Les Beatles changent le rock en studio.
En 1966, après avoir mis fin au cumul de singles, et valorisé le 33 tours avec la sortie de Rubber Soul, les Beatles décident d’optimiser la technologie mise à leur disposition en délivrant un nouveau disque référence : l’album Revolver.
Un album au ton libre, doté d’une technologie nouvelle
Au cours de l’année 1965, la popularité démentielle du groupe lui ouvre les portes des stades. Les Beatles sont les premiers à se produire devant une foule de cinquante mille personnes. Seulement, la technologie d’alors, ne permet pas aux artistes de restituer fidèlement leur travail studio dans de telles structures en plein air. Effrayés par le culte dont ils font l’objet, et lassé des cris qui éclipsent leur musique, les Fab Four retournent à leurs compositions, avec bonheur et soulagement. En 1966, avec l’aide de George Martin et Geoff Emerick, leur deux techniciens hors-pair, les studios Abbey Road sont alors le théâtre de toutes nouvelles expérimentations sonores.
“De façon incroyable, toutes les pistes de Revolver ont été créées dans le studio, sous nos propres yeux. Les Beatles n’avaient pas répété auparavant, il n’y avait eu aucune pré-production. Quelle extraordinaire expérience ce fut de voir chaque chanson se développer et fleurir confinée entre ces quatre murs ! Quasiment tous les après-midis, John, Paul ou George arrivaient avec une feuille de papier gribouillée avec des paroles ou une séquence d’accords, et en un jour ou deux, nous avions une nouvelle merveille couchée sur bande.”
Geoff Emerick (ingénieur du son)
Taxman
Avec le succès, les Beatles découvrent les joies de la fiscalité. A cette époque, c’est George Harrison qui se montre le plus regardant lorsqu’il s’agit de leurs rétributions. Il n’accorde aucune confiance à l’industrie du disque et épluche scrupuleusement chaque contrat signé par le groupe.
Quand il découvre qu’il est imposé au taux maximum (96%), sa colère est telle qu’il éprouve le besoin d’écrire.
“ If you drive your car, I’ll tax the street
Si tu conduis ta voiture, je taxerai la rue
If you try to sit, I’ll tax your seat”
Si tu essaies de t’asseoir, je taxerai ton siège
Le percepteur (Taxman) dont il est question en prend pour son grade. Le premier ministre britannique Harold Wilson et son opposant Edward Heath également.
Avec son beat funky, ce titre d’entame confirme la diversification de genre opérée sur l’album précédent (Rubber Soul). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le solo de guitare n’est pas l’œuvre de George Harrison, mais de Paul McCartney. Puisé dans la gamme blues et les effets rock, il est agrémenté de petites sonorités orientales, en guise de clin d’œil à George Harrison. Il s’agit là, de l’un des tout premiers solos de guitare psychédélique.
Le titre démarre par un comptage vocal de billets “One, Two, Three, Four, One, Two”. Fait anecdotique, il était absent de la toute première édition française. Le technicien ayant cru à une simple indication donnée par son homologue anglais.
The Beatles – Taxman
Sur les six premiers albums, John Lennon était indéniablement le membre le plus créatif du quatuor. Revolver fait de Paul McCartney son égal.
Avec Eleanor Rigby, les Beatles accrochent un nouveau number one dans les charts anglais.
Eleanor Rigby
Il s’agit pourtant d’un titre singulier. Tout d’abord, c’est la première fois que les Beatles ne jouent pas sur un de leurs morceaux. Sous la houlette de George Martin (producteur) et Geoff Emerick, l’instrumental est rythmé par huit musiciens classiques, quatre violons, deux altos, et deux violoncelles. Les Fab Four assurent les voix, avec McCartney au chant principal.
Pour les arrangements, George Martin dit s’être inspiré de l’œuvre de Bernard Herrmann (Alfred Hitchcock), en particulier la bande son du film Fahrenheit 451, de François Truffaut. Cette formation insolite pour un groupe de pop music donne lieu à quelques situations cocasses.
Lors de l’enregistrement, Emerick a l’idée de placer les micros tout près des cordes. Habituellement, ceux-ci sont placés en hauteur. L’idée gène considérablement les musiciens de classique présents au studio. Pourtant, l’ingénieur s’obstine à rapprocher les micros des instruments. C’est alors que George Martin réalise qu’à chaque fois que Emerick leur tourne le dos, discrètement, les musiciens reculent leurs chaises… Le producteur finit par user de son autorité pour imposer sa volonté à l’orchestre.
Le texte narre le destin peu enviable d’une femme âgée, rongée par la solitude. Paul McCartney a longtemps affirmé qu’il s’agissait d’un personnage fictif, tout en précisant qu’il n’excluait pas une influence extérieure et inconsciente. Hors en 1980, la tombe d’une femme décédée en 1939, et portant le nom de Eleanor Rigby est découverte dans un cimetière de… Liverpool ! Tout près de l’endroit où Lennon et McCartney firent connaissance.
The Beatles – Eleanor Rigby
Le 4 mars 1966, John Lennon accorde une interview depuis entrée dans la légende du rock, à la journaliste anglaise Maureen Cleave.
« Le christianisme s’en ira. Il disparaîtra et décroîtra. Je ne veux pas discuter de cela. J’ai raison et l’avenir le prouvera. Aujourd’hui, nous sommes plus populaires que Jésus. »
Cette phrase va faire couler beaucoup d’encre, et sérieusement entamer la popularité de Lennon aux Etats-Unis. En conséquence, trois de ses compositions ne figurent pas sur l’édition américaine de Revolver.
I’m Only Sleeping
L’interview comporte d’autres confessions allant à l’encontre de la pensée conservatrice. Notamment son éloge de la paresse…
Un sujet qu’il décide de mettre à l’honneur dans le titre I’m Only Sleeping. Il vit alors une situation compliquée, tiraillé entre ses responsabilités maritales et paternelles, et sa rencontre avec Yoko Ono. Quand il n’est pas au studio ou en tournée, John passe ses journées à dormir, ou à prendre du LSD, allongé devant la télé.
Instigateur du titre, Lennon délivre un texte aux accents libertaires, et une mélodie hypnotique relevée par les somptueux arrangements de George Martin. C’est également sur ses conseils que les parties de guitare électrique de Harrison sont passées à l’envers. L’effet produit renforce le côté planant et ensommeillé du morceau.
The Beatles – I’m Only Sleeping
Jusqu’ici, chaque album des Beatles comportait un titre chanté par Ringo Starr.
Sur Revolver, non seulement la tradition se perpétue, mais le batteur devient l’interprète de l’un des plus gros tubes du groupe.
Yellow Submarine
C’est Paul McCartney qui lui en fait cadeau. Sans doute soucieux de modérer les titres frondeurs de ses partenaires, il décide d’écrire une chanson pour enfant.
“Il y a ce moment, juste avant de plonger dans le sommeil, et juste après que l’on en soit sorti, un agréable instant un peu irréel. J’ai toujours aimé cette zone. Vous dormez presque, vous êtes délesté de vos soucis de la journée et il y a ce petit moment de bonheur juste avant de sombrer dans le sommeil. Je me souviens de m’être dit, dans un de ces moments, qu’une chanson pour enfants serait une bonne idée. J’ai pensé à des images et la couleur jaune m’est apparue, puis un sous-marin.”
Si le texte et la mélodie sont majoritairement écrits par McCartney, le chanteur et parolier Donovan apporte sa contribution, ainsi que John Lennon. Quant à la partie instrumentale, elle est l’œuvre d’une troupe toute entière…
Dans un joyeux bordel, les membres du groupe sont rejoints par les techniciens Emerick et Martin, ainsi que leur road-manager, le président d’Apple, et d’autres employés. Toute la famille Beatles est réunie. A laquelle viennent s’ajouter Brian Jones (ocarina, effets et chœurs), Mick Jagger, Marianne Faithfull, et Pattie Boyd (chœurs).
Le studio est jonché d’instruments de toutes sortes, et les fous rires fusent dans une odeur de marijuana. Pendant que Paul improvise des paroles dénuées de sens, John fait des bulles avec une paille dans un seau d’eau et Brian Jones tapote sur un verre. Encore une fois, George Martin et Geoff Emerick feront des prouesses afin de rendre audible cet enregistrement quelque peu chaotique.
Partageant la face A du single avec Eleanor Rigby, Yellow Submarine devient à sa sortie, le tube international que l’on connaît. Une fois encore, les Fab Four déjouent les statistiques en propulsant au sommet, un titre qui n’est pas une chanson d’amour. Même si certains aimeraient y voir une nouvelle allusion aux drogues, il s’agit bien d’une comptine pour enfant, particulièrement représentative de l’humour et du second degré animant les Beatles. Le film d’animation paru deux ans plus tard et réalisé par Richard Dunning, est considéré comme un chef d’œuvre du genre.
The Beatles – Yellow Submarine
Avec ce nouvel opus, les Beatles gomment définitivement leur image de garçons sages. Ils portent désormais un jugement critique sur l’exclusion, la société de consommation, ou la politique. Le verbe est libre et souvent teinté d’ironie. Quant à leur musique, elle puise dans l’absorption de LSD, posant les fondements du rock psychédélique à venir.
“ Rubber Soul était l’album de l’herbe. Revolver est celui du LSD.”
John Lennon
Le reste de l’album contient quelques titres majeurs. A l’image de For No One (McCartney), avec son clavicorde, son cor d’harmonie et sa mélodie savoureuse.
The Beatles – For No One
Revolver comprend également le titre Doctor Robert (Lennon), portrait d’un marchand d’amphétamines, dressé sur un rythme oscillant entre groove et rockabilly. Harrison fait entrer un peu plus la musique indienne et le sitar dans les oreilles occidentales, avec son titre Love You To. Enfin, Tomorrow Never Knows, morceau insolite clôturant l’album, est à lui seul, une véritable révolution. Si ses harmonies sont contestables, il constitue une première sur le plan technologique, et marque le début de la période psychédélique des Beatles. Avec son motif répété de manière lancinante, certains le considèrent même comme un titre précurseur de la musique techno.
Pochette et Titre
Le dessin figurant sur la pochette et représentant les quatre membres du groupe est signé de leur ami, le bassiste Klaus Voormann. L’idée lui vient en écoutant le titre final Tomorrow Never Knows. Son atmosphère étrange l’incite à opter pour un visuel arty et délirant. Inspirée par l’artiste Aubrey Beardsley, dont les œuvres étaient alors exposées à Londres, c’est la première dans l’histoire du rock à être exécutée dans le style pop art. Peu de temps après, les Beatles seront imités par les Kinks et les Who. Voormann est également le premier personnage autre que les membres du groupe à apparaître sur un album des Beatles. Son visage est dissimulé dans les cheveux de George Harrison, sur la droite, juste au-dessus de sa signature.
Comme pour l’album Rubber Soul, le titre « Revolver » est un jeu de mots. Il désigne aussi bien une arme à feu que le mouvement rotatif du disque placé sur l’électrophone (to revolve). Les Beatles jetent d’abord leur dévolu sur “Abracadabra”, avant de réaliser qu’ils ont été devancés. Enfin, on peut noter parmi les suggestions faites par les membres du groupe, celle humoristique et non-retenue de Ringo Starr. Le batteur propose “After Geography”, dans le but de parodier l’album Aftermath des Rolling Stones.
Un phare dans la brume psychédélique
Dès sa publication, le 5 août 1966, anglais et américains se ruent chez les disquaires afin d’acquérir le précieux nouveau sésame des Beatles. Ces derniers jouant un rôle de baromètre, sa portée sur la profession est équivalente. A Londres, comme à San Francisco, il devient le manifeste d’une nouvelle génération de musiciens, adeptes de la fusion de genres, et cultivant un goût pour l’évasion.
L’année suivante, il sera éclipsé par Sergent Pepper’s, et une vague créative sans précédent. Les deux premiers opus des Doors, ceux de Jimi Hendrix, le premier Pink Floyd, le second Moody Blues, ou le troisième album des Who. Autant de chefs d’œuvre novateurs pouvant faire oublier qu’en 1966, Revolver avait des allures de pierre de rosette psychédélique.
Serge Debono
[…] Guitariste au jeu vénéneux, influencé par les grattes des Byrds version Eight Miles High ou des Beatles de Revolver, le gars de Los Angeles irradie de ses notes acides les chansons de The Rain Parade, le combo néo […]