L’histoire chaotique du plus repris des standards rock
Peu de titres incarnent le rock’n’roll comme Louie Louie. C’est en 1955, que Richard Berry musicien de rythm & blues, compose ce classique. Mais vous connaissez l’histoire du rock (ou de la pop), tout le monde s’inspire de tout le monde. Aux Etats-Unis, les années 50 révèlent le rock’n’roll et le rythm & blues, et font la part belle aux danses latines comme le tango et le cha cha. Un soir, dans un club, Richard Berry entend un rythme qu’il ne peut oublier.
Composé à l’origine par Rosendo Ruiz Jr, ce rythme est celui de Amarren al Loco. Il est ensuite arrangé et popularisé par le chef d’orchestre cubain René Touzet, sous le titre El Loco Cha Cha.
René Touzet – El Loco Cha Cha (1955)
En réalité, c’est par le biais d’une version teintée de R&B interprétée par Ricky Rillera & The Rhythm Rockers, que Richard Berry découvre ce titre essentiellement instrumental. Il prétend également s’être inspiré des sonorités latino-américaines de Havana Moon (Chuck Berry).
Quant au texte, il raconte que les mots “Louie Louie” lui sont tombés du ciel, se superposant naturellement sur la ligne de basse. L’histoire est belle… Pourtant, je me dois de préciser que Richard Berry disait également avoir puisé les paroles dans le titre One for My Baby (And One More for the Road), extrait de la comédie musicale The Sky’s the Limit. Un titre dans lequel le personnage incarné par Fred Astaire s’adresse à son barman. Hors, le barman de Richard Berry s’appelait Louie…
Sur un rythme calypso, le texte évoque un marin en Jamaïque, expliquant donc à un barman nommé « Louie », qu’il est à la recherche de sa fiancée. Richard Berry est soutenu par le sémillant groupe vocal The Pharaohs. L’orchestre comprend quelques pointures comme le saxophoniste Plas Johnson et le bassiste Red Callender.
Richard Berry – Louie Louie (1957)
Louie Louie est publié en Face B du titre You are My Sunshine par Flip Records en 1957. Membre de la communauté doo wop de Los Angeles, Richard Berry est déjà le chanteur non crédité de Riot in Cell Block 9, titre des Robins (les futurs Coasters !). Louie Louie, titre rythm & blues pourtant bien balancé, ne rencontre qu’un succès modéré en Californie. Richard Berry, en instance de mariage, peine à trouver les fonds nécessaires pour célébrer la chose. Pour 750 dollars, il cède donc au patron de Flip Records, ses droits d’édition sur quatre titres, dont le fameux Louie Louie.
En 1961, The Wailers (pas ceux de Bob Marley), groupe de Tacoma, en font une reprise remaniée. Elle obtient un succès important du côté de Seattle (Washington), grâce à la station de radio KRJ, ainsi que de l’autre côté de la frontière canadienne, à Vancouver.
Soutenue par une rythmique de guitare électrique, et ornée d’un solo, ceci est la première version aux accents garage de Louie Louie. On peut noter également le feeling imparable du bien-nommé chanteur “Rockin” Robin Roberts.
The Wailers – Louie Louie (1961)
Le 6 avril 1963, pour une quarantaine de dollars, les Kingsmen enregistrent leur second single (Louie Louie) dans les studios Motion Pictures de Portland (Oregon). Le chanteur Jack Ely, s’inspire de la version chantée des Wailers. En revanche, c’est par erreur qu’il intègre le rythme originel du morceau de Richard Berry. Mais comme souvent dans l’histoire du rock’n’roll, les maladresses sont à l’origine des plus grands succès…
La veille, les Kingsmen ont joué Louie Louie en boucle durant 90 minutes, dans un club de Portland. Il ne leur faut que deux prises pour mettre le futur hit sur bandes. Le chanteur attaque un peu trop tôt après le solo de guitare, et le batteur peine à maintenir un rythme régulier, mais le charme de cette version va influencer toute une génération, au point que les erreurs des Kingsmen seront dupliquées des centaines de fois.
Le buzz du DJ
Il faut pourtant un nouvel impair pour que ce titre accomplisse sa destinée. En effet, malgré le bouche à oreille, les Kingsmen n’en vendent que 600 exemplaires lors de sa première publication (mai 1963). La seconde, en octobre, est involontairement boostée par un passage radio. Le DJ Arnie Ginsburg, cador de Boston, se voit confier un exemplaire de Louie Louie par les Kingsmen. Amusé par son côté bâclé, il décide de le diffuser et l’annonce comme “ le pire disque de la semaine”… Par bonheur, ses auditeurs seront d’un autre avis !
Les Kingsmen atteignent la 2ème place du billboard (juste derrière Soeur Sourire et son titre Dominique). Un passage de la chanson est marmonné par le chanteur, pour la bonne et simple raison, qu’il n’avait pas compris le texte de Richard Berry. Cette impro inintelligible provoque les soupçons du FBI qui subodore la présence d’obscénités dissimulées. Faute de preuves, les Kingsmen sont épargnés. Cerise sur le gâteau, la controverse débouche sur une kyrielle de légendes concernant le sens caché des paroles, alimentant mystère et fascination chez le jeune public.
Cette version, où se mêlent sauvagerie et nonchalance, est inspirée par la mouvance garage sévissant sur les Etats-Unis. Elle va influencer durant la décennie suivante, un certain courant punk-rock.
The Kingsmen – Louie Louie (1963)
Il est courant, à cette époque, de voir fleurir des reprises là où un titre, reconnu ou pas, a vu le jour. En avril 1963, moins d’une semaine après le passage des Kingsmen, les mêmes studios Motion Pictures de Portland voient Paul Revere & The Raiders enregistrer une nouvelle version de Louie Louie. Elle aussi, très rock’n’roll. Après une intro au saxo calquée sur la version des Wailers, on peut entendre le lead-singer Mark Lindsay dire :
“Grab your woman, it’s a Louie Louie time !”
(Attrapez votre femme ! C’est un moment Louie Louie)
Le titre décolle très vite dans l’Oregon, et à Hawaï. En juin, Columbia Records en délivre une publication à l’échelle nationale. La voix rauque du chanteur est plus mature, et l’instrumental mieux maîtrisé que chez les Kingsmen. Quant au solo, il est digne des bluesmen que ces jeunes rockers vénèrent.
Seulement voilà, la jeunesse américaine du début des sixties est en quête de renouveau, de culture underground. Elle n’adhère pas au twist édulcoré vanté par la télévision, et souhaite renouer avec la sauvagerie révoltée du rockabilly. Les imperfections du garage naissant, reflètent bien mieux leur état d’esprit, et leur rejet des conventions. Car malgré les efforts des conservateurs pour réduire le rock à une simple mode, il semble bien que cette musique ait généré un courant de pensée. Un héritage qui va bientôt lui permettre de rejaillir, et d’embraser à nouveau la planète.
Une réalité contestée par des personnes influentes comme Mitch Miller, ancien chef d’orchestre et directeur de A&R pour Columbia. Ce dernier déplore “l’analphabétisme musical du rock”…
En conséquence, la version de Paul Revere & The Raiders n’est pas promotionnée. D’autant que derrière le solo de guitare, on peut entendre le chanteur dire : “ Est-ce qu’elle baise ? Cela me rend dingue.”
Paul Revere & The Raiders – Louie Louie (1963)
Les filles se sont également emparées de ce titre passe-partout. The Shaggs et Honey Ltd, mais aussi Julie London, dans une version langoureuse et très sensuelle. Les premières, en 1964, furent The Angels. Un trio pop, pas si angélique que ça…
The Angels – Louie Louie (1964)
En 1964, les Beach Boys y vont de leur reprise. Le titre ayant fait un passage décisif par la case R&B, il était logique qu’il soit repris par les héritiers de Richard Berry et “Rockin” Robin Roberts. La même année, c’est Otis Redding qui s’empare de Louie Louie. Avec une section complète de cuivres, il modifie le texte et fait de Louie une femme. Mr Smile livre une version deep soul dont il a le secret. Fidèle et entraînante. Par la suite, le monde du R&B revisitera à nouveau Louie Louie avec Ike & Tina Turner, les Tams, ou encore Barry White.
Otis Redding – Louie Louie (1964)
Les Kinks de Ray Davies s’inspirent de la version des Kingsmen pour leur You Really Got Me, et délivrent en 1965 leur propre interprétation du titre.
“Nous avons joué ce disque encore et encore. Ray a copié une grande partie de son style vocal sur ce type (Jack Ely). J’essayais toujours de faire chanter Ray, parce que je trouvais qu’il avait une belle voix, mais il était très timide. Ensuite, nous avons entendu The Kingsmen et il avait ce ton traînant, paresseux, et décontracté dans sa voix. C’était magique.”
Dave Davies
The Kinks – Louie Louie (1965)
En 1966, la popularité et la simplicité du titre l’amènent à figurer dans le répertoire de chaque groupe de rock amateur. On commence déjà à le décliner dans tous les genres. Le groupe de pop hippie The Sandpipers en offre une version au ralenti. Le guitariste Travis Wammack, une version instrumentale garage-psychée.
Quant au percussionniste et chef d’orchestre cubain Mongo Santamaria, il préfère ramener le titre à ses origines…
Mongo Santamaria – Louie Louie (1966)
Mais Louie Louie reste l’apanage des rockers. Les Troggs le reprennent sur leur album From Nowhere. On constate d’ailleurs que leur plus gros tube, Wild Thing, est largement inspiré par Louie Louie.
Même Pink Floyd, avant de publier leur premier opus The Piper at The Gates of Dawn (1967), a coutume de le reprendre sur scène, allongeant considérablement le morceau par une somme d’improvisations.
Les Doors, avant d’opter pour un acid-rock singulier, tournaient avec un répertoire de blues et de garage-rock. Louie Louie fut le premier titre interprété par Jim Morrison à l’amorce de la formation du groupe, lorsque celui-ci se nommait encore Rick & The Ravens (groupe des frères Manzarek).
Jusqu’en 1968, The Sonics portent haut l’étendard du garage-rock. Ils livrent une version féroce et saisissante, plus minimaliste encore que celle des Kingsmen. Et sublimée par la voix de Gerry Roslie. Cette version aura une influence considérable sur Iggy Pop, et la génération “No Future”.
The Sonics – Louie Louie (1966)
En 1971, les Flamin’ Groovies en livre une version longue, et tout aussi proto-punk, sur leur fameux album Teenage Head. Excellents musiciens, ils alternent riffs de guitare tonitruants et soli bluesy. Le chant éraillé et canaille fait honneur aux pionniers du garage-rock, et adresse un clin d’œil au rock primal.
The Flamin’ Groovies – Louie Louie (1971)
Au début de leur carrière, Iggy Pop & The Stooges, adeptes du minimalisme rock, avaient pour habitude de reprendre Louie Louie sur scène. Le chant approximatif et juvénile de l’iguane ramène aux Kingsmen. Le solo de Ron Asheton également. Iggy Pop en fera de nombreuses reprises durant sa carrière, au point que le titre est parfois associé à son nom.
The Stooges (1972)
Si les années 70 appartiennent au hard et au punk, elles permettent également au reggae de connaître sa période la plus créative. Aux côtés des Wailers de Bob Marley, Toots & The Maytals contribuent à l’âge d’or du reggae. Notamment, en raison de son goût pour la fusion, et son intérêt pour le rock’n’roll.
Cette reprise ne dépareille pas sur l’excellent album Funky Kingston. L’aspect répétitif du titre originel se prête parfaitement à la transe du reggae roots. La merveilleuse voix de Toots Hibbert fait le reste…
Toots & The Maytals (1973)
Dans la banlieue de Londres, le reggae est un cousin du punk rock. On y revient, et cette fois pour de bon. Mais n’oublions pas que le punk rock a d’abord construit sa légende sans étiquette, côté américain. L’héritage du garage-rock avait déjà incité le MC5, les Stooges ou les New York Dolls, à se détourner de la voie psychédélique. Au milieu des années 70, Patti Smith, ancienne chroniqueuse chez Creem et Rolling Stone, est fan des Stones et de Dylan. Mais loin de cultiver la nostalgie des 60’s, elle tente de rapprocher ces différents courants. Elle s’inscrit alors comme un maillon reliant le garage, le psyché… et le punk qui couve encore dans la cocotte-minute londonienne.
Patti Smith (1975)
Le rock n’est jamais vraiment mort. Les sursauts grunge et vagues britonnes entre 90 et 2005 en témoignent. Pourtant, force est de reconnaître que le punk reste la dernière grande explosion du genre. La fin des années 70 clôturait de manière apocalyptique, 25 années d’innovation, de rébellion, et d’expression libre et populaire. Avec quelques titres faisant le lien entre les trois différentes générations, comme Summertime Blues, Brand New Cadillac, Money (That’s What I Want), Gloria, et bien sûr Louie Louie.
Le punk rock manquait peut-être parfois de perfectionnisme, mais pas de générosité. Dénué de snobisme, il ouvrait la porte aux amateurs, incitant bon nombre de passionnés à se lancer.
Le 2 mai 1977, sur la scène du Band on the Wall (Manchester), les Buzzcocks viennent de finir leur set. Habitué à profiter de l’espace après chaque concert où il se rend, Jonathan Ormrod, un postier de Manchester, s’empare du micro et se met à chanter Louie Louie acapella. Son chant est imprécis, mais qu’importe. L’esprit de cette génération est de redonner la musique à ceux qui n’ont rien d’autre pour se faire entendre. Jon The Postman publie même un album durant l’année 1978 (Puerile).
Jon The Postman
Pour que des disciples se lèvent, il faut des guides. Le talent de Johnny Thunders a jalonné les seventies. L’esprit rock et la soif de liberté du petit prince du punk-rock, se sont exprimés à travers les New York Dolls, puis au sein des Heartbreakers, avant de nous émouvoir en solo (So Alone).
Évidemment, Thunders connaissait ses classiques. Il offrait souvent à son public, une version de Louie Louie, à la fois rageuse et fidèle aux sixties. En équilibre entre le doo wop et le trash, toujours sur le fil de la déglingue…
Johnny Thunders
On peut aussi mentionner la version parodique de Frank Zappa, et celle groovy et live de Grateful Dead. Celle du patron du dance-floor, Barry White, qui renoue avec les origines caribéennes du morceau. Ou encore, celle de Motörhead (1978), très fidèle aux Kingsmen de leur jeunesse…
Motörhead
Bruce Springsteen, en bon généalogiste du rock, a souvent repris ce titre sur scène. Voici la définition d’un standard du rock, et le sens de Louie Louie, selon le boss :
“Le rock est avant tout une question de désir. Toutes les grandes chansons rock parlent de nostalgie. « Like A Rolling Stone » parle de nostalgie : “Qu’est-ce que cela fait d’être sans maison ?’ Pour « Louie, Louie », c’est « Où est cette grande fête que je connais, je ne la trouve pas ».
En 1983, la radio américaine KFJC s’est lancée dans un marathon de 63 heures nommé “Maximum Louie Louie”, et visant à diffuser le plus grand nombre de versions. En tout plus de 1000 adaptations ont été recensées !
Le nombre de reprises a forcément augmenté depuis. Louie Louie a fait gagner des sommes considérables à l’industrie du disque. La version des Kingsmen reste la plus célèbre. Dépité, le malheureux Richard Berry, qui avait vendu ses droits d’auteur pour payer son mariage, a cessé d’enregistrer à la fin des sixties. Maigre consolation, au début des années 80, il obtient un dédomagement conséquent. De quoi vivre une retraite anticipée, et confortable. Quelques jours avant un concert célébrant les 40 ans du titre Louie Louie, le 23 janvier 1997, il s’éteint paisiblement dans son sommeil. Un luxe que peu de rockers se sont offert.
Serge Debono