Baroque épique !
C’est sûr, Ian McCulloch peut être fier de son gang, lui qui veut jouer dans le meilleur groupe du monde. Depuis 1978, les gars de Liverpool sont devenus en quatre ans l’un des phares de la New Wave – on n’emploie pas encore le terme Post-punk – à l’instar de Cure, de Siouxsie And The Banshees, de Bauhaus, et surtout de Joy Division, l’étoile noire. Il faut dire qu’ils en ont des qualités : un guitariste imaginatif, Will Sergeant, un bassiste au jeu hypnotique, Les Pattinson, un chanteur à la voix ample et émotionnelle, Ian, influencé aussi bien par Jim Morrison que Frank Sinatra, et également excellent à la guitare rythmique. Enfin, ce quatrième homme qui a eu la bonne idée de remplacer la boîte à rythmes des débuts – le Echo de leur nom d’après certains esthètes – ce tambour major à la frappe implacable, Pete de Freitas.
En deux albums, Crocodiles (1980), à la pochette forestière, et le maritime Heaven Up Here (1981), Echo And The Bunnymen imposent leur vision entre électricité froide, chant épique et néo psychédélisme tribal. Et avec leurs vêtements militaires achetés dans les fripes parce que c’est solide et moins cher, ils ont même relancé un look et les ventes de Stocks US, comme The Clash.
Echo And The Bynnymen – All That Jazz (Crocodiles) Live (1981)
THE HAPPY LOSS
Mais Ian en 1982 s’inquiète et doute. Il faut préparer le nouvel album. Bonne initiative, on reprend Ian Broudie, le producteur des premiers singles. Malgré ça, les sessions s’avèrent difficiles, horribles selon leur leader. Les amis s’éparpillent : Pete De Freitas avec les Wild Swans, Will Sergeant dans son disque solo instrumental Themes For Grind, et Les Pattinson manifeste son aversion pour l’industrie du show biz. Quant à Ian, il a la sensation de perdre le fil, et même de vieillir comme il le déclare dans Rock&folk, c’est vrai qu’il a déjà 23 ans… Mais en pétrissant cette boue, on en fait de l’or, pour paraphraser Baudelaire, car en prémices, le quatuor balance fin Mai 1982 l’incroyable single, The Back Of Love.
The Back Of Love (1982)
Émerge en effet de ce marasme cette pépite échevelée où rayonnent le jeu puissant de De Freitas, les montées de basse de Pattinson, les fulgurances rythmiques de Sergeant, accompagnés des cordes du violoniste indien Lakshminarayana Shankar, un invité de Ian Broudie et Bill Drummond, leur manager. Et bien sûr le chant glorieux de Big Mouth Ian ! De toutes évidences, les gars ont décidé d’enrichir leur son guitare / basse / batterie. Comme l’indique aussi la face B du maxi, le très beau et brumeux Fuel : boîte à rythmes, nappes de synthés, glissements d’accords de Will près du chevalet et marimbas de Pete…
Fuel – The Back Of Love EP (1982)
Résultat inespéré : le brûlot romantique The Back Of Love atteint le Top 20 anglais, une première pour les lapinous qui multiplient donc les prestations à la télé. Ils reprennent aussi la route, dont une participation remarquée au WOMAD Festival de Peter Gabriel où ils interprètent une version solennelle de Zimbo (All My Colours), une merveille de Heaven Up Here, en compagnie des Tambours du Burundi.
Echo And The Bunnymen With The Royal Burundi Drummers – Zimbo Live At WOMAD Festival (1982)
Malheureusement, leur maison de disques, WEA, refusent la première version de l’album, la considérant non commerciale ! Devant cette nouvelle contrainte, la team décide de retravailler l’ensemble mais cette fois en intégrant Shankar dans le processus créatif. Une décision artistique et humaine qui fera la différence. Car comme pour leurs aînés de Liverpool, les Beatles, dont les séances finales de Let It Be en 1969 seront sauvées par l’arrivée de Billy Preston, l’intégration du violoniste Shankar dilue les oppositions entre les musiciens et surtout apporte une touche orientaliste bienvenue au projet.
PORCUPINE
Le troisième opus d’Echo And The Bunnymen paraît le 4 Février 1983, précédé en Janvier du Single The Cutter. Finalement, il porte le titre de Porcupine, hérisson ou porc-épic en Français, symbole peut-être qu’il faut affronter ses épines pour l’approcher. Sa pochette s’affiche à nouveau élémentale avec une photo – magnifique – des 4 en plein glacier islandais, un cliché saisi dans des conditions dangereuses d’après son auteur Brian Griffin. L’opus recueille 10 morceaux.
En ouverture de la première face, les gars choisissent justement The Cutter. Quel titre ! Introduit et sublimé par les violonades indiennes de Shankar, il mêle un schéma rythmique habituel des Bunnymen à une explosion d’émotions annonçant le refrain de Ian : Am I the happy loss… Des cuivres renforcent sa puissance majestueuse, une option instrumentale pourtant critiquée par les quatre à l’époque, soi-disant sans leur aval. Cette création d’une rare intensité cartonnera plus encore dans les Charts anglais.
The Cutter – Porcupine (1983)
Finement, l’équipe enchaîne avec l’autre tube The Back Of Love. Duo gagnant ! Puis, on calme le jeu pour parler du diable blanc de McCulloch. Marimbas, mèches de larsen, coups de marteaux, guitares électriques et folks, violon, section rythmique, cette étrange ballade à la fois froide et sulfureuse n’a pas d’équivalent sonore. Il y a quelque chose d’obsessionnel dans ces thèmes plus acoustiques de l’album.
My White Devil
Clay, la 4e plage, rappelle des contrées voltaïques déjà visitées par le quartet, notamment les accords saccadés de McCulloch sur sa guitare demi-caisse (Gibson 335) et ses montées de voix en pleine gloriole réverbérée. Mais là aussi, le brouillard de notes en vibrato et larsen de Sergeant (Fender Telecaster) accompagné par les crissements du violon participe à un dérèglement général des sens. Pete de Freitas y joue d’une manière impériale. Avec Budgie des Banshees ou Morris de Joy Division / New Order, Pete est l’un des meilleurs batteurs de la New Wave. Il décédera malheureusement plus tard en 1989 dans un accident de moto, à 27 ans.
Clay
Final de cette première partie, Porcupine, le générique. A l’instar de My White Devil, c’est une compo contrastée : une dominante acoustique quelque peu hallucinée et marquée par un superbe chorus de Shankar. Puis soudain à mi-temps, le tempo s’accélère et s’électrise pour disparaître dans la brume.
Porcupine
Heads Will Roll entame la seconde face du vinyle. Les premières notes de guitare folk orientale évoquent Paint It Black – la stonerie que reprendra ensuite le quartet en live -, une impression que confirme l’accompagnement du violon et des 6 cordes. Alors que le refrain vous accroche immédiatement, le pont extraordinaire vous assure un décollage immédiat en Kundalini Express, comme le chanteront plus tard Love And Rockets. Une perle méconnue du niveau de The Cutter.
Heads Will Roll
Dans le Funk déglingué de Ripeness, les gars ne cachent pas leur admiration audible pour les Talking Heads. Notons encore la complémentarité exemplaire des deux guitares et bien sûr l’excellence constante de la rythmique Pattinson / De Freitas. Un point faible, le refrain n’est pas des plus mémorables.
Ripeness
Le thème suivant, Higher Hell, évoque par son découpage heurté My White Devil et Porcupine. On remarque l’émergence d’un clavier et les déchirures des guitares, un des trois morceaux les plus obscurs de cette collection.
Higher Hell
Prêt pour une course frénétique ? Mené par une 4 cordes inexorable et des toms trépidants, Gods Will Be Gods accélère le tempo. Le pont encore une fois fume de la moquette tandis que Ian harangue tel un muezzin de la Nouvelle Vague et Will s’amuse avec son Casio. En concert, les Belmondo de la fosse pogottent puis s’écroulent, à bout de souffle.
Gods Will Be Gods
Enfin, les vagues de In Bluer Skies envahissent le panoramique. Les Bunnymen viennent quand même d’un des grands ports britanniques. Un astucieux découpage rythmique marimbas – claps de mains – basse – batterie soutient le chanteur dans son emphase avant que n’apparaisse un chorus inattendu de clavier – ou la guitare de Will avec effet EBow -. Pour conclure, cette même suite de notes se noie dans les derniers flux et reflux de la mer, une prémonition du prochain LP, Ocean Rain...
In Bluer Skies
RICHESSE ET FAILLE
A sa sortie, Porcupine sera diversement accueilli. La critique souvent démontera l’album, déconcertée par son baroque épique. On reprochera aussi à Ian McCulloch le nombrilisme de ses paroles. D’autres comme Rock&folk souligneront les influences psychédéliques du disque, en parallèle de la vague Paisley Underground aux States. Les fans eux, apprécieront même si plus d’un sera désappointé par l’instrumentation acoustique de certains titres et l’hermétisme des thèmes, surtout par rapport à la séduction immédiate de Heaven Up Here. Car c’est bien la richesse mais aussi la faille d’un tel disque : son accès s’avère difficile, hormis pour les tubes et exige sans doute plus d’écoutes…
Paradoxalement, appuyé par une tournée impressionnante avec musiciens supplémentaires – rarement avec le violoniste Shankar -, et soutenu par ces deux tubes, le troisième opus d’Echo And The Bunnymen se vendra comme des fishs and chips en Grande-Bretagne. Et Ian McCulloch pourra à nouveau affirmer qu’il a le meilleur groupe du monde. Quarante ans après, il le pense sans doute encore…
Echo And The Bunnymen – Live At Rockpalast (1983)
Ps : La version CD de 2003 propose la face B Fuel ainsi que les premières versions – refusées – de certains titres. Pour comparer…
Bruno Polaroïd.