Le loup et les trois petits cochons

– Rose ou noir le disque ?
Ah ça, on ne l’avait pas vu, en regardant la vitrine du petit disquaire près de la gare de Lille, ce matin glacial de Janvier 77. L’album Animals venait d’arriver. Avec sa photo d’usine (La Battersea Power Station) et son cochon, mis en avant à côté des bouclettes de Peter Frampton (Comes Alive), du triangle cosmique de Tangerine Dream (Stratosfear), et du portrait en noir et blanc de Patti Smith (Radio Ethiopia). Finalement, on avait pris le vinyle noir, car moins cher et plus résistant d’après le vendeur. Tant pis pour le rose.

Quelques heures plus tard, l’écoute. On avait été surpris par la vignette acoustique du chanteur / bassiste Roger Waters en intro. Heureusement débutait ensuite une longue pièce, comme pour Atom Heart Mother et Meddle, avec une série d’accords de guitare acoustique accompagnée de l’orgue de Rick Wright, puis le chant de David Gilmour, tout de suite vindicatif. Après lui, le déluge…

Jamais on n’avait entendu le quatuor sonner comme ça, comme un gang de Rock dur, ou rarement – The Nile Song dans More ? – : violent, agressif, âpre, d’une froideur d’acier et d’un romantisme noir. Le chanteur / guitariste Gilmour cisaillait sur sa Telecaster, alors que le trop sous-estimé claviériste Wright, encore omniprésent, illustrait les industries, les fumées, les hurlements. Nick Mason, au jeu méconnaissable battait littéralement ses fûts pendant que Waters crachait sa bile. Le morceau s’appelait Dogs, et Pink Floyd avait la rage.
Pink Floyd – Dogs (Remix 2018) – Animals (1977 / 2018)
Pas de quartier non plus sur la seconde face partagée en trois titres. Le premier, Pigs, au découpage rythmique très stonien atteignait un rare niveau de perversité et d’effroi avec ses grognements porcins. Quant au suivant, Sheep, la dénonciation de la moutonnade généralisée, il alliait brutalité et colère, avant d’éclater avec l’un des beaux solo – en accords de Stratocaster – de l’histoire du Rock, tels un règlement de compte ou une délivrance… Enfin, narquois et amoureux, Roger Waters concluait avec une autre version de sa ritournelle, Pigs On The Wing.
Pink Floyd – Sheep (2018 Remix) – Animals (1977 / 2018)
Encore trop jeune, on avait raté la désormais mythique tournée de promotion, guettant le moindre article dans la presse, d’ailleurs très divisée sur le 33t, dont un mémorable Special Pink Floyd de Rock&Folk – Mars 1977 – qui présentait aussi, belle synchronicité, tout un dossier sur le mouvement Punk en devenir…

A Culturesco, on a déjà pu apprécier la rigueur et l’esprit d’analyse des livres antérieurs de Philippe Gonin, que ce soit sur Pink Floyd, Gainsbourg ou The Cure. Une fois encore, pour Animals, celui-ci synthétise parfaitement l’histoire, les faits et les idées. Il rappelle ainsi la longue genèse de Dogs et Sheep. Puis il envisage le contexte de l’album, paru en plein développement du Punk, approchant les supposées corrélations entre les uns et les autres. De même, il aborde longuement le concept du disque, créé par le chanteur / bassiste Roger Waters mais inspiré bien sûr de George Orwell et de Animal Farm, une diatribe que le Rog dirige cette fois contre le capitalisme débridé.
Pink Floyd – Pigs On The Wings (Parts 1 & 2 / Version Cartouche) – (1977)
Waters justement. Philippe Gonin précise que l’apport de ses textes ainsi que de ses compos pour Animals lui permettent de s’imposer encore plus dans le groupe, alors que Wright, à sec, traverse une crise autant personnelle que créative, et même si Gilmour n’en reste pas là, en composant une grande partie de Dogs. L’écrivain relève d’ailleurs la complexité de l’attribution des droits d’auteurs dans ce cas.
Car, évidemment, le Sheep de Waters, sans l’intro du piano iconoclaste à la Doors de Rick Wright, n’aurait pas le même attrait (Écoutez les démos de 1976.). De même que privé des parties de guitares lyriques et sauvages de Gilmour, Animals n’irait pas bien loin. D’ailleurs, n’est-ce pas ce qu’a essayé de faire le Rog dans sa dernière appropriation de The Dark Side Of The Moon ? Une vision égocentrée qui pour beaucoup s’est retournée contre lui-même. Enfin, l’auteur le note, c’est aussi à partir de ce disque que Waters va accaparer de plus en plus le micro, au détriment de Wright et surtout de Gilmour, en utilisant une théâtralisation de sa voix, une démarche qui culminera dans The Wall, pour le meilleur et pour le pire…
Pink Floyd – Animals / Démos (1976)
Quoiqu’il en soit, Philippe Gonin réussit à nouveau à nous passionner pour ce chef-d’œuvre incompris à l’époque qu’est Animals, dernier grand album du Pink Floyd collectif, et qui aujourd’hui encore, garde toute son actualité et son acuité. Malheureusement ?
Roger Waters – Pigs (Three Different Ones) Live (2016)
Bruno Polaroïd / Illustration par POUP
PINK FLOYD ANIMALS par Philippe Gonin – Le mot et le reste – 152 pages – 17 Euros – Parution le 21 Mars 2025