filtrer les premiers rayons d’une belle journée ensoleillée. Soucieux de s’écarter du registre commercial, Lou Reed suit le conseil de Warhol, en évoquant sur ces sublimes harmonies, un sujet aussi délicat que la paranoïa…
Une composition majeure du Velvet Underground reprise par une kyrielle d’artistes, de Nick Cave à Nina Hagen. Qualifiée de pop rêveuse, elle est fréquemment utilisée au cinéma.
The Velvet Underground – Sunday Morning
Sur la pochette conçue par Andy Warhol, ce dernier est également crédité en tant qu’unique producteur du disque…
Selon John Cale, le maître plasticien se serait juste contenté de financer les séances studios. Lou Reed voit les choses de manière plus nuancée :
“Il nous a simplement permis d’être nous-mêmes et d’aller de l’avant parce qu’il était Andy Warhol. Dans un sens, il l’a vraiment produit, parce qu’il était ce parapluie qui absorbait toutes les attaques lorsque nous n’étions pas assez grands pour être attaqués.”
Même si les témoignages divergent, il semblerait qu’au cours des séances, la production ait été assurée par John Cale, et la post-production par Tom Wilson.
Pochette
A sa sortie, certains trouvent le symbole trop phallique, d’autres la banane trop mûre… L’inscription à proximité « Peel slowly and see » (peler lentement et voyez) n’était pas factice sur la première édition, puisque Warhol avait demandé à ce qu’on colle une languette de la forme d’une banane. Une fois enlevée, elle laissait apparaître une banane couleur chair (enfin plutôt viande), ce qui ajouta à la polémique. Finalement, cette fantaisie fut abandonnée pour des raisons de production, en effet l’opération monopolisait trop de main d’œuvre et s’avérait coûteuse. Pour finir, la légende raconte que sur les premiers tirages, très prisés des collectionneurs, une dose de LSD était collée sous la languette…
Un lancement compliqué… puis le culte !
Sa sortie le 12 mars 1967, ne fait pas grand bruit. Mal promotionné, il paie un excès d’avant-gardisme précoce. Le chant et le phrasé singulier de Lou Reed conjugués à son hostilité nonchalante le rendent plus impopulaire que Bob Dylan. Le violon de John Cale et les percussions beat de Maureen Tucker n’arrangent rien. Quant à la voix sépulcrale de la chanteuse allemande Nico, elle sonne l’heure du gothique de façon trop prématurée. Les textes abordant ouvertement des thèmes aussi controversés que la prostitution ou la toxicomanie arrivent sans doute trop tôt pour un public adulant les Beatles, et pas encore habitué aux titres des Doors. En effet, si le psychédélisme prône l’amour libre, et libère les instrumentaux, le propos reste généralement sage, ou déguisé.
Le groupe doit arpenter les routes du reste du pays pour glaner des poignées d’irréductibles fans. Les futurs New York Dolls en prennent bonne note. Quant à Iggy Pop, il comprend qu’il est entrain de vivre l’ère des possibles et qu’il va falloir en profiter avant que la porte ne se referme. En Angleterre, un certain David Bowie (20 ans), détenteur d’un premier pressage de l’album offert par son manager, prend toute la dimension de ce disque qu’il couve tel un trésor.
En réalité, si son lancement est plutôt bien accueilli par la critique, l’album doit être retiré de la vente en raison d’un différend juridique entre la maison de disques et un collaborateur de Andy Warhol. Quelques mois plus tard, de retour dans les bacs, le public a déjà oublié le nom du Velvet Underground. Heureusement, le temps aidé de nombreux disciples pratiquants, saurait reconnaître la valeur étalon de cet album.
“Il s’en ait peut-être vendu que 30 000 exemplaires. Seulement, on raconte que chacun des acheteurs a formé un groupe de rock…” Brian Eno
Unique opus publié par la formation The Velvet Underground & Nico, l’album à la banane a depuis longtemps dépassé les 500 000 exemplaires vendus. Il ne battra sans doute jamais des records, en revanche, il bénéficie d’une reconnaissance éternelle et inestimable .
Serge Debono