Certains prétendent que l’on peut retracer toute l’histoire de la pop music à travers les oeuvres de David Bowie…
The Man who sold the world, son troisième album publié en 1970, témoigne de l’éclosion du métal et des thèmes qui y sont associés. Évoluant en marge du rock-psyché sur son opus précédent (Space Oddity) dans lequel la musique folk prédominait, David Bowie durcit le « ton » par le biais de textes sur la schizophrénie et l’occultisme. Il durcit aussi le « son » avec la présence de l’inventif et puissant guitariste Mick Ronson. Enfin, toujours adepte de science-fiction, il vient de terminer la lecture de L’Homme qui vendit la Lune de Robert Heinlein…
The Man Who Sold The World
En janvier 1970, pendant que le rock redouble de puissance, David Bowie cherche encore la bonne formule, sans pour autant perdre de vue sa démarche créative et avant gardiste. En marge de sa carrière solo, il oeuvre notamment dans le groupe Arnold Corns (hommage au Arnold Layne de Syd Barrett), dans lequel il expérimente les premières versions de Moonage Daydream et Hang On To Yourself. Délaissant le folk pour un rock incisif, à l’instar des pionniers du hard rock, il effectue un retour au blues originel. Comme sur ce titre, amené à figurer sur l’album The Man Who Sold The World lors de sa première réédition…
David Bowie – Lightning Frightening
Ayant évolué au sein d’une dizaine de formations, Bowie semble se fixer avec The Hype. Le groupe se compose de Tony Visconti, bassiste et producteur, du batteur John Cambridge, et du claviériste Ralph Mace. L’Angleterre est alors secouée par une vague de rock dur dont Led Zeppelin, Deep Purple et Black Sabbath sont les chefs de file. Bowie comprend qu’il va avoir besoin d’un chevalier de la six-cordes. Un guitar-hero au son lourd et puissant. Quelqu’un capable d’épouser l’esthétisme de ses compositions, tout en adhérant à son univers hanté et décadent.
Le 2 février, il fait la rencontre de Mick Ronson au Marquee Club de Londres. Avant même d’avoir jouer ensemble, les deux hommes sentent qu’ils sont reliés par un fil invisible. Timide et réservée, Ronson voit en Bowie un leader à l’esprit novateur. Les multiples talents du guitariste (compositeur et pianiste) vont avoir une influence considérable sur son oeuvre et sa réussite. Le duo entame une collaboration de cinq albums, plus prestigieux les uns que les autres, et constituant la période dite “classique” de David Bowie.
L’aube du glam-rock
David Bowie tourne dans les clubs de Londres, testant avec son groupe The Hype, les futurs morceaux de l’album The Man Who Sold The World. Un soir, les membres du groupe costumés en super-héros se produisent au Roundhouse, à l’occasion d’un défilé de mode… La suite narrée par le Thin White Duke :
« Le public nous ignorait royalement. Excepté un gars avec une sorte de bouclier médiéval, dansant et gesticulant comme un dératé. Ce gars était un ami du groupe. C’était Marc Bolan. Nous, on était habillés en super-héros, ce devait être un spectacle totalement grotesque. A ma connaissance ce fut l’un des premiers concerts de glam-rock… donné dans l’indifférence générale ! »
Du folk au hard rock
Le batteur Woody Woodmansey vient remplacer Cambridge au sein du quatuor. Il confiera plus tard sa première impression concernant David Bowie :
“ Ce gars vivait et respirait comme s’il était déjà une star du rock’n’roll !”
Dès l’entame, la guitare de Ronson noyée de feed-back sonne le renouveau d’un Bowie en pleine élaboration de son alter-ego artistique. Fortement influencé par Cream et Black Sabbath, le premier titre oscille entre rock psychédélique et heavy metal. Et ce jusque dans le texte inspiré par le poète libanais Khalil Gibran. Il raconte l’histoire d’un homme pris dans une relation sexuelle avec le Diable (ou Dieu), et attiré dans les profondeurs de l’enfer.
David Bowie – The Width of a Circle (The Man Who Sold The World)
Qui est saint d’esprit ?
C’est une période riche et chargée en évènements pour David Bowie. En mars, il officialise sa relation avec Angela Barnett par un mariage. En juillet, les premières séances d’enregistrements sont perturbées en raison du décès de son père. Enfin, David reste très préoccupé par l’état de santé de son demi-frère Terry Burns, qui vient d’être interné pour schizophrénie et neurasthénie.
Ce dernier a longtemps fait figure de mentor pour David, l’incitant notamment à écouter du jazz, à prendre des cours de saxophone, et à assumer son individualisme. C’est également lui qui lui conseille de rejeter les lectures scolaires, au profit d’auteurs plus marginaux comme Ginsberg ou Kerouac.
“Les seuls gens vrais pour moi sont les fous, ceux qui sont fous d’envie de vivre, fous d’envie de parler, d’être sauvés, fous de désir pour tout à la fois, ceux qui ne baillent jamais et qui ne disent jamais de banalités, mais qui brûlent, brûlent comme des feux d’artifice extraordinaires”
Jack Kerouac
All the madmen est un crescendo épique et le titre majeur de ce troisième album. Marqué par les visites qu’il rend à son frère, David y décrit les tourments et délires d’un pensionnaire de l’asile psychiatrique. Tout au long de son existence, David Bowie traînera une angoisse irrationnelle au sujet de son propre état mental. Usant de la théorie du Doppelgänger (double en allemand), il s’efforcera d’évacuer ses peurs et ses doutes, à travers les personnages de Ziggy Stardust, Halloween Jack, Aladdin Sane ou Major Tom.
Ce titre soulève une question pertinente et existentielle : “Qui est réellement sain d’esprit ?”. Quant au mantra français et psychotique concluant le morceau : « Zane, Zane, Zane. Ouvre le chien. », voici l’explication donnée par l’intéressé :
» ‘Ouvre le chien’ est un coup de chapeau adressé au film “Un Chien Andalou” de Luis Bunuel. Mon frère avait des visions à cette époque, et je sentais une sorte de relation entre le film et l’état d’esprit dans lequel il se trouvait.”
Par la suite, David Bowie évoquera une nouvelle fois son demi-frère dans le fabuleux “The Bewlay Brothers” (Hunky Dory). Le suicide de Terry en 1985 lui inspirera également le titre “Jump They Say” sur l’album “Black Tie White Noise”.
« Day after day
Jour après jour
They send my friends away
Ils emportent mes amis
To mansions cold and grey
Dans des masures glacées et grises
To the far side of town
De l’autre côté de la ville
Where the thin men stalk the streets
Là où les hommes squelettiques hantent les rues
While the sane stay underground”
Pendant que ceux qui sont équilibrés restent en sursis sous terre… »
David Bowie – All The Madmen
Dans les méandres de la folie, Black Country Rock est un blues-rock optimiste offrant un répit à l’auditeur. Il constitue également le premier hommage de Bowie à son frère d’armes, Marc Bolan. Son style enjoué rappelle en effet le boogie chaloupé du groupe T.Rex. De plus, Bowie pousse le clin d’oeil jusqu’au mimétisme dans le dernier couplet, en parodiant le célèbre vibrato de son ami…
David Bowie – Black Country Rock
After All, titre majestueux et souvent ignoré, ayant influencé The Cure, Siouxsie & The Banshees, et le groupe Bauhaus. Certes, l’instrumental n’est pas représentatif de l’album. Son atmosphère en revanche…
Ballade mélancolique, rythmée telle une valse obscure, elle plonge l’auditeur dans les terreurs enfantines. Influencé par la philosophie Nietzschéenne et l’occultisme d’Aleister Crowley, David Bowie s’inspire d’un titre de Danny Kaye, “Inchworm”, qu’il écoutait étant enfant. Les choeurs inquiétants évoquent le vieux music-hall british.
Comme quasiment la totalité des titres composant cet album, le texte et l’idée première proviennent du cerveau bouillonnant de David Bowie. Tandis que l’instrumental est le fruit des talents conjugués de Mick Ronson et Tony Visconti.
David Bowie – After All
Aussi envoutante soit-elle, l’accalmie est de courte durée. Le poids des instrumentaux rock reprend son défrichage névrotique. Sous les ruades de Woodmansey, les riffs de Mick Ronson tronçonnent avec une précision méthodique des titres bien construits, et influencés par les parties guitares de Cream, Jeff Beck et Led Zeppelin.
David Bowie – She Shook Me Cold
On réalise alors que le jeune homme de 23 ans à l’origine de ces titres semble avoir acquis une soudaine maturité depuis l’album Space Oddity. Absorbant ce qui l’entoure telle une éponge, David Bowie se cherche encore. Pourtant, il semble déjà s’élever sur des hauteurs précoces, et augurant d’une grande carrière.
David Bowie – Saviour Machine
Un album sans tubes
Malgré sa richesse de compositions, The Man Who Sold The World ne contient aucun titre au potentiel commercial. D’ailleurs, il s’agit d’un des rares albums de Bowie n’ayant pas produit de single. Le titre éponyme semblait pourtant posséder les qualités nécessaires. Court et obsédant, il est doté d’un refrain à la mélodie imparable. D’un ton las, Bowie déroule un texte cryptique sur un riff de guitare circulaire, et des percussions macabres.
Il faudra pourtant attendre 1974, et une reprise de la chanteuse Lulu (produite par Bowie), pour que justice soit rendue à cette somptueuse composition. Vingt ans plus tard, le groupe Nirvana saurait lui redonner ses lettres de noblesse dans son célèbre MTV Unplugged.
David Bowie – The Man Who Sold The World
Le titre Supermen clôture l’album. A l’image de ceux qui le précèdent, il est emprunt d’une noirceur héritée des écrits du romantisme allemand.
“J’étais encore en train de traverser la chose quand je prétendais comprendre Nietzsche … Et j’avais essayé de le traduire dans mes propres termes pour le comprendre, jusqu’à ce que je compose ‘Supermen’ . »
David Bowie
Sa vision apocalyptique se traduit par un instrumental respectant parfaitement la tonalité de l’album. Le riff métallique et puissant, est en réalité l’oeuvre de Jimmy Page. Il fut cédé à David Bowie en 1965, alors que ce dernier enregistrait une cover du titre “I Pity the Fool” avec le groupe Manish Boys. Mick Ronson l’applique sur une symphonie décadente alimentée par des choeurs de démence, et un chant nasillard inquiétant.
David Bowie – Supermen
L’album devait s’appeler Metrobolist, titre d’une pièce de théâtre inspirée du film de Fritz Lang (Metropolis). Bowie pensait résumer ainsi la sonorité métallique de son oeuvre. Cette dernière étant dépourvue de tube radio, la maison Mercury décidera au dernier moment d’utiliser le titre le plus mainstream de l’album. Un geste effectué dans le dos de l’artiste, une trahison en pure perte…
Pochette audacieuse et échec commercial
Publié le 4 novembre 1970, The Man Who Sold The World est un échec commercial. Aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Sur le vieux continent, la pochette ornée de son visage androgyne prolongé d’une robe longue n’est pas du goût de tout le monde.
Cinq mois plus tard l’édition américaine propose une illustration moins controversée. Un dessin de Michael J.Weller (ami de Bowie) évoque un cow boy armé d’un fusil, posté devant l’asile psychiatrique de Cane Hill. Mais les ventes de l’album dépassent à peine le millier d’exemplaires outre-atlantique.
La vague glam-rock grandissant dans le coeur de Londre n’en est qu’à ses prémices, et ce troisième album aura bien du mal à vaincre les vieilles mentalités et l’homophobie ambiante. L’année suivante, David Bowie saura trouver le chemin conduisant au coeur du grand public, par le biais du chef d’oeuvre pop Hunky Dory, permettant ainsi à The Man Who Sold The World de vivre une seconde jeunesse.
Serge Debono
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