Si « Love » sonne comme le nom d’un groupe hippie bon marché, il n’en est rien. L’album Forever Changes est là pour en témoigner, le venin de l’acide coule dans ses sillons.
Une œuvre rare et singulière, avec à l’origine, un homme tout aussi singulier. Arthur Lee, artiste complet et visionnaire…
Le groupe Love et l’album « Forever Changes » auraient pu révélé l’un des plus grands talents des sixties. Au lieu de cela, ils resteront le symbole d’une quête de reconnaissance inassouvie menée par Arthur Lee.
Arthur Lee, un artiste au cerveau bouillonnant
Arthur Lee est issu d’un mariage métissé. Nourri de blues, de folk, de rock garage et de musique classique, il possède un imaginaire vaste et déroutant qu’il s’efforce de mettre au service de sa création.
En 1963, il fait appel au guitariste de blues Johnny Echols avec lequel il a grandi à Memphis, et dont le talent l’a conduit à accompagner le grand Miles Davis. Au cours de leurs pérégrinations, les deux hommes jouent dans l’orchestre de Little Richard. Après avoir rejoint Los Angeles, ils jamment également à plusieurs reprises avec un jeune guitariste au jeu détonnant. Un certain Jimmy James… (1er nom de scène de Jimi Hendrix). Une amitié naîtra de cette rencontre entre ces trois fines lames. Par la suite, ils croiseront à nouveau le fer, à l’abri des caméras et des regards indiscrets.
Les chouchous d’Elektra
Love s’établit à Los Angeles en 1965. Le bassiste Ken Forssi ami de Johnny Echols, rejoint la troupe, ainsi que le batteur Michael Stuart. Enfin, Bryan MacLean, chanteur et virtuose de la guitare folk, vient compléter la formation.
Dès leurs premières apparitions au London Fog, première étape avant le Whiskey a GoGo, Jac Holzman tombe sous le charme de Arthur Lee. Marchant à l’instinct, le fondateur d’Elektra Records décide de lui laisser carte blanche…
Leur premier album est un échec. Le second malgré de bonnes critiques est également ignoré. Le genre de bérézina conduisant généralement une maison de disques à ne pas remettre le couvert. Pourtant, Jac Holzman fait preuve d’une patience rare…
Et comment blâmer un homme de finance délaissant le profit pour laisser libre cours au génie d’un artiste. En particulier à cette époque, où on exploite comme jamais leur popularité, leur imposant souvent près de trois cents dates par an. De plus, Morrison et les Doors (recommandés par Arthur Lee) cassent la baraque ce qui permet à Elektra de voir venir. Love va s’atteler à la tâche de composer une oeuvre marquant les esprits… l’album Forever Changes !
Le paradoxe « Love »
Après l’écoute de Sergent Pepper il convoque l’orchestre philharmonique de Los Angeles. La légende, alimentée par Arthur lui-même, raconte que le compositeur les a payés de sa poche !
En tout cas, dés les premières notes d’une composition signée Bryan MacLean, on peut sentir ce doux parfum de l’inconnu. Attirant et inquiétant. Une rythmique flamenco, un arpège en mineur, des violons et un choeur de chant hippie, oscillant entre une variété cuivrée façon Motown et les heures les plus sombres de Tim Buckley. Plus tard, les trompettes viennent nourrir un sentiment de béatitude teintée d’angoisse. Un curieux mélange, et le début du paradoxe Love…
Love – Alone again or
La fusion est toujours de mise sur le second titre, véritable hymne psychédélique au riff redoutable, où le timbre grave et langoureux d’Arthur Lee fait merveille. La production est si somptueuse qu’on en oublierait presque que c’est un titre garage…
Love – A House is not a Motel
Le festival se poursuit avec ce morceau acoustique enivrant. La voix caméléon d’Arthur Lee s’exécute dans un chant d’une grande pureté. Une petite douceur, véritable complainte amoureuse, et fausse ballade moyenâgeuse. Un titre néanmoins céleste, auquel il est bien difficile de résister…
Love – Andmoreagain
Même si le titre « Daily Planet », une chronique sociétale façon Byrds, fait un peu retomber le soufflet, l’envoûtement reprend avec « Old Man », où on voit déjà, poindre l’ombre de Syd Barrett…
Love – Old Man
Sur le suivant, l’ombre du « diamant fou » se couche littéralement dessus, enveloppant la musique de « Love » d’un voile sombre et innocent. Le premier album des Pink Floyd, « The Piper at the Gates of Dawn » ayant fait irruption récemment dans les bacs, nul doute que Arthur Lee avait une oreille dessus. Une comptine dopée à l’ergot de seigle, que le fondateur des Pink Floyd n’aurait certainement pas reniée…
Love – The Red Telephone
Sans perdre de vue cette ligne claire-obscure qui donne à ce disque une teinte si particulière, Arthur Lee livre alors un morceau chargée d’énergie positive. Un hymne au bonheur, rythmé par des guitares espagnoles et des trompettes mexicaines virevoltantes. Seule bizarrerie, un titre interminable…
Love – Maybe the People Would be the Times or Between Clark and Hilldale
La suite est une série de bluettes naïves et opiacées parfaitement exécutées. A l’écoute de « Forever Changes » les noms de Lewis Carroll et Tolkien viennent à l’esprit. Et pourtant…
« La musique de ce quintette mixte de Los Angeles est comme un cafard surgissant de la bouche d’une beauté endormie. » Philippe Manoeuvre
Comme le fait joliment remarquer Philippe Manoeuvre, il émane de l’album une beauté macabre. Un peu à l’image de Syd Barrett ou Jim Morrison, les textes de Arthur Lee sont d’une noirceur totale, à travers laquelle, sa fragilité psychologique est mise à nue. Ses rêves, angoisses ou cauchemars ont pris forme sous l’aspect d’un opus ovni. A cette époque, l’interessé affirme d’ailleurs sentir sa fin toute proche…
L’addiction aux drogues dures mine le groupe. Quand Arthur et sa bande préférent rester à se défoncer dans leur villa sur les collines au lieu de promouvoir « Forever Changes » en concert, complètement ensorcelé par Arthur Lee, Holzman laisse faire… Avisé, Neil Young a refusé de gérer la production de l’album. D’ailleurs, Love se disloque juste après la sortie de « Forever Changes ».
Un échec marquant pour Arthur Lee
L’album ne dépasse pas la 154ème place au Billboard. Arthur Lee est effondré et sombre un peu plus dans l’héroïne. Mal reçu, ou mal perçu à sa sortie, « Forever Changes » ne devient culte qu’au début du troisième millénaire avec la banalisation d’internet. Certains de ses pressages sont aujourd’hui très convoités par les collectionneurs.
En 1969, Arthur Lee a l’occasion de rebondir avec l’aide de son ami Jimi Hendrix. Ce dernier l’invite à Londres, afin d’enregistrer neuf titres. Malgré les multiples points communs unissant les deux hommes, aigri par son manque de réussite et dévoré par l’orgueil, Arthur refuse d’utiliser les bandes. Pourtant, quelques années après que Jimi ait rejoint l’autre monde, sans doute dans le but d’attirer plus de monde à ses concerts, il clame à qui veut l’entendre, qu’il est la réincarnation de Jimi Hendrix…
Arthur Lee tire sa révérence en 2006. Il a tout juste le temps de gouter à la reconnaissance des oeuvres de Love et de son opus solo « Vindicator ». Excellent guitariste à l’univers onirique, virtuose de l’orgue, chanteur envoûtant, il était également doté d’un physique attrayant et pouvait se targuer d’être le père de la Pop Baroque. Arthur Lee possédait la palette idéale pour devenir une icône des sixties, mais les voies de la réussite restent impénétrables.
Serge Debono