Le projet le plus audacieux de l’année 1967
Le succès planétaire de Nights in White Satin, immense single des Moody Blues, éclipse souvent la qualité et la singularité de l’opus dont il est extrait. Alors que ce titre est un diamant venant clôturer une œuvre conceptuelle très audacieuse, même pour l’époque. Voici le parcours ayant conduit le groupe de Birmingham, à publier le 10 novembre 1967, un album qui de nos jours, n’a rien perdu de son mystère.
Tout d’abord, il faut rendre justice à ce groupe afin de dissiper tout malentendu. Si leur histoire ne diffère pas de celle des autres formations de la vague britonne, leur valeur se situe au-dessus des Herman’s Hermits avec lesquels on a pris l’habitude de les ranger. Sans faire offense aux mélodies accrocheuses et aux harmonies vocales du groupe précité, les Moody Blues étaient d’une autre classe. Plus proche des Hollies, ou des Beatles.
The Moody Blues – Steal Your Heart Away
Comme on peut l’entendre sur le titre précédent, c’est l’amour du blues, du rock, et du rythm & blues, qui unit le chanteur Ray Thomas et le claviériste Mike Pinder au début des sixties. Après une tentative infructueuse en Allemagne, où tous les groupes anglais espèrent suivre la voie royale des Fab Four, ils regagnent l’Angleterre et Birmingham.
En mai 1964, ils recrutent le bassiste Clint Warwick, le guitariste Denny Laine, et le batteur Graeme Edge, et forment The Moody Blues. Soutenus par le producteur Alex Wharton (membre du duo The Most Brothers), le groupe obtient rapidement un contrat d’enregistrement chez Decca Records. Ils inaugurent l’ère du scopitone avec leur premier hit. Leur seul titre à ce jour, à avoir été classé numéro un en Angleterre…
The Moody Blues – Go Now
Malgré ce succès retentissant, il n’est pas aisé de se faire une place au milieu des Stones, Beatles, Kinks, Animals et Hollies. Les Moody Blues classent de nombreux titres dans les charts, sans pour autant parvenir à atteindre les ventes de Go Now. Il y a pourtant déjà une grâce indéniable dans les compositions de la paire Laine-Pinder, et la voix de Ray Thomas…
The Moody Blues – From The Bottom of My Heart
The Magnificent Moodies, premier album du groupe, paraît en juillet 1965. Comme c’est souvent le cas à cette époque, deux tiers des titres sont des reprises. Le blues de Willie Dixon et la soul de James Brown sont célébrés. Si leur maîtrise des différents genres est bluffante, l’opus se vend mal…
The Moody Blues – I Don’t Mind
Par bonheur, Bye Bye Bird, titre signé Sonny Boy Williamson II et Willie Dixon, connaît un destin heureux en France (n°3 des ventes).
The Moody Blues – Bye Bye Bird
Quand bien même, vous ne seriez pas convaincus, voici une nouvelle preuve du talent de compositeur de Denny Laine et Mike Pinder. Encore une fois, un titre majestueux…
The Moody Blues – Let Me Go
Durant l’été 1966, les Beatles élèvent la musique pop d’un cran, et annoncent l’ère du psychédélique, avec la publication de l’album Revolver. Les origines du rock sont maintenues à flots par les sonorités garage des Who, Stones, Seeds et 13th Floor Elevators.
1967, année de tous les possibles, voit fleurir l’acid-rock des Doors, le psyché-expérimental de Pink Floyd, ainsi que le blues électrique de Jimi Hendrix et Janis Joplin. La sortie en mai de Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band (The Beatles), fait figure de sommet et sert de point de référence à toute la pop music.
Ce ne sont pourtant pas les violons ou le sitar présents sur l’album qui font le succès des titres Penny Lane ou With a Little Help for My Friend. Cependant, l’originalité créative des Fab Four, et leur production époustouflante, incitent leurs concurrents à s’aventurer sur des terres inexplorées. Hostiles même, si on évoque le monde du classique. En 1967, les clivages se détendent, mais il est encore inimaginable de voir l’orchestre philharmonique de Londres reprendre le répertoire de Jimi Hendrix ou des Beatles, comme c’est le cas aujourd’hui.
Days of Future Passed
De leur côté, les Moody Blues cherchent encore une accroche. Un style alliant toutes leurs influences. Un trip intègre et novateur, en accord avec leurs aspirations. On le sait, les grandes innovations réclament souvent des changements. Le guitariste Denny Laine et le bassiste Clint Warwick quittent le navire, remplacés par les talentueux Justin Hayward et John Lodge. Enfin, les Moody Blues partent s’installer à Mouscron (Belgique) afin de composer leur second album.
Leur première idée est d’écrire un spectacle musical. L’année précédente, le single Love and Beauty, mêlant pop et classique a connu un certain succès. La société Deram Records passe commande auprès des Moody Blues, d’une version rock de la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonin Dvorak. Le groupe refuse mais garde à l’esprit l’idée d’une fusion. Pour cela, il convoque le chef d’orchestre-arrangeur Peter Knight. Ce dernier fait le bonheur du compositeur Scott Walker, et va par la suite diriger les bandes originales des films Tess, La Guerre du Feu, ou encore Dark Crystal.
Les Moody Blues vont aller plus loin que les Beatles, et mettre en œuvre le projet le plus fou de l’année 1967. Un album référence, absolument unique en son genre. Vous remarquerez d’ailleurs que la note d’introduction en crescendo a probablement inspiré l’entame d’un certain Dark Side of the Moon…
The Moody Blues – The Day Begins (Morning Glory)
L’album Days of the Future Passed raconte la journée d’un homme lambda, du lever au coucher. Cette journée est divisée en sept pistes, chacune correspondant à un moment précis (matin, après-midi, soir, nuit…). Le thème de Nights in White Satin fait figure de fil rouge jusqu’à son apparition au moment de l’épilogue.
Les thèmes simples et mélodieux, permettent au groupe d’intégrer quelques parties plus pop et conventionnelles. Comme cette ballade mélancolique composée par Mike Pinder et son mellotron omniprésent, qui fut le point de départ de l’album.
The Moody Blues – Dawn (Dawn is a Feeling)
Enrichi d’une orchestration luxuriante, tout sonne comme dans un rêve. La flûte n’est pas sans rappeler l’œuvre de Prokofiev, et les mouvements orchestrés par les cordes du London Festival Orchestra évoquent par moment, les célébrations de Mozart et Vivaldi. Loin de la tendance expérimentale abstraite de l’époque, la structure n’est jamais alambiquée et permet au moins aguerri des mélomanes d’apprécier la chose.
The Morning (Another Morning)
Les Moody Blues ne font rien de moins que de rapprocher les cultures et les milieux sociaux. Days of the Future Passed est un album où le symphonique, le psychédélique et les sonorités orientales se rencontrent. Où instruments classique et rock sont logés à la même enseigne. Une œuvre visuelle, en continue, qui résonne aussi bien comme un conte beatnik, qu’une sémillante production hollywoodienne. Résolument conceptuelle, et totalement accessible.
La soirée (Evening) amorce l’apothéose finale de manière délicieuse. Si la pratique un peu verte des musiques ethniques par les musiciens anglais pouvaient en agacer quelques-uns par leur approche sommaire et souvent dissonante, les Moody Blues réussissent leur coup avec un thème digne des Mille-et-une-nuits, et une suite vertigineuse…
Evening (The Sun Set – Twilight Time)
Tout ce qu’il fallait pour dérouler le tapis rouge à l’une des plus grandes compositions de l’histoire de la pop. Nights in White Satin. Combien de couples, ou d’individus, ont pleuré de bonheur à l’écoute de ce titre. Combien le font encore aujourd’hui. Émouvant, aux tripes. Envoûtant, jusqu’à l’hypnose. Impérissable… plus de 50 ans après. Ce chef d’œuvre signé Justin Hayward n’a pas de faille.
L’amour libre et les relations successives inspirent au compositeur ce titre où il utilise les “draps de soie” comme métaphore du changement. Lorsque Pinder ajoute une ligne de cordes sur son mellotron, les Moody Blues comprennent qu’ils tiennent quelque chose de fort.
Quand sur le couplet, Hayward associe sa douze cordes à des violons obsédants, on frissonne déjà de bonheur. Des refrains comprenant un “I Love You” éploré, il en existe une légion, mais combien donnent encore envie de l’épouser après des centaines d’écoutes ? Juste pour le plaisir de s’entendre ponctué par des chœurs déchirants, à l’écho lointain, façon Ennio Morricone.
Le chant profond et “la flûte enchantée” de Ray Thomas finissent d’agripper l’oreille de l’auditeur. Nights in White Satin est à la fois un morceau bouleversant, et confortable. Une ballade crucifiant toutes les autres ballades. Une œuvre dans laquelle on aime se perdre, et dont le plus insupportable, est son épilogue…
Night (Nights in White Satin – Late Lament)
Rock symphonique. Album concept, ou expérimental. Pionnier du prog pour certains. Peu importe l’étiquette que l’on veut bien lui coller. S’il s’éloigne sensiblement du courant psyché, Days of Future Passed est un ovni issu d’une période cosmique. Comme il se doit, il est gorgé de trips visuels, et paré de mystère.
Lors de sa publication, il connaît un succès honorable en terres britanniques (27ème), mais peine à gagner le cœur des américains. Quant aux rock-critics, ils sont déçus de voir le groupe s’éloigner du rock, et parlent évidemment d’une certaine suffisance. Porté par le succès mondial du titre Nights in White Satin, en 1972 l’album Days of the Future Passed trouve finalement son public. Il faudra quelques décennies supplémentaires pour convaincre les spécialistes…
Serge Debono