Quand les Stones sombrent… pour le meilleur !
Sticky Fingers, deuxième album studio publié par les Rolling Stones depuis la mort de Brian Jones, est un coup de maître. Entre dope, poursuites judiciaires, arnaques et escroqueries, la musique du groupe surnage. Car les Stones, et c’est ce qui les rend plus rock’n’roll que n’importe qui, ont toujours excellé dans les pires moments de leur existence.
L’ambiance n’est pas au beau fixe chez les Stones au début des seventies. Bien que cette période soit l’une des plus riches du groupe, elle correspond au moment où les premières tensions se font sentir au sein du quatuor, et où Keith Richards semble le plus perché. Mick Jagger, frontman et emblème du groupe, prend définitivement les rènes. Sticky Fingers sera d’ailleurs le premier à porter le célèbre logo du groupe évoquant la bouche du chanteur (The Tongue and lips).
En passe d’être libérés de leur contrat léonin les liant à Decca Records, ils doivent encore un titre à leurs employeurs. Dans le même temps, les Stones découvrent que leur ancien manager, Allen Klein, a habilement détourné leurs droits sur leurs compos des sixties en faveur de sa société ABKCO. Pour le chanteur, c’en est trop. Déjà en froid avec le patron de Decca, Jagger propose en guise d’adieu, un titre d’une rare violence (Cocksucker Blues = le blues du suceur de bite).
The Rolling Stones – Cocksucker Blues
Offre refusée, bien entendu. Decca Records devra se rabattre sur une réédition en single de Street Fighting Man.
Insubmersibles Stones
En dépit de ces soucis contractuels et de leurs affaires de stups, la popularité du groupe ne fait que se consolider au fil du temps. Rien ne semble pouvoir atteindre les Stones, ni entraver leur marche en avant. Mick Jagger profite du chaos pour revenir aux racines. Le blues. Et pour cela, il fait appel à Mick Taylor, jeune guitariste de 21 ans ayant fait ses armes aux côtés de John Mayall, chez les Bluesbreakers, et ayant déjà officié sur l’album Let it Bleed (1969).
The Rolling Stones – You Gotta Move (reprise de Fred McDowell)
Les huits premiers albums contenaient tous, au moins un tube en puissance. Sur Sticky Fingers, c’est Mick Jagger qui se charge du standard rock.
« Je suis le maître du riff. Le seul que j’ai loupé et que Mick a trouvé, c’est “Brown Sugar”, et je dis chapeau. Là, il m’a bluffé. Je l’ai arrangé un petit peu, mais c’est bien lui, paroles et musique. »
Keith Richards
Le texte de Brown Sugar évoque le destin d’une esclave noire appréciée pour ses charmes, et son goût… Jouant sur le double-sens, et la dépendance, “sucre brun” désigne également l’héroïne de manière argotique. Mick Jagger l’aurait écrit en songeant à Claudia Lennear, choriste pour Stephen Stills et Ike & Tina Turner.
On peut louer les arrangements, et la production de Jimmy Miller, mais comme souvent chez les Stones, un riff ajouté à l’énergie contagieuse du chanteur dispensent de tout discours.
The Rolling Stones – Brown Sugar
Si les crédits de Sway sont attribués aux Glimmer Twins (Jagger-Richards), c’est pourtant Mick Taylor qui donne toute sa grandeur au morceau.
De superbes ornements de guitar-slide et deux solos virtuoses, sur le pont, et en conclusion, élèvent ce titre soul au niveau des œuvres majeures du groupe. Le Keef est toujours aux abonnés absents, et c’est Mick Jagger qui tient la guitare rythmique.
The Rolling Stones – Sway
Si durant les années 60, Mick Jagger ne s’est jamais de privé d’ajouter une dose de sexisme à ses textes, Wild Horses possède assez d’émotion pour le faire oublier. C’est Keith Richards l’instigateur de cette ballade. Comme c’est souvent le cas chez les Stones, après avoir posé les accords et le refrain, il laisse le soin à Mick Jagger de trouver le texte et la mélodie des couplets.
Gram Parsons, ami de Keith Richards, est de passage. Il apporte sa science de la country, ainsi que quelques améliorations. La légende dit qu’il aurait fait plus encore… Elle raconte aussi que le texte s’adresse à Marianne Faithfull, ce que réfute Jagger. Keith Richards explique qu’il s’agit en réalité de leur besoin d’évasion. La chanson exprime leur désir de se substituer au quotidien, aux obligations, aux tournées…
Ce dernier point est sans doute le plus important. Wild Horses possède une telle puissance évocatrice que seule l’émotion prime. Un titre folk dans lequel on aime se perdre, voltigeant au son de la douze cordes du Keef, entre les mornes plaines et la mélancolie du désert.
The Rolling Stones – Wild Horses
Très impressionné par le talent de Mick Taylor, et voyant Keith Richards sombrer un peu plus chaque jour dans l’héroïne, Jagger laisse le jeune guitariste s’impliquer dans les compositions.
Aujourd’hui encore, il reste le seul guitariste solo à avoir pu piétiner les plates bandes du Keef au sein des Stones, au niveau de l’instrument, mais aussi de la composition. Ainsi, il semblerait que les titres Sway, Can’t you hear me knocking et Moonlight Mile, soient de sa main, puisqu’il en est crédité sur la version originale. Bien qu’il en soit absent sur les rééditions…
Quoi qu’il en soit, le riff joué par Keith Richards fait mal. Jagger prétend avoir peiné sur les aigus, mais sa voix sent le stupre et épouse le riff à merveille. Jagger, Richards, Taylor, Wyman et Watts sont épaulés par le sax de Bobby Keys, l’orgue de Billy Preston et les congas de Rocky Dijon. Le final halluciné est un enchantement. Le solo façon Carlos Santana est une véritable improvisation de Mick Taylor. Au final, un titre plus stonien que nature, et que le public saura apprécier.
The Rolling Stones – Can’t You Hear Me Knocking
Sur le plan instrumental, il semblerait donc que Mick Taylor soit le principal artisan de Moonlight Mile, comme en atteste le toucher de guitare délicat aux sonorités indiennes. Dans le texte, Jagger est assis dans un train de nuit. Il évoque la solitude qu’il ressent en songeant à la femme qu’il aime. Le seul lien reliant les amoureux entre eux étant le clair de lune. “Moonlight mile” est aussi la distance mise en lumière, qui le sépare de son amour.
The Rolling Stones – Moonlight Mile
Le titre Bitch brille par son genre hybride. Entre son riff dur et ses cuivres, il est un mélange insolite de hard-rock et de soul-music. Mais c’est le groove, le nerf de cette composition. Et pour le coup, il faut saluer le sulfureux Keith Richards.
A l’image de son groupe, sa faculté à conserver son feeling, même dans un état second, reste un mystère. A ce propos, l’ingénieur du son Andy Johns a déclaré :
“Nous faisions tourner “Bitch”, et Keith était très en retard. Mick Jagger et Mick Taylor avaient joué la chanson sans lui et ça ne sonnait pas très bien. Je suis sorti de la cuisine et il était assis par terre sans chaussures, mangeant un bol de céréales. Soudain, il a dit : ‘Oh, Andy ! Donne-moi cette guitare.’ Je lui ai tendu sa Dan Armstrong en Plexiglass. Il a lancé le morceau dans le tempo et a juste mis l’ambiance dessus. Instantanément, il est passé de ce bordel laconique à un véritable groove.”
The Rolling Stones – Bitch
Avec Wild Horses, les Stones ont délivré l’une de leurs plus belles ballades romantiques. Sister Morphine est son équivalent… du côté obscur.
Ballade junkie écrite et interprétée une première fois par Marianne Faithfull, elle envoute l’auditeur et vient nourrir un peu plus la sombre légende du groupe.
“ The Scream of the ambulance is sounding in my ears
Tell me Sister Morphine, how long have I been lying here ?”
Sur la version studio, l’arrangeur et producteur Jack Nitzsche se charge de la partie piano. Comme sur le reste de l’album Sticky Fingers, la production de Jimmy Miller est de grande qualité. N’oublions pas Ry Cooder, qui en plus d’initier Richards à l’open tuning, reste celui qui donne par sa technique de slide toute sa maestria à ce morceau. Avec la voix hantée de Mick Jagger…
The Rolling Stones – Sister Morphine
Écrire de la country pure et dure n’est pas donnée à tout le monde. Le duo Jagger-Richards réalise une vraie prouesse, sous l’influence de Gram Parsons. Leurs voix conjuguées, le tempo entraînant, et les coups de glissando de Taylor, font de ce titre un standard du genre. Son texte morbide contraste avec l’atmosphère légère, et font de lui une composition insolite. Elle sera d’ailleurs reprise par le grand et ténébreux Townes Van Zandt.
The Rolling Stones – Dead Flowers
Le blues était le leitmotiv de Jagger au moment de démarrer l’enregistrement de Sticky Fingers. Au final, hormis le titre You Gotta Move, et celui disséminé dans leur rock, le blues est sévèrement concurrencé par les sonorités soul et country.
Comme Love in Vain, titre de Robert Johnson repris sur l’album précédent (Let it Bleed), I Got The Blues est une ballade triste et mélancolique. Écrite par Jagger et Richards, elle évoque pourtant les productions de Stax Records, plus que celles du Delta Blues. Fans de Otis Redding, les Glimmer Twins avaient déjà enregistré une adaptation de I’ve Been Loving You too Long, en 1965. On retrouve certaines similitudes avec ce titre. Notamment la tonalité des cuivres, et l’effet reverb de la guitare.
I Got The Blues
En 1971, compte tenu de l’atmosphère pernicieuse et chaotique entourant le groupe, on aurait pu s’attendre à une chute vertigineuse. Numéro un dans une douzaine de pays, dont l’Angleterre et les Etats-Unis, Sticky Fingers est l’une des plus grandes réussites des Rolling Stones, tant sur le plan critique que commercial.
Très attendu, l’album Sticky Fingers et son titre puisé dans le porno, vont très vite devenir culte. Sa pochette braguette (suggestion d’Andy Warhol réalisée par Billy Name) déboulent dans les bacs le 23 avril 1971.
Dans un premier temps, les disquaires ne montrent un enthousiasme que très modéré. La faute à un problème de logistique…. En effet, la couverture signée Andy Warhol, et déjà très provocatrice avec son son entrejambe moulé dans un pantalon, a la particularité d’être en relief, un bout du jean avec fermeture éclair étant fixé dessus. Comme une métaphore de ce groupe, à la fois brillant et énervant, les distributeurs réalisent qu’en empilant les albums dans les rayons, le fameux zip de la fermeture éclair a tendance à abîmer les disques voisins… Ce n’est qu’une pierre de plus, ajoutée à l’édifice de leur légende.
Serge Debono