Il est sans doute le plus grand compositeur de blues du 20ème siècle.
Durant les années 50, l’œuvre de Willie Dixon est si conséquente, qu’au cours de la décennie suivante, elle alimente le répertoire des rock-bands des sixties et de la vague britonne.
Ils sont nombreux à avoir connu le succès grâce à lui. Comme la plupart de ses homologues compositeurs, il a vécu dans l’ombre des stars. Willie Dixon s’en serait sans doute contenté, si seulement il avait obtenu en temps et en heure, les droits d’auteurs qui lui revenaient…
Un auteur précoce
Né le 1er juillet 1915 à Vicksburg (Mississippi) d’une famille de quatorze enfants, William James Dixon manifeste dès l’enfance des qualités de mélomane. A l’âge de quatre ans, il se produit déjà devant les fidèles de l’église baptiste de Springfield. Par ailleurs, il acquiert une certaine aisance avec le langage et les mots, grâce à sa mère. Willie s’efforce d’imiter cette dernière, qui a pour habitude de faire des vers en parlant !
Quand il atteint l’âge de 7 ans, Willie est fan de Little Brother Montgomery. Mais c’est à l’adolescence que son oreille s’éduque au blues. Il travaille alors dans les Prison Farms. Sa rencontre avec Theo Phelps, charpentier et directeur d’un quintette de gospel, lui permet d’apprendre les harmonies. Lorsque le groupe passe sur la radio locale, Willie l’accompagne à la contrebasse. Il se met à écrire ses premiers textes pour des groupes de Vicksburg et des environs.
Un physique de boxeur, une âme d’artiste
Durant la première moitié du 20ème siècle, la seule manière de fuir les travaux pénibles pour un afro-américain est de choisir la boxe ou la musique. Comme la majorité des blues men, il quitte le Mississippi pour Chicago (Illinois), mais réalise que la première voie est plus lucrative. Sa stature imposante l’incite à travailler la boxe, il met ainsi sa carrière de musicien entre parenthèses.
Willie Dixon devient le sparring partner du grand Joe Louis, et obtient même le titre de Champion des Poids Lourds amateurs de l’Illinois. Il passe professionnel mais abandonne après quatre combats disputés, en raison d’une histoire d’argent avec son manager. Heureusement pour nous, heureusement pour le blues…
Willie Dixon raccroche donc les gants pour le manche de sa contrebasse, mais aussi celui d’une guitare qu’il décide d’apprivoiser. Nous sommes en 1939, la guerre vient d’éclater en Europe. De son côté, Willie vient de former les Five Breezes, un groupe d’harmonies vocales mêlant gospel, blues et jazz. Lorsqu’il reçoit son ordre d’incorporation, il refuse catégoriquement d’être enrôlé.
“Je ne me battrai pas pour une nation dans laquelle le racisme institutionnalisé et les lois racistes prévalent.”
En conséquence, il effectue dix mois de prison. A sa sortie, Willie retrouve les Five Breezes…
« Nous avons surtout fait des concerts autour de Chicago avec ce groupe. Nous marchions juste de porte en porte, tout au long de Madison Street, et dans le North Side. »
En 1946, il forme le Big Three Trio avec son ami Léonard “Baby Doo” Caston (piano), et le guitariste Bernardo Dennis. Leurs harmonies vocales leur permettent d’enregistrer chez Columbia Records.
Willie Dixon & The Big Three Trio – Tell That Woman
En 1951, Willie Dixon fait la rencontre de Leonard Chess. C’est l’une des pages les plus importantes de l’histoire du blues et du rock’n’roll qui s’écrit alors.
Les années Chess Records
Chez Chess Records, le moins que l’on puisse dire, c’est que Willie ne chôme pas. Il cumule les casquettes de musicien de sessions, auteur-compositeur, producteur, et dénicheur de talent. Il est également préposé aux tâches administratives !
Willie Dixon – Spoonful
Ses textes sont structurés, modernes, et accrocheurs. Ils se nourrissent de l’argot et de la culture du sud. L’électrification du blues opérée par des artistes comme Howlin’ Wolf, Lightnin’ Hopkins et Muddy Waters font de Chicago l’épicentre du blues moderne. Willie Dixon va devenir le cerveau de ce nouveau courant, et le principal pourvoyeur de tubes d’une légion d’artistes. La perle de Chess Records lance définitivement la carrière de Chuck Berry, Bo Diddley ou encore de la chanteuse Etta James…
Durant les années 50, Etta James possède une des plus grandes voix du blues. Mais sa dépendance à l’héroïne freine considérablement sa carrière. Seule icone féminine de la maison Chess, elle suscite la convoitise de ses collègues musiciens. Son idylle avec Leonard Chess, et son tempérament de feu la préserve des malveillances. Mais Willie Dixon voit en elle un potentiel inexploité. Il propose de lui faire enregistrer un titre écrit pour Muddy Waters. “ I Just Want To Make Love To You” devient le premier tube de la chanteuse, et sera repris maintes fois dans les années à venir (The Rolling Stones sur leur premier album)
Etta James – I Just Want To Make Love To You
https://www.youtube.com/watch?v=j4ErjX8p20s
C’est avec Little Walter, complice de Muddy Waters, que Dixon décroche son seul numéro 1. Ce virtuose de l’harmonica est le premier à amplifier son jeu par le biais d’un micro.
“My Babe” est un succès qui permet aux finances délicates de Chess Records de voir venir…
“Je sentais que Little Walter avait le feeling pour la chanson. C’était le genre de gars à se vanter au sujet des femmes, de ses conquêtes. Walter a souvent dit qu’il ne l’aimait pas, mais les gens de Chess me faisaient suffisamment confiance pour savoir que si je voulais qu’il en soit l’interprète, c’est que la chanson était faite pour lui. Dès sa sortie, BOOM ! Elle a atteint le sommet du classement.”
Little Walter – My Babe
https://www.youtube.com/watch?v=p3cKJ42HAd0
La collaboration entre Muddy Waters et Willie Dixon est restée légendaire. Ensemble, ils composent quelques impérissables standards de blues.
Comme ce titre ensorcelant, repris plus tard par Jimi Hendrix, ou bien Steppenwolf.
Muddy Waters – Hoochie Koochie Man
Willie Dixon s’est fait une spécialité des titres grivois à connotation sexuel. Comme ses aînés Robert Johnson et Charley Patton, il sait manier le double-sens afin d’éviter la censure. A cette époque, ses textes sont souvent sujet à diverses interprétations. Cette habileté fascine les artistes de l’écurie Chess.
Le blues sexuel de Willie Dixon
Fils spirituel de Charley Patton, Howlin’ Wolf posséde une forte personnalité. Doté d’un physique impressionnant, et d’une voix surpuissante, sa sensualité animale fait souvent mouche sur le public féminin. Son côté bad-boy également. Willie Dixon élabore pour lui et Muddy Waters, ses titres les plus osés. Tous seront repris par la génération libérée des sixties. En particulier, les groupes sulfureux comme Led Zeppelin, The Doors, ou The Rolling Stones. Ces derniers faisant de « Little Red Rooster » leur deuxième numéro 1 dans les charts anglais (1964).
Little Red Rooster (le petit coq rouge) émane des croyances populaires du sud des Etats-Unis, voulant qu’un coq maintienne la paix dans la basse-cour en jouant les chiens de garde. Cette métaphore dissimule (à peine) une histoire d’adultère. Avec humour, Dixon évoque un coq trop paresseux pour se réveiller et laissant le champ libre, et silencieux, pour l’amant fugitif. “The Back Door Man”…
The Rolling Stones – Little Red Rooster
https://www.youtube.com/watch?v=j-nT_joqmeM
Le Back Door Man, “que les hommes ignorent mais que les jeunes filles connaissent” est une expression consacrée issue de l’argot blues. Elle désigne l’amant s’enfuyant en douce par la porte de derrière, lorsque le mari regagne le domicile conjuguale. Willie Dixon compose ce morceau taillé pour Howlin’ Wolf en 1960. Le magnétisme et la sensualité virile exercée par le géant sur la gent féminine font de cette ode à l’adultère un titre brûlant. Même pour le chitlin’ circuit (circuit parallèle de diffusion pour les musiques noires).
Howlin’ Wolf – Back Door Man
En 1967, il figure sur le premier album des Doors et devient un des titres récurrents du quatuor de Venice Beach en concert. Voilà un moment que Jim Morrison s’amuse du côté provocateur de ce morceau, façonnant sa mise en scène avec le groupe au cours de ses prestations au London Fog, et au Whisky a GoGo.
Il va jusqu’à transformer le texte. En effet, sans doute soucieux de ne pas être censuré, Willie Dixon avait orchestré une fin tragique pour son personnage de tombeur, ce dernier finissant par répondre de ses actes devant un juge. Jim élude cet épilogue, renforçant le côté lubrique des paroles par quelques métaphores grivoises, un souffle haletant , ainsi qu’une voix rauque et dominatrice. Il s’inspire directement de Dean Moriarty, personnage du roman de Jack Kerouac (Sur la Route), lui-même inspiré de Neal Cassady, libre penseur et ami de l’auteur.
Jim Morrison pousse le bouchon bien plus loin que Dixon (si j’ose dire) avec l’expression « Back Door Man ». En effet, cette dernière serait également une allusion au coït anal. Son goût pour la provocation, et sa manie de jouer sur le double sens, laissent peu de place au doute. Surtout quand on connaît l’intérêt que le Roi Lézard portait à cette position…
The Doors – Back Door Man
Deux ans plus tard, Robert Plant en fera une utilisation encore plus sulfureuse avec Led Zeppelin sur le titre “Whole Lotta Love” ( “Shake for me girl, I wanna be your back door man”). Un titre déjà librement inspiré par une œuvre de Willie Dixon écrite pour Muddy Waters…
Muddy Waters – You Need Love
Ironie du sort, malgré de nouvelles adaptations (Grateful Dead, Quicksilver), Willie Dixon devra attendre les années 80 pour percevoir ses droits d’auteur sur ce titre, conservant cette désagréable impression de s’être fait un peu… avoir, pour rester révérencieux.
Heureusement, Willie Dixon a parfois eu la possibilité d’interpréter ses propres compositions. Celle-ci sera adaptée par Jeff Beck, puis par Led Zeppelin, sur leur premier album.
Willie Dixon – You Shook Me
Durant les années 60, le rock’n’roll finit par éclipser totalement le courant du Chicago Blues. A l’image de nombreuses stars du genre, Willie Dixon survit grâce à des concerts donnés un peu partout en Europe.
Oubliés aux Etats-Unis, reconnus en Europe
Etta James, Sonny Boy Williamson, Muddy Waters, Otis Spann, T-Bone Walker, Memphis Slim, John Lee Hooker, Big Mama Thornton, j’en passe et des meilleurs. Tous ces musiciens d’exception doivent se contenter de satisfaire ceux qui n’ont pas eu la chance de les voir durant leur période de gloire. The American Folk Blues Festival, une tournée de spectacle à travers l’Europe réunissant les plus grands talents des années 50, est aujourd’hui scruté sur internet tel un trésor oublié.
Les protagonistes en gardent un beau souvenir, surtout lié à la solidarité et au fait d’être enfin adulé par le monde blanc. Quand on sait les moyens de locomotions vétustes qu’ils ont dû emprunter, et l’état des chambres d’hôtel qu’ils ont dû partager, il y a de quoi rendre nerveux le plus épicurien des philosophes…
Willie Dixon – Nervous
Willie Dixon, l’ambassadeur du blues
On pourrait ajouter des compositions majeures comme « Bring It On Home« , « I Can’t Quiet Baby » (qui firent encore le bonheur de Led Zeppelin). Ou encore le titre « Pretty Things » (qui inspira le nom du groupe), sans oublier « You Can’t Judge A Book By The Cover« , écrit pour Bo Diddley, et repris par Cactus, les Yardbirds… etc… La liste des standards composés par Willie Dixon est interminable.
Pourtant, en l’absence de lois régissant les contrats liés aux artistes, il fut spolié de ses droits d’auteur à plusieurs reprises. Il faut mentionner que l’industrie musicale florissante a su profiter sans vergogne d’une pratique liée au folklore américain. Depuis sa naissance, le blues est une culture qui se transmet oralement, d’une génération à une autre. En tenant compte de la popularité de ses œuvres, si Willie Dixon avait été crédité pour son travail, à l’orée des années 70, il aurait dû jouir d’une fortune considérable.
« Le blues est la réalité de la vie, exprimée en mots, en chansons et en musique. »
Il faut croire que la destinée de ces artistes leur interdit toute prospérité. Comme si le blues ne pouvait s’élever que sur l’autel du désespoir et de l’injustice. Le temps faisant, et les procès se multipliant à l’encontre des dinosaures du rock’n’roll, au cours des années 80, les artistes noirs ayant survécu obtiennent enfin un dédommagement conséquent.
Sensible au non-respect des droits d’auteurs, ainsi qu’au racisme, et soucieux de préserver l’héritage du blues, Willie Dixon fonde alors la Blues Heaven Foundation. Une organisation venant en aide aux bluesmen exploités, et visant à préserver le patrimoine afro-américain.
“Le blues c’est les racines et les autres musiques sont les fruits. Il vaut mieux garder les racines en vie, parce que cela signifie obtenir encore de meilleurs fruits.”
Willie Dixon souffre de diabète durant les vingt dernières années de sa vie, et doit se résoudre à l’amputation d’une jambe. Malgré son handicap, il poursuit son action jusqu’à ses derniers jours.
Le 29 janvier 1992, le plus grand auteur-compositeur de l’histoire du blues, et l’un de ses plus fervents ambassadeurs, s’éteint à Burbank (Californie). Il laisse derrière lui un immense héritage. Plus culturel que financier. Depuis, au cinéma, dans le film Cadillac Records (portant sur les années Chess), ou dans chaque documentaire consacré au blues, les hommages pleuvent. En espérant que le monde du rock ait enfin compris ce qu’il doit à monsieur Willie Dixon.
Serge Debono