Blackman ou Animals, plus artisan que rockstar…
L’histoire d’Eric Burdon est unique. Celle d’un petit blanc asthmatique de Newcastle, fan de blues et de R&B, devenu l’un des plus grands interprètes des sixties. Une œuvre considérable pas toujours estimée à sa juste valeur, et un parcours atypique, et parfois chaotique, mais durant lequel, il a glané un titre mérité d’ambassadeur du blues.
The Animals – Boom Boom (John Lee Hooker)
Né le 11 mai 1941, Eric Victor Burdon grandit au sein d’une famille modeste, dans la ville portuaire de Newcastle Upon Tyne, tout près de la frontière écossaise. Le décor est sinistre, et sa vie scolaire plus encore. Entre les châtiments corporels et les sévices infligés par les enseignants, qui s’ajoutent aux railleries de ses camarades, Eric vit un enfer. En conséquence, il est sujet à de violentes crises d’asthme.
Grâce à son père, électricien et réparateur en tout genre, sa famille dispose d’une télévision dès le début des années 50. A 10 ans, Eric peut admirer Louis Armstrong, mais n’envisage pas encore de faire de la musique.
Adolescent, il fait la rencontre d’un marin. Ce dernier habite le même immeuble, et l’invite à venir écouter des disques de blues et de rythm & blues qu’il ramène des Etats-Unis. Ces sonorités commencent à inonder les ondes radio d’Angleterre. Eric est en extase à l’écoute de Ray Charles, Bo Diddley et Fats Domino. C’est par le biais de ces artistes qu’il contracte le virus du rock’n’roll.
The Animals – The Story of Bo Diddley
Également fan de jazz, il s’essaie au trombone. Sans réussite. Comme Jimi Hendrix, c’est en entendant Muddy Waters pour la première fois, que le choc se produit. Burdon veut chanter. Considérant qu’il n’a pas de prédisposition pour les instruments, il décide de travailler sa voix, dont la puissance détonne. Cette dernière a causé son renvoi de la chorale paroissiale, sous prétexte qu’elle couvrait celle des autres.
Alors qu’il suit des cours de photographie et d’arts graphiques, il fonde son premier groupe avec son ami John Steele (batteur). Les Pagan Jazzmen (Jazzmen Païens) voient le jour à la fin de l’année 1956. Ils se produisent dans les clubs de Newcastle avec un répertoire essentiellement skiffle et jazz, puis s’orientent sur des musiques rocks et R&B. Burdon applique déjà une voix grave et sensuelle, et une interprétation audacieuse, presque soulful, à un titre qu’il reprendra par la suite chez les Animals. I Put a Spell on You, le standard épique et sulfureux de Screamin’ Jay Hawkins.
The Animals – I Put a Spell on You
Durant l’été 1959, Alan Sanderson, Jimmy Crawford, et le claviériste Alan Price, rejoignent le groupe. Seulement, en acceptant un poste de dessinateur industriel, John Steele met fin à l’aventure. Quelques mois plus tard, réalisant qu’il n’est pas fait pour ce travail, il croise à nouveau la route de Burdon. Les deux amis fondent alors The Kansas City Seven (The KC7). La suite est un jeu de chaises musicales…
Deux membres quittent le groupe. Le bassiste Chas Chandler fait son apparition, et enrôle le pianiste Alan Price au sein des Kon-Tors. Burdon se retrouve esseulé, mais Price est mécontent de son nouveau groupe et fonde The Alan Price Rythm & Blues Combo avec Chas Chandler. Pas très à l’aise devant le micro, il invite Burdon à venir grossir les rangs…
A cette époque, si l’entente entre les deux hommes est plutôt bonne, une certaine rivalité les oppose déjà quant au leadership. Burdon pose deux conditions à sa venue : un salaire hebdomadaire de 4 livres, et la présence de son ami et batteur John Steele. Price recrute en prime le guitariste Hilton Valentine. Le premier line up de The Animals est né (1962).
« Le nom d’Animals vient d’un membre d’une bande dont je faisais partie. Un mec avec qui j’ai souvent traîné… Il s’appelait Animal. C’était son surnom. J’ai suggéré que ce nom soit retenu pour refléter l’esprit de notre groupe. Finalement, nous sommes devenus les Animals. La presse s’est emparée de ce fait, pour vendre l’histoire comme quoi notre nom venait du fait que nous nous comportions comme des bêtes sur scène. »
Eric Burdon
Leur premier single, Baby Let Me Take You Home, reprise d’une adaptation de Bob Dylan sur son premier opus (1962), est déjà un demi-succès.
Ses arrangements inciteront d’ailleurs le Zim à glisser lentement vers l’électrique. Mais c’est avec House of the Rising Sun que The Animals font une entrée fracassante dans les charts anglais et américain. Deux pays revendiquant d’ailleurs la paternité de ce titre traditionnel, et dont l’origine reste floue.
Concernant la version des Animals, Eric Burdon dit avoir entendu cet air dans un bar de Newcastle, et le guitariste Hilton Valentine avoir puisé son arpège dans l’adaptation de Bob Dylan. Leur producteur, Mickie Most, orfèvre des manettes, hésitant au départ, consent à l’enregistrer. Jusqu’ici, le groupe avait pour habitude de la jouer en clôture de ses concerts, dans le but de se singulariser.
House of the Rising Sun, standard parmi les standards, est souvent considéré comme le premier titre folk-rock.
The Animals – House of the Rising Sun
Évidemment, cette version, bien que portée par la sublime voix du chanteur, reste également célèbre pour sa fabuleuse partition d’orgue, jouée par Alan Price sur un Vox Continental. Le claviériste va sceller prématurément le sort du groupe en s’attribuant la paternité des arrangements. Même si The Animals publient entre 1964 et 1966, une vingtaine de titres références. Comme ce titre rock, furieusement entraînant…
The Animals – Around and Around
Ou encore ce boogie infernal composé par Alan Price, et écrit par Eric Burdon. Une première composition originale, qui devient leur deuxième tube en terres anglophones.
The Animals – I’m Crying
C’est une période faste et créative pour le rock anglais. La mode du Swinging London envahit les rues, et le son des Beatles, Stones et Hollies inonde les ondes. Les Kinks, les Small Faces, les Yardbirds, ou encore The Who commencent déjà à donner un nouvel élan au rock’n’roll. Malgré une concurrence féroce, le groupe de Newcastle a des atouts à faire valoir. Un groupe de blues-rock bien rodé, auquel s’ajoutent les talents de soliste de Alan Price et Hilton Valentine. Mais la grande force du groupe reste son chanteur. Eric Burdon possède déjà une voix d’une grande maturité, intelligible et virile. Son charisme et sa gueule de voyou sympathique, sont un plus qui ne laisse pas indifférent le public féminin.
En 1965, sa culture R&B lui permet de livrer des versions très impressionnantes des titres Bring it on Home, de Sam Cooke, et Don’t Let Me Be Misunderstood, de Nina Simone. Quant aux courants garage et psyché, il ne rencontre aucune difficulté à les apprivoiser.
It’s My Life
Lorsque le groupe déboule aux Etats-Unis, ils ont la surprise de découvrir à travers la fenêtre de leur chambre d’hotel, un message leur étant destiné : “Rentrez chez vous sales nègres !”. Dans une Amérique incandescente, leur inclinaison pour le blues et la musique noire ne fait pas l’unanimité. Comme les Rolling Stones, ou Them, ils comptent sur leur succès auprès des jeunes pour pénétrer la culture locale.
Les menaces n’empêchent pas Burdon de signer une composition engagée, et inspiré par A Change is Gonna Come (Sam Cooke). Un titre prônant la paix, la tolérance, et l’égalité des races.
I’m Gonna Change The World
Hélas, le groupe perd Alan Price en 1965. Si les conflits l’opposant à Burdon transpirent dans le milieu, l’organiste invoque sa peur de l’avion, et les tournées à venir, afin de quitter les Animals. Les problèmes d’égo de Price n’y sont sans doute pas étrangers, les abus d’alcool de Burdon également. Chas Chandler s’en va manager Jimi Hendrix, quant à John Steel, il se lance dans les affaires.
Le vent du changement est annoncé de manière explicite sur l’album suivant, Winds of Change, paru en 1967. Eric Burdon & The Animals réunit une formation composée de quatre nouveaux musiciens, Vic Briggs (piano et violon), John Weider (guitare), Danny McCulloch (basse), et Barry Jenkins (batterie). Cela s’accompagne d’une nouvelle vague d’inspiration pour Burdon, même si on peut déceler quelques regrets, et une certaine nostalgie dans ses textes.
Eric Burdon & The Animals – Good Times
Adhérant au mouvement pacifiste déferlant sur les États-Unis, Eric Burdon souscrit également aux idées novatrices de la contre-culture.
Après avoir souvent échangé avec Jimi Hendrix à Londres, il se lie à Mama Cass, David Crosby, ou encore Jim Morrison, en s’installant à Laurel Canyon, quartier de Los Angeles et fief des hippies. Le Roi Lézard est fan des Animals. On peut d’ailleurs constater certaines similitudes avec les Doors. Voix de baryton du chanteur et clavier omniprésent.
« La Love Generation a aidé la position anti-guerre aux États-Unis. Cela a certainement fait tourner la tête de beaucoup de soldats, les faisant se demander pourquoi ils devaient rester à combattre, alors qu’à la maison, leurs copines s’amusaient. Cela a causé beaucoup d’angoisse à ce niveau.” E.B
En juin, contrairement aux Beatles, aux Rolling Stones, ou aux Doors (pas conviés), Eric Burdon & The Animals se produisent au Festival Pop de Monterey.
Eric Burdon & The Animals – Monterey
Prendre part à ce grand rassemblement, événement pionnier dans l’histoire de la musique, va permettre au groupe, et à son leader, de devenir très populaire en Californie. L’implication de Burdon dans la mouvance San Franciscaine et l’hédonisme hippie, son attitude et son mode de vie, contribuent aussi à faire de lui, un modèle d’émancipation.
Des titres comme Monterey, ou le somptueux San Franciscan Nights, finissent d’en faire une figure emblématique de la génération fleurie.
Eric Burdon & The Animals – San Franciscan Nights
Fin 1968, la nouvelle formation implose à son tour. Burdon consomme une quantité effrayante d’alcool et de stupéfiants. Du reste, l’effervescence créative du courant psychédélique l’incite à explorer d’autres horizons.
Il fait la connaissance de War, groupe funk-rock de Long Beach, avec lequel il revient à ses premiers amours, et se réinvente en chanteur de rythm & blues. Une demi-surprise révélée sur deux opus de très grande qualité.
Eric Burdon & War – Tobacco Road
Au contact de ces musiciens afro-américains, celui que l’on surnomme désormais The Blackman (titre du deuxième opus), affirme son engagement pour la cause noire. Revigoré par cette nouvelle aventure, la chaleur des cuivres, et l’énergie du funk, Burdon semble renaître là où il aurait dû se trouver depuis toujours. Un groupe exhalant l’ambiance des juke joints blues, militant avec rythme et percussions.
Eric Burdon & War – Paint it Black + Medley
Il existe des titres frisant la perfection, par leur pureté, ou leur simplicité. Tout cela est discutable, bien sûr. Night in White Satin des Moody Blues, fait partie des standards impérissables, dispensant le plus talentueux des artistes, de toute reprise.
Eric Burdon n’est pas plus zélé que ses homologues, et bien plus respectueux que la moyenne des œuvres d’autrui. Seulement, il possède un talent d’interprète aussi rare que la neige au Sahel. Alors, lorsqu’il s’adonne au sacré, on se surprend à oublier l’original, pour plonger dans l’instru hypnotique de War, et le chant habité de Burdon. Rock, soul, jazzy, et même un peu punk. Dans tous les cas, magistral !
Eric Burdon & War – Nights in White Satin
Burdon vit, de son propre aveu, “un trip phénoménal”. Pourtant, éreinté par une tournée interminable censée compenser le manque de promotion, il décide de quitter l’aventure War. Encore une fois, compte tenu des productions engendrées, l’auditeur peut nourrir quelques vifs regrets.
Dans cette première partie des années 70, voyant ses rêves, et ceux de la contre-culture, tomber en désuétude, il décide de revenir à la source de toute chose. Le blues ! Sa rencontre avec Jimmy Witherspoon, musicien et chanteur de jump blues, débouche sur un opus. L’album Guilty a la particularité d’être orchestré par Ike White, un détenu à perpétuité, accompagné d’un groupe de la prison de St Quentin.
Eric Burdon & Jimmy Witherspoon – Soledad
Difficile de savoir si Burdon écourte ses belles expériences par peur qu’elles ne se gâtent, par pur masochisme, ou alors parce que sa propre instabilité ne peut s’accommoder d’une pérennité. A moins que les responsables ne soient… l’esprit itinérant du blues et la liberté qui l’accompagne ?
Le fait est qu’en 1974, il s’écarte des musiques noires, et forme un groupe heavy, The Eric Burdon Band, avec le jeune (17 ans) et talentueux guitariste, Aalon Butler. On pouvait craindre le pire, d’autant que l’essentiel du LP est constitué de reprises. Mais comme souvent avec The Blackman, tout sonne merveilleusement bien.
The Eric Burdon Band – Don’t Let Me Be Misunderstood
Les drogues dures prennent de plus en plus de place dans la vie du chanteur. Son addiction nuit à ses interprétations, parfois à ses textes, et détériore considérablement ses rapports avec les autres musiciens. Les années 70 le voient sombrer lentement dans un hard-pop hésitant. Les effets de sophistication dénaturent son sublime grain de voix, et le meilleur de son inspiration se perd dans des impros interminables. Quelques exceptions tout de même…
Stop
La suite est inégale. La lutte avec ses démons va durer 20 ans, et laisser Burdon amoindri. Il produit de nombreux albums, qu’il faut absolument écouter, si vous souhaitez avoir la chance de tomber sur ce genre de perle…
On The Horizon
Eric Burdon marque une longue pause dans sa carrière. Seize années sans écrire le moindre titre. Comme pour compenser sa verve d’antan. Lorsqu’il fait son retour en 2004, c’est avec une énergie créatrice retrouvée.
En 2006, l’album Soul of a Man est une véritable résurrection. Burdon s’est baigné dans le blues originel, et régurgite son plus vieux penchant. Le son de Chicago, et du Mississippi.
Kingsize Jones
Il aurait pu dès le départ, travailler son image, comme l’ont fait d’autres leaders charismatiques. Sa voix incroyable, son air doux et canaille, sa dégaine de marin saoul en permission, tout chez lui avait de quoi exciter des générations de jeunes filles. Eric Burdon a goûté à la gloire, mais comme son vieux pote Jim Morrison, il l’a trouvée amère. Alors, la faucheuse refusant de l’accueillir dans le temple sacré de la musique pop, il a préféré poursuivre sa tâche, entre l’ombre et la lumière. Celle d’un artisan du blues, et du rythm and blues. Et d’un passeur dans le monde du rock.
Sa voix a fait vibrer de nombreuses générations, et continue de susciter l’admiration. En 2021, après avoir fêté son 80ème anniversaire, il a décidé de raccrocher le micro. Tout du moins, en public. Outre son talent de chanteur, Eric Burdon possède plusieurs cordes à son arc. Écrivain, acteur, ou peintre, il dispose de nombreux moyens d’occuper une retraite bien méritée. Alors écoutons sa musique, tant que nous pouvons, et multiplions les hommages, avant que le blues ne le ramène définitivement vers ses idoles.
Serge Debono