Short-story par Serge Debono : sur les traces d’Hendrix
Sous la lumière gris pâle, il fait son entrée sur scène. Arborant fièrement ses origines Cherokee dans une tunique indienne blanche à franges colorées, il porte un jean pattes d’eph, et sa Stratocaster couleur crème en bandoulière. Un bandeau rose fuchsia orne sa coupe afro. Jimi Hendrix semble serein. Pourtant, en ce lundi matin du 18 août 1969, la foule gargantuesque qui a fait vivre le festival durant trois jours a déserté les pelouses de Woodstock, pour laisser trente mille personnes parsemées pataugeant dans une boue infâme. De plus, hormis Mitch, le batteur, les autres membres du groupe n’ont jamais joué devant une telle assistance.
Mais le gaucher de Seattle a branché son amante, celle qui fait de lui un demi-dieu. Dans le public, les plaintes laissent place à un silence de cathédrale. Tandis que le vent balaie les collines dans le lointain, les premiers coups de médiator du maestro semblent figer ces milliers de corps à moitié nus.
Comme chaque jour, calé dans mon fauteuil qui s’enfonce et ressemble de plus en plus à un cercueil, je regarde Jimi investir mon écran de télévision…
Cette fois c’est la bonne ! La gamine a enfilé son blouson et maintenant elle déambule au milieu du salon comme un type bourré. Monica a éteint la salle de bain. Le bruit des talons de mon geôlier claque derrière ma nuque. Tandis qu’elle se dirige vers l’entrée, son parfum de vanille écœure ce qui me reste de sinus. Comme toujours, il leurs faut deux bonnes heures de préparation avant de se décider à partir faire ces satanés courses ! La principale occupation de ma fille unique. Consommer ! Encore et toujours. Le plus possible, sinon elle s’ennuie. C’est pourquoi, elle a choisi Richard, un riche propriétaire Virginien.
Mon gendre est un pecno, raciste et grossier, une véritable caricature de sudiste, mais c’est encore le meilleur des deux. La gamine, je l’aime bien. Je trouve qu’elle s’en sort pas mal avec deux abrutis pareils. Le pire c’est qu’elle l’a pas cherché, ces cons-là sont allé l’acheter au Vietnam… euh je veux dire adopter…
— Tu as mis son DVD à Papy, c’est bien chérie, on file ! A plus tard Gé, on sera revenu d’ici deux heures.
« Gé »! Je ne supporte plus que Monica m’appelle comme ça ! C’est vrai, quoi ! Se faire appeler « Papa » de sa propre fille, c’est trop demander ? Je ne me souviens pas l’avoir jamais entendu le prononcer, même lorsqu’elle était enfant… Gé ! Cette appellation remonte à ma jeunesse. Cela parait tellement loin qu’il me semble ne l’avoir jamais vraiment vécu. Et pourtant…
Mon nom de naissance est Tyron Green mais il fut un temps, où dans le New Jersey, j’étais un bassiste de renom, surnommé le Géant Vert !
En rapport à mon physique altier, mais pas seulement. On disait aussi, que comme Jimi Hendrix avec sa six cordes, j’arrivais à extraire des fusées cosmiques et autoguidées de ma guitare-basse, et que nous avions tous deux la particularité de traiter notre instrument comme s’il était fait de chair et de sang. Pourquoi Vert ? Mon nom (Green), n’y est pour rien. Ce sont ces horribles costumes que je m’obstinais à porter à chaque spectacle qui en sont la cause. Je cherchais à me composer un personnage… Qui sait ? Cette couleur verte bannie au théâtre, c’est peut-être elle qui fut responsable de mon malheur ? Elle me rappelle pourtant mes plus belles années.
J’ai démarré ma carrière comme contrebassiste, dans un quatuor de jazz, à la fin des années 50. Sans me vanter, j’étais plutôt bon. Enfin c’était l’avis de John Coltrane. Il voulait m’enrôler pour une tournée, mais moi, à cette époque, ce que je voulais, c’était faire du blues et du rock’n’roll ! Le maître m’a dit d’aller au diable !
J’étais branché en permanence sur les radios du sud du pays, je swinguais sur Elvis, vibrais sur Jerry Lee Lewis et Little Richard. Alors quand la vague britonne a déferlé sur le pays au milieu des sixties, j’ai surfé dessus tant que j’ai pu. J’ai fumé plus d’herbe en cinq ans que je n’ai mangé de salade durant toute ma vie. J’ai 88 ans ! Je gobais les acides comme des smarties, mais j’étais diablement créatif. J’avais monté un petit combo avec deux gars de la Nouvelle-Orléans et un pianiste de Greenwich Village. Comparé à la déferlante psychédélique, notre style sonnait un peu rétro mais on était très apprécié dans les clubs New-yorkais.
Durant l’été 67, le fameux Summer of Love, je me suis rendu sur la côte ouest, à l’occasion du Festival de Monterey.
Le premier festival Pop. C’était dément ! On aurait cru que la jeunesse de tout le pays s’y était donnée rendez-vous pour rompre avec le système, la morale puritaine et ses préceptes hypocrites. Les tensions de la guerre froide et la crainte d’une guerre atomique avaient laissé place à celle d’être appelé au Vietnam. Ces millions de jeunes avaient grandis comme des cocottes-minutes. Monterey allait devenir leur soupape, un moment de libération indescriptible précédant une période révolutionnaire jamais entrevue auparavant dans le pays.
C’est alors, que j’ai vu Jimi Hendrix, introduit sur scène par le démon à la chevelure d’ange, Brian Jones encore Stone… Jimi enchaîna dix titres venus d’ailleurs, multipliant les prouesses techniques, les douceurs virtuoses, et les effets clinquants. Il clôtura son set par un numéro de Voodoo hallucinant, chevauchant sa guitare pour finalement l’enflammer dans un rituel érotico-mystique d’une rare intensité.
Je n’ai jamais vu quelqu’un chambouler son auditoire de la sorte. J’ai tout de suite compris que Jimi Hendrix représentait tout ce que j’aimais dans la musique. Un genre de synthèse de Muddy Waters, de Bob Dylan et des Beatles. Une virtuosité pop poussée à son paroxysme. Ses textes ne parlaient que de voyages vers d’autres univers, mais le plus dingue c’est que sa musique nous y emmenait. Unifiant tous les combats internes de l’Amérique, Jimi semblait tout avoir pour réussir.
Comme disait Miles Davis, il était «le seul noir à faire swinguer deux blancs» et sa créativité n’avait pas de limites.
Durant sa courte carrière, une chose sembla pourtant le ralentir dans sa progression vertigineuse. Son bassiste. Noël Redding ne trouva jamais vraiment grâce à ses yeux. C’est pourquoi, en 67, après le passage incendiaire de Jimi Hendrix, j’ai lâché ma contrebasse pour passer à l’électrique. La guitare-basse. Mon idole avait un manque, et moi un rêve. J’allais devenir son pendant. Son ombre.
Délaissant mon combo pour un groupe plus funky, je me mis à travailler jour et nuit. Comme un forcené. Pour moi, c’était pas un problème, j’avais ça dans le sang. Un soir, dans une cave de Brooklyn, j’ai jamé jusqu’à l’aube avec deux grands noms du funk, Curtis Mayfield, et son altesse sérénissime Mister James Brown ! Mes doigts se baladaient sur le manche comme des mygales recouvrant la liberté. Curtis, très impressionné me félicita chaleureusement. Quant à Mister Dynamite, il posa sa main sur mon épaule en me jaugeant du regard, et dit : « Mmh… Pas mal. » J’avais des étoiles dans les yeux…
Je savais que Jimi Hendrix avait fait ses armes dans le groupe de Curtis Mayfield, j’en profitais pour essayer d’établir un contact.
Curtis me promit de lui en toucher deux mots. Mais il fit bien mieux que ça.
Trois mois plus tard, il revint me voir jouer dans mon night-club. Le 2 août 1969, reste gravé dans ma mémoire. Par chance, mon groupe et moi étions dans un grand soir. On m’avait annoncé la venue de Curtis, mais la lumière tamisée de la salle m’empêchait de voir qui l’accompagnait. Au cours du troisième morceau, j’invitais Curtis à me rejoindre sur scène. Mais c’est un gars élancée, encapuchonné dans une toge de moine qui grimpa sur l’estrade. Tandis que je découvrais lentement le piège dont j’étais l’heureuse victime, mes doigts si agiles se liquéfièrent d’un seul coup, suivis de mes membres premiers.
« Excuse me while I kiss the sky »
Voyant que je perdais tout contrôle, Jimi eut le bon réflexe de sortir sa Les Paul de son étui pour distraire l’attention du public. Il me fallut deux bonnes minutes pour me ressaisir. Mais vous pouvez me croire, les dix qui suivirent sont tout simplement les dix meilleurs de ma chienne de vie ! Si comme disait un célèbre journaliste, écouter Hendrix c’est entrer en communication avec Dieu, que dire du plaisir de l’accompagner. J’avais l’impression d’être l’écrin du plus beau joyau de la planète !
De retour d’Essaouira (Maroc), il semblait frais et détendu. Très intéressé par mon style, il me confia plus tard s’être séparé de son bassiste. Jimi Hendrix cherchait un gars dans mon genre pour un concert test. C’était une aubaine inespérée. Je crois bien avoir dit oui avant même qu’il n’ait fini sa phrase. Il tenta une remarque sarcastique sur ma tenue vestimentaire, mais ajouta avec son sourire enfantin: «Viens comme tu es.» Quelle douce et enivrante sensation, que de réaliser son plus beau rêve ! Même si tout le monde n’en était pas conscient à l’époque, j’avais la conviction que jouer avec ce mec, c’était entrer dans l’histoire.
Deux semaines plus tard, j’étais fin prêt pour épauler le guitar-hero quand j’appris qu’il s’agissait d’un événement de grande envergure auquel Jimi m’avait convié. Woodstock. Le plus grand festival Pop jamais organisé. Janis, Grateful Dead, The Who, que des cadors ! Plus de 300 000 personnes étaient attendues !
Alors, vous savez ce que c’est, la peur fait boire…
Le concert était initialement prévu le dimanche soir à minuit. Terrassé par le trac, j’ai passé mon samedi soir à me saouler la gueule. J’ai bu, jusqu’à finir dans une boîte un peu louche, un tripot d’un genre particulier. Des gars raidis à la coke y jouaient à la roulette russe. Après quelques lignes de poudreuses, je me suis mis moi aussi à vouloir jouer du barillet. La partie s’éternisant, la tension montant, une bagarre finit par éclater. Dans l’altercation, un coup fut tiré. La balle transperça ma moelle épinière comme une feuille de papier. Finir tétraplégique la veille de Woodstock, putain, fallait vraiment que je sois maudit !
Jimi n’en prit connaissance que le lendemain du concert. Je me souviens de lui, me rendant visite à l’hôpital, le visage dissimulée sous cette même toge qu’il portait lors de notre première rencontre. Puis un jour, j’ai appris sa mort à la radio.
Je devais être dans le film, avec lui.
Ma carrière aurait pu décoller comme celle de Carlos Santana. J’ai pratiqué le slap, et le taping dix ans avant les légendes Marcus Miller et Jaco Pastorius. Je devais être dans le film… Mais je suis là, un corps sans vie, sans musique, à regarder chaque jour sur ma télévision, mon rêve envolé. Je l’ai frôlé pourtant, je l’ai même tenu un moment dans mes mains, ce fameux soir au night-club.
Mon rêve est là, qui défile chaque jour sous mes yeux, dans cette image, dans cet amas de cristaux liquides où j’aimerais fondre… Mon corps ne me retient plus depuis longtemps… Au fond, c’est vrai, je ne suis déjà plus qu’un esprit… Je contemple la scène de Woodstock… Jimi après un début timoré a pris son envol sur Voodoo Child… C’est son vieil ami Billy Cox qui tient la basse… On ne l’entend pas… Qu’importe, Jimi plane mais comble les vides, il orchestre du regard, et ponctue les couplets de salves divines… Son solo final est époustouflant… Je le connais par cœur… Je devrais être dans le film…
Quelques instants plus tard, Monica et la gamine, de retour à leur appartement, constatent avec surprise que le salon est désert. Monica s’apprête à alerter la Police quand la petite lui fait justement remarquer :
— T’as vu Maman, il est rigolo le monsieur tout vert dans la télé ! On dirait papy…
Serge Debono
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