THE DREAMING, le delirium fascinant de Kate Bush

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Un chef d’oeuvre robotique et dérangé

Selon Kate Bush, The Dreaming est son “I’ve gone mad album”, l’album où elle a cru devenir folle. Il est surtout le vecteur de son accomplissement artistique en tant que compositrice. Une œuvre singulière et personnelle, moins lucrative, mais à l’origine du culte de la sorcière du son.

The Dreaming

En 1980, après s’être produite aux côtés de Peter Gabriel dans une émission de télévision sur la BBC, Kate Bush renouvelle l’expérience sur Melt, le deuxième opus de l’ex-leader de Genesis (sur les titres No Self Control et Games without frontiers).

Le choc visuel Bowie, et le dernier concert de Ziggy Stardust, lui avaient inspirée sa vocation, et deux très bons albums, The Kick Inside, et Lionheart. La découverte du synthétiseur Fairlight CMI par le biais de son ami Peter Gabriel, avait donné naissance à une oeuvre plus personnelle et excitante, l’album Never for Ever.

Ruminant un nouveau concept, Kate Bush a une troisième révélation en assistant à un concert de Stevie Wonder au stade de Wembley. Elle s’enferme dans le studio huit pistes construit sur sa propriété d’Eltham, et décide de pousser encore plus loin son exploration.

The Dreaming

Kate Bush s’efforce de revenir aux origines du rythme. Celui du tam tam, des battements de coeur. Ses origines irlandaises rejaillissent au beau milieu de sonorités tribales et slaves dont elle s’abreuve, et dans lesquelles elle semble trouver des vertus expiatoires. Violon, rhombe, mandoline, bouzouki et didgeridoo viennent se greffer sur des instruments électroniques et traditionnels, pour une ronde hypnotique…

Kate Bush – The Dreaming

Son élaboration d’un paysage musical saisissant et inquiétant, toujours puisé dans les films gothiques et l’imagerie fantastique, perdure dans ses compositions. Inspirée de manière croissante, à la fois par les musiques folkloriques et le trip électro de Peter Gabriel et Siouxsie & The Banshees, Kate s’efforce d’obtenir une substance visuelle plus dense, en multipliant les échantillonnages.

Elle assure la totalité de la production et sollicite les conseils de Nick Launay, ingénieur du son pour Public Image LTD. Kate Bush commence par écrire Sat in your lap, en songeant à Stevie Wonder. Elle démarre ainsi l’un de ses plus grands délires soniques. The Dreaming (1982), son quatrième album…

Kate Bush – Sat in Your Lap

D’emblée, la photo noir et blanc sur la pochette, avec baiser et clé d’argent, évoquent les films de vampire d’antan. On y retrouve aussi son goût pour les films old school dans There goes a Tenner. Une ritournelle aux accents slaves, où il est question de braquage, de James Cagney, et Humphrey Bogart…

Kate Bush – There Goes a Tenner

Le joyau de cet opus est peut-être Pull out a pin, avec tout le mystère qui l’entoure. Elle écrit ce titre juste après avoir visionné un documentaire sur la guerre du Vietnam… Je me dois de préciser qu’à cette époque (1982), Kate Bush nourrit quelques rancoeurs à l’égard de ses cousins d’outre-atlantique. Sans raison apparente, ses œuvres sont boudées par les américains. Au point que son deuxième album (Lionheart) n’a même pas été distribué sur leur sol.

Dans le texte, Kate évoque sous une forme poétique son combat pour survivre grâce à un Bouddha et une balle en argent. Son ennemi est à la fois un vampire, et “l’ogre” et cousin Yankee. Alternant un langage tantôt sibyllin, tantôt explicite, toujours sur le fil du rasoir, la sorcière envoûte l’auditeur. Harmonie et variations vocales ajoutent une sensualité déroutante à ce titre déjà très inspiré.

Kate Bush – Pull out the Pin

Dans le titre Suspended in Gaffa, elle déploie toute sa palette vocale pour exprimer les turpitudes d’une femme pas encore prête à renoncer à sa liberté. Tout cela sur un rythme de fête foraine sous acide, et une petite pincée d’Oscar Wilde

Kate Bush – Suspended in Gaffa

Si la sorcière du son nous avait déjà habitué aux expérimentations sonores, et à une bonne dose d’onirisme, un sentiment plus rare sur les précédents albums semble soudain omniprésent. La rage ! Une rage existentielle présente en filigrane dans le propos, mais totalement exacerbée dans des instrumentaux avangardistes et virtuoses.

Comme sur ce titre à la poésie animale. Kate Bush évoque la nécessité de laisser sortir le mal qui est en nous…

Kate Bush – Leave it open

L’artiste s’investit corps et âme dans la production. Elle sait pertinemment qu’en s’éloignant de la pop, et en optant pour un chemin de traverse, elle risque de perdre une partie du public. Mais Kate est convaincu que le temps est venu de mettre son âme à nue dans son œuvre. Et cette dernière réclame de l’abstrait, et du viscéral.

Kate Bush
Photographié par son frère, John Bush.

La direction d’EMI Records est déroutée par son nouveau projet. Mise sous pression, Kate Bush consomme une grosse quantité d’herbe en studio, au point d’agacer ses musiciens. En pleine métamorphose, elle éprouve son corps et s’immerge dans la folie, tel un poète en quête d’inspiration et de vérité. Elle va jusqu’à s’enregistrer sous l’eau dans une piscine, ou encore se gaver de lait et de chocolat afin de rendre sa voix glaireuse, pour les seuls besoins d’un passage sur le titre Houdini.

Une ode au célèbre magicien, dans laquelle la sorcière mêle habilement classique, pop et expérimental…

Kate Bush – Houdini

Loin des enregistrements brut des débuts, elle peaufine ses prises et empile les overdubs afin de créer des mille feuilles sonores. Pour les batteries, elle use de l’effet “noise gate”. Une technique visant à éliminer tout parasite dans le signal entrant, afin d’obtenir un son pur. Sur certains titres, sa voix comporte jusqu’à cinq couches !

Le titre suivant est inspiré par l’histoire de Shining, l’enfant lumière. Un roman signé Stephen King, publié en 1977, et adapté en 1980 au cinéma par Stanley Kubrick.

Get Out of My House

En quête de perfection, elle convie une vingtaine de musiciens renommés. Tel que son parrain de carrière David Gilmour (Pink Floyd), le claviériste de Yes, Geoff Downes, et le multi-instrumentiste émérite Danny Thompson. Ou encore le contrebassiste de jazz Eberhard Weber, dont elle est une grande admiratrice. Fulminant d’idées plus insolites les unes que les autres, la toute jeune productrice met ses acolytes à rude épreuve. Les séances sont parfois agitées et tendues. Il lui faudra un an, avant d’obtenir le résultat qu’elle souhaite.

En résulte un fabuleux album encensé par ses pairs, et les générations suivantes (Bjork, Tupac, Big Boi). Même si Kate Bush a consenti à évincer quelques merveilles, comme cette reprise de Donovan

Lord of the Reedy River

En septembre 1982, The Dreaming sort dans les bacs. Evidemment, son succès n’égale pas celui des albums précédents. Ni Sat in Your Lap, ni There Goes a Tenner ne possèdent le potentiel commercial des singles Babouchka et Wuthering Heights. Pourtant l’album se classe n°3 au Royaume-Uni…

“La principale chose que j’ai entendue était” non commercial “… L’étiquette que la presse, la maison de disques lui a mise. Mais qu’un disque non commercial se classe directement numéro 3 des charts me semble ironique.”
Kate Bush

En réalité, les critiques sont déroutés par ce virage art-rock emprunté par l’artiste. Plutôt que d’y voir un cheminement artistique, une forme de maturité et la suite logique de ses premières tentatives sur Never For Ever, ils préfèrent pointer une œuvre trop abstraite et réservée aux initiés.

Kate Bush
Kate Bush croquée par José Correa

Même si son côté légèrement expérimental l’empêche d’atteindre des sommets, The Dreaming est un album fondateur. Il est également le plus encensé par les fans de la sorcière du son. Si personnellement, je me refuse à choisir un diamant parmi ses pierres précieuses, je reste convaincu qu’il a permis à Kate Bush de s’émanciper du carcan pop. Grâce à lui, voilà 40 ans, qu’elle jouit d’une totale liberté, de s’y replonger (disque 1 de Hounds of Love), ou d’en sortir (Aerial et 50 Words for Snow). La plus belle récompense qu’une artiste aussi indépendante et populaire puisse obtenir.

Serge Debono

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