La prose sociale, et parfois crue de Sixto Rodriguez, ses mélodies imparables, et ses instrumentaux chaleureux auraient pu faire de lui le Bob Dylan des seventies désenchantées. Voici l’histoire d’un poète des temps modernes. Un barde folk du ghetto de Détroit, avec la gueule d’un chef indien…
Sixto Rodriguez est issu d’une famille d’origine mexicaine de Détroit (Michigan). Il voit le jour le 10 juillet 1942. Sixième enfant d’une fratrie, il hérite du prénom Sixto. Il est initié à la musique et au blues par son père. D’un milieu populaire, il se montre concerné par la cause ouvrière et les inégalités sociales dés son plus jeune âge. Malgré certaines facilités, il quitte l’école dés le lycée pour se consacrer à la musique.
Sixto Rodriguez – Street Boy
Une brève carrière aux Etats-Unis
Il se produit chaque soir dans les bars mal famés de Détroit, reprenant les Beatles, Leonard Cohen et Bob Dylan. Sous le nom de Rod Riguez, en 1967 il enregistre son premier single …
Sixto Rodriguez – I’ll Slip Away
Il est finalement repéré par deux producteurs qui le recommandent chaudement au prestigieux Clarence Avent (futur président de la Motown). Ce dernier vient de monter son label Sussex Records. On lui conseille d’opter pour un pseudonyme plus américain, mais Sixto tient bon et publie en mars 1970 son premier album intitulé…
Cold Fact
Sous une pochette intrigante, dés l’entame du titre « Sugarman » (qui fera sa renommée quarante ans plus tard), on comprend que l’on a affaire à une âme de compositeur et une voix marquant les esprits.
Sixto Rodriguez – Sugar Man
Les morceaux sont bien construits, les mélodies accrocheuses, et les textes abordant le thème de la drogue, de la libération sexuelle, ou des inégalités sociales sont audacieux…
Sixto Rodriguez – Hate Street Dialogue
Si au début des années 70, le prog-rock, le glam et le hard semblent tout emporter sur leur passage, c’est aussi une période où les « folkeux » James Taylor, Neil Young et Cat Stevens produisent leurs oeuvres les plus acoustiques et les plus lucratives. Tout semble donc réuni pour que ce premier album soit une réussite.
Sixto Rodriguez – Rich Folks Hoax
Durant les années 60, Bob Dylan ne souhaitant pas devenir le porte drapeau d’une génération avait pris l’habitude de troubler ses textes sous une forme poétique. La prose de Sixto est moins littéraire, mais ouvertement contestataire. Elle s’inscrit dans la lignée des chanteurs américains engagés tels que Woody Guthrie, Pete Seeger ou Phil Ochs.
Sixto Rodriguez – This is not a Song, it’s an Outburst : Or the Establishment Blues
Pourtant, malgré un répertoire mélodieux et accessible, ses prestations scéniques laissent à désirer. Pour tout dire, même s’il en a l’enveloppe, Sixto Rodriguez n’a pas l’âme d’une star. Trop introverti, il semble mal à l’aise face au public. De plus, il réfuse systématiquement de se faire interviewer ou prendre en photo.
Les ventes ne décollent pas, mais Sussex Records continue de croire en son poulain. Il publie un nouvel album en 1971…
Coming From Reality
Epaulé par le guitariste Chris Spedding (Jack Bruce, John Cale, Roxy Music…), il se laisse convaincre par le producteur Steve Rowland (The Cure), de partir faire la promotion de l’album en Europe.
Un cran au dessus du premier, cet album bénéficie d’une production optimum. Le verbe est toujours aussi enflammé, et l’apport de Gary Taylor (basse), Andrew Steele (batterie) conjugué à celui de Chris Spedding offrent un répondant, ainsi qu’une section rythmique de grande qualité.
Sixto Rodriguez – Climb Up On My Music
La poésie du barde semble prendre son envol et Sixto signe quelques unes de ses plus belles compositions. Comme ce titre mélancolique et obsédant, sublimé par le violon et les arrangements de Jimmy Horowitz…
Sixto Rodriguez – Sandrevan Lullaby Lifestyles
Paradoxalement, et c’est un autre frein à son ascension, il parvient à vaincre sa timidité lorsqu’il s’agit de défendre la cause ouvrière ou la contre-culture américaine. Lors d’une conférence de presse aux Etats-Unis, il va jusqu’à écourter sa promotion pour tendre le micro aux Brown Berets (équivalent des Black Panthers hispaniques) afin qu’ils exposent leurs revendications concernant les conditions de vie des latino-américains.
Echec et disparition
Trop engagé pour l’époque et son pays de naissance ? Toujours est-il que les disques de Rodriguez restent dans les bacs. De manière prophétique, il évoque sa destinée prochaine dans le titre « Cause »…
« Cause I lost my job two weeks before Christmas… »
Sixto Rodriguez – Cause
En effet, à la fin de l’année 1972, deux semaines avant Noël, il est remercié par son label. Convaincu que ce milieu n’est pas fait pour lui, il rompt définitivement avec le monde de la musique. Bricoleur, il décroche un emploi de manœuvre sur un chantier et commence à alterner les petits boulots. Il exerce aussi comme éducateur bénévole et poursuit des études de philosophie en parallèle. Pendant ce temps, sans qu’il le sache, l’artiste jamaïcain Ken Boothe fait un tube de son titre « Silver Words » en l’adaptant dans une version reggae (en 1974).
Ken Boothe – Silver Words
En 1977, un label australien rachète les droits de ses deux albums afin de les compiler. Ce disque met à jour deux nouvelles merveilles, « Street Boy » (début d’article), et « Can’t Get Away » titre évoquant la difficulté d’échapper à la jungle urbaine et ses tentations…
Sixto Rodriguez – Can’t Get Away
Eclosion dans l’hémisphère sud
Si le documentaire « Searching For Sugarman » (Malik Bendjelloul) fait l’impasse sur cet épisode, je me dois de préciser que le succès de cette compilation fait de Sixto un artiste célèbre en Australie et en Nouvelle-Zélande dés la fin des années 70. Si bien qu’ils finissent par réclamer sa présence en 1979. Ayant totalement disparu de la circulation, il est aussi l’objet de nombreuses spéculations. Qui est donc ce mystérieux personnage figurant sur les pochettes ? Un sorcier ? Un extraterrestre ? Certains prétendent l’avoir vu se mettre une balle dans la tête devant un maigre auditoire médusé, d’autres qu’il s’est immolé par le feu en plein concert. Les rumeurs vont bon train et la légende décolle… mais en Océanie, uniquement !
Il aurait sans doute pu s’y installer et vivre confortablement sa vie, mais Sixto n’a décidément rien d’une star. Semblant gêné de susciter un tel engouement, il effectue une série de concerts entre 1979 et 81, dont une avec le groupe Midnight Oil. Il publie un album live, empoche quelques sous, et s’en retourne à ses études…
Sixto Rodriguez – Rodriguez Alive
En 1981, il décroche un master en philosophie mais continue d’alterner les petits emplois pour subvenir aux besoins de ses trois filles et leurs payer des études supérieures. L’histoire aurait pu se terminer de cette manière et je n’aurais plus qu’à vous expliquer comment le pauvre Sixto s’est fait voler une bonne partie de ses royalties (droits d’auteurs). Histoire sordide et déplaisante…
Symbole anti-apartheid
Fort heureusement, il arrive que la magie fasse son apparition dans la plus triste des histoires et vienne mettre à mal l’injustice. Même celle récurrente et tenace de l’art. La légende raconte que c’est une jeune touriste américaine en visite en Afrique du Sud qui aurait ramené une cassette de Sixto Rodriguez dans ses bagages, et l’aurait fait écouter à un jeune afrikaner. Par le biais d’un incroyable bouche à oreille, sa musique va devenir l’emblème d’une contestation contre le terrible régime de l’apartheid, au point de toucher deux générations d’adolescents.
La censure pratiquée par le gouvernement sud-africain sur plusieurs de ses titres ne fait qu’amplifier la fascination qu’exerçe déjà ses textes engagés sur la jeunesse opposée au régime. Même le révolutionnaire sacrifié Steve Biko était un adepte. Encore une fois, dans l’hémisphère sud, la rumeur de la mort de Sixto Rodriguez ne fera qu’enfler, faisant ainsi naître les théories les plus mystiques à son sujet.
Pendant ce temps, à Détroit, il poursuit son existence dans l’anonymat le plus total. C’est à ce moment que la technologie arrive avec sa baguette magique. Internet ! Grâce à cet outil révolutionnaire, la fille de Sixto Rodriguez a découvert un site sud-africain lui étant consacré. Et voilà notre bricoleur-éducateur-candidat à la mairie de Détroit (ça j’avais oublié de vous le dire !) et musicien à ses heures… parti pour une tournée triomphale en Afrique du Sud !
Sixto Rodriguez – Premier concert en Afrique du Sud (6 mars 1998)
La cape du héros
La moitié des gens sont en larmes, émus de découvrir enfin celui qui a rythmé leur jeunesse, et leur combat. Très touché par cet accueil, Sixto sent néanmoins qu’il n’a pas les épaules pour assumer et endurer une telle adoration. Il empochera de beaux cachets pour ses concerts avant de rentrer à Détroit mais ne sera jamais payé pour ses droits auteurs.
Comme Terry Reid, Sixto Rodriguez a su s’accommoder de son mauvais karma avec une grande philosophie. Ceux qui connaissent le film-documentaire « Searching for Sugar Man lui étant consacré voient certainement de quoi je parle…
Searching For Sugar Man – film complet (VOSTFR)
https://www.youtube.com/watch?v=FgCq_JPh1Q8
Pour conclure, j’en extrait cette courte anecdote narrée par sa fille…
Lorsque Sixto et sa famille arrivèrent sur le sol africain, ils découvrirent avec stupéfaction que la plus grande suite du plus grande hôtel de Johannesburg leurs avait été réservés. Sixto avait hérité de la chambre la plus luxueuse, avec notamment un lit immense. Au petit matin, la jeune fille retrouva son père allongé sur le canapé. Sixto trouvait le lit trop grand… comme la cape du héros, sans doute.
Serge Debono