Morrison Hotel est le cinquième album publié par les Doors. Et le premier à être fièrement assumé par la totalité de ses membres depuis la parution de Strange Days en 1967.
Usé par la célébrité, Jim Morrison semble alors au bout du rouleau.
Il va puiser dans le blues et les racines américaines, l’énergie nécessaire pour se renouveler. Tout en donnant à la musique des Doors, une évolution digne de leur talent.
En 1969, l’harmonie régnant au sein des Doors deux ans plus tôt a presque totalement disparu. Et pourtant, ils s’apprêtent à produire deux de leurs plus grands albums. En réalité, bien que l’aventure les ait rapprochés, leur amitié résulte essentiellement d’une complicité musicale. Ce qui peut expliquer que les tensions apparues dès l’enregistrement du troisième exercice (Waiting For The Sun) ne soient pas perceptibles dans leur œuvre.
« Le déferlement initial est terminé. Ce qu’on appelle le « rock’n’roll d’autrefois » est tombé en désuétude une première fois. Il y a eu ensuite le renouveau amené par les Britanniques. C’est allé très loin. C’était très intéressant. Mais c’est trop plein de soi aujourd’hui, incestueux, ce qui je crois sonne le glas de n’importe quelle tendance. »
Jim Morrison
Éreinte par les exigences de l’industrie musicale, Jim Morrison avait délaissé la composition durant les fastidieuses sessions de The Soft Parade pour se concentrer sur l’écriture et son amitié avec le poète Michael McClure. Au contact du groupe Canned Heat, il éprouve soudain un regain d’intérêt pour la musique en revenant aux racines du rock’n’roll… le blues ! Le Roi Lézard, poète beatnik aux allures d’Alexandre le Grand n’est plus. Jim se réinvente en chaman au physique de bluesman bedonnant. Un personnage inspiré par les Clochards Célestes de Jack Kerouac, auquel Jim avait déjà emprunté celui de Dean Moriarty ( Sur la Route) pour ses compositions scéniques. Et si la métamorphose déroute parfois les spectateurs, certains allant jusqu’à croire à une imposture, c’est une totale réussite !
Dès l’entame de Morrison Hotel, l’auditeur mesure le chemin parcouru par les quatre de Venice. Au point que certains, déjà troublés par le grain imposant du chanteur, iront émettre des doutes sur l’identité du guitariste. Robby Krieger est pourtant bien l’auteur de ces saillies endiablées (d’ailleurs on peut entendre Jim dire “Do it Robby, Do it”). En revanche, bien que le bassiste officiel de l’album soit Ray Neapolitan, celui-ci coincé dans les embouteillages fut remplacé par Lonnie Mack, de passage au studio. Enfin, le frontman des Lovin’ Spoonful, John Sebastian souffle le riff d’harmonica essentiel à ce blues pur jus. Roadhouse Blues devient à sa sortie, un standard de blues-rock et l’un des titres majeurs du groupe…
Roadhouse Blues
A l’origine, Waiting For The Sun devait apparaître sur l’album du même nom. On le retrouve ici placé de manière assez insolite. Ses sonorités psychédéliques et son texte incantatoire évoquant plus l’ambiance des deux premiers albums, il tranche nettement avec le boogie énergique qui anime Morrison Hotel. En réalité, stigmatisant de manière désespérée l’échec du mouvement hippie, il fait figure de subtil clin d’œil aux débuts du groupe…
Waiting For The Sun
Le blues frénétique, You Make me Real, est le seul single extrait de l’album (avec Roadhouse Blues en face B).
La légende de Jim Morrison dans le texte
«Indians scattered on dawn’s highway, bleeding ghosts crowd the young child’s fragile eggshell mind.»
Indiens éparpillés sur la grand-route de l’aube, des fantômes sanglants encombrent l’esprit du jeune enfant, fragile coquille d’œuf.
Toute la mystique des Doors est bâti sur cet événement narré à la presse par Jim, et intégré dans le titre Peace Frog. Alors que la famille Morrison effectue un trajet en voiture entre Santa Fe et Albuquerque, Jim alors âgé de 5 ans est témoin d’un grave accident. Un camion rempli d’ouvriers indiens est arrêté sur le bord de la route et plusieurs cadavres jonchent le sol.
«Ce fut la première fois que je goûtais la peur. Ma réaction aujourd’hui, en y repensant, en les revoyant, c’est que les âmes ou les esprits de ces Indiens défunts… peut-être un ou deux d’entre eux… étaient en train de courir dans tous les sens, paniqués, et ils ont tout simplement sauté dans mon âme. Et ils sont toujours là.»
Bien qu’il n’apparaisse que très rarement sur les compilations des Doors, Peace Frog fait partie des titres les plus stimulants et mainstream produits par le groupe. Le tempo cadencé et le riff funky ont été enregistrés en amont, comme le reste de la partie instrumentale. Et si le chant énergique de Morrison peut laisser à croire à un texte positif, il n’en est rien. Inspiré par les émeutes sanglantes de Detroit, et les passages à tabac par les forces de l’ordre dont il fut lui-même victime, le sang coule sur les vers du poète…
“There’s blood in the streets, it’s up to my ankles
Il y a du sang dans les rues, j’en ai jusqu’aux chevilles
There’s blood in the streets, it’s up to my knees”
Il y a du sang dans les rues, j’en ai jusqu’aux genoux
Peace Frog/Blues Sunday – Lp : Morrison Hotel
Sur l’enchaînement avec Blue Sunday, le producteur et ingénieur du son Paul Rothschild fait jouer ses doigts de fée. Lié par la ligne de basse, la voix de crooner céleste de Jim Morrison agit alors tel un pansement sur l’effusion de sang.
Le titre Ship of Fools dresse un triste constat de l’évolution de l’Homme, et Land Ho ! est le blues d’un marin nostalgique du large.
L’ode de Jim Morrison
Le blues classieux, The Spy, est inspiré d’une nouvelle érotique de Anaïs Nin ( The Spy in the House of Love), présentant le sexe féminin comme l’antre de l’amour…
The Doors – The Spy
Un texte directement lié aux sentiments qui animent Jim Morrison, toujours éperdument amoureux de la belle Pamela Courson. Il lui dédie un troisième titre, sanctifiant un an avant la publication de l’album L.A Woman, sa passion jumelle pour la ville de Los Angeles, et la rouquine californienne. Mais attention, dans la poésie Morrisonienne, le mot « highway » est à la fois synonyme de modernité, et de danger…
Queen of the Highway – Lp : Morrison Hotel
Indian Summer est une chute du premier album. Par son atmosphère envoûtante, elle fait office de balade, et offre une halte après le road trip…
The Doors – Indian Summer
Le final est à l’image de l’album, emprunt d’un riff sauvage et d’un chant fougueux, faisant écho au titre introductif Roadhouse Blues. Jim se proclame chanteur de blues originel et évoque le destin de Maggie M’Gill, fille de la campagne (et d’un insatiable saoulard), descendue en ville afin de prendre un peu de bon temps…
La pochette est l’œuvre de Henry Diltz, à l’époque photographe amateur et ami du groupe. Alors qu’ils se promènent au cœur de Downtown ( Los Angeles), les quatres Doors décident d’aller se placer derrière la vitrine de l’hôtel. La photo prise sans autorisation va devenir légendaire. Quant au dos de la pochette, il sera la source d’inspiration de la célèbre chaîne de restaurants Hard Rock Café.
Même si on ne peut parler de nouvelle orientation, tant les Doors avaient déjà revendiqué la paternité de Howlin’ Wolf, Bo Diddley et John Lee Hooker, cet ancrage dans le blues originel pouvait laisser espérer une nouvelle saga pour le quatuor de Venice. Il n’en résulterait qu’un somptueux dernier album, L.A Woman, blues testamentaire de Jim Morrison.
« Je pense que les générations qui vont suivre auront peu de choses en commun avec nous. Ils vont créer leur propre son. Il est possible qu’à la fin de la guerre du Vietnam une nouvelle force vitale s’exprime et s’affirme. » JM
Le punk rock émergea peu de temps après le retrait des troupes américaines…
Serge Debono