27 octobre 2013, Lou Reed “Prince de la nuit et des angoisses” file traîner sa carcasse dans une autre dimension
Né en 1942 dans le quartier de Brooklyn à New-York, Lewis Alan Reed a cinq ans quand il étudie le piano, mais peu à peu c’est la guitare qui aura sa préférence, lui qui se passionne très jeune pour le rock mais aussi le free jazz et la littérature.
En fait, étouffé par le rigorisme paternel, le conformisme ambiant et la tristesse de la petite ville de banlieue où la famille s’est installée, le jeune Lou Reed s’échappe grâce à la musique et, à seize ans, coécrit et enregistre en tant que guitariste, un 45 tours dans le style doo-woop au sein d’un groupe appelé The Shades.
« Il n’y a qu’un seul truc bien avec les petites villes, c’est que tu sais qu’il faut que tu foutes le camp », Small Town – 1990
A la même période, Lou est diagnostiqué schizophrène et il est « soigné » par séances d’électrochocs… Cette douloureuse et barbare expérience ne sera pas sans conséquences dans la vie de l’adolescent, rappelant en 1974 ce qu’il pense des «psychiatres à deux sous» dans une déclaration de haine intitulée “Kill Your Sons”.
Lou Reed – Kill Your Sons
C’est donc dans le New-York des 60’s qu’il débute sa carrière artistique, alors que la ville est un formidable creuset de culture et de contre-culture et qu’elle offre toutes les pistes pour les créateurs en devenir. Mais elle est aussi la ville de tous les contrastes, des hautes tours de Wall Street aux minuscules cafés hantés de crève-la-faim de Greenwich Village, où vécurent dès 1948 les écrivains « Beat », Allen Ginsberg, Neal Cassady, Jack Kerouac et William Burroughs.
En 1961, Dylan découvre New-York, la « Gomorrhe des temps modernes » écrira t-il plus tard. Un Dylan qui, en novembre 1963 à Syracuse (ville ou Lou suit des cours d’écriture créative à l’université), donne un concert seul sur scène, avec sa guitare et son harmonica. Un choc pour Lou Reed qui se trouve dans la salle, et qui abandonne alors ses intentions de folk-songer, la place étant déjà prise et de quelle façon, mais qui va retenir l’essentiel. Un nouveau genre de songwriting est possible, et poésie et musique populaire peuvent faire des étincelles miraculeuses, leçon qu’il ne va pas tarder à mettre en œuvre au sein du Velvet Underground.
En effet, dès 1964, il se produit modestement dans les bars de Syracuse. Là il est repéré par Terry Philips, un producteur du label Pickwick Records, et se retrouve promu songwritter professionnel à composer à la chaîne des hits sans intérêt chantés par des groupes fantoches, aux noms improbables, tel les Beachnuts, les Roughnecks ou les Primitives… Une de ces chansons se nomme “The Ostrich”, et elle marche fort. Terry Philips recrute, pour la jouer sur scène avec Lou, un dandy de littérature aux cheveux longs et violoniste classique, John Cale.
Une rencontre qui va changer le cours de leurs vies.
John Cale et Lou Reed ne se quittent plus et rencontrent un guitariste, Sterling Morrison, puis une batteuse de 21 ans, Maureen Tucker. Le Velvet Underground, du nom d’un essai journalistique sorti en 1963 sur les comportements sexuels hors-norme, entre échangisme et sadomasochisme est né. Ne manquent plus pour lancer le groupe qu’un mécène et une figure de proue.
Nous sommes fin décembre 1965, en France Mireille Mathieu démarre une carrière fulgurante à l’Olympia et l’union des gauches mène François Mitterand à l’inconcevable : mettre de Gaulle en difficulté au 1er tour des présidentielles. Là-bas, à New-York, Andy Warhol, un peintre pop à perruque blonde, roi de la Factory, cette incroyable usine à idées, et une mannequin allemande, femme fatale et astre blond qui fréquente le lieu au bras de Brian Jones, et qui répond au patronyme ambigu de Nico, vont combler les vides au sein de Velvet Underground.
Avec cinq ans d’avance, l’esprit des seventies vient de naitre à New-York.
En 1967, le Velvet publie donc son premier album, enregistré déjà depuis un an et avec des titres de Lou datant de 1964, composés pour la plupart dans la période sexe, drogues et rock n’roll de Reed et Cale. L’album s’intitule “The Velvet Underground & Nico” et fait l’effet d’une bombe qui va éclabousser de toute sa superbe noirceur l’arc-en-ciel du Flower Power.
Une pochette célèbre, sur laquelle figure une banane, comme une provoc gaiement et gayment phallique, avec une petite flèche invitant à peler délicatement le fruit défendu pour en savourer la chair oblongue… Une pochette signée évidemment Andy Warhol, et une galette de onze titres, de Venus in Furs, Heroin à Femme Fatale, qui s’ouvre sur une chanson évoquant l’attente du consommateur qui attend son dealer au coin de la rue : I’m Waiting for the Man.
Velvet Underground : I’m waiting for the man
L’album sort trois mois avant le “Sgt Pepper” des Beatles et jette un froid dans l’insouciante « partouze pop » ambiante, les chansons désenchantées de Lou évoquent seringues, fouets et autres outrances speedées, toutes glanées dans le caniveau new-yorkais. L’aventure du Velvet durera six ans et produira cinq albums, tous quasiment ignorés à leurs sorties, sauf d’une poignée de fans. Lou Reed quittera même le groupe avant la sortie du 4ème album en 70, “Loaded“.
Rien ne va plus entre les membres aux egos affirmés, Lou frisant même la bipolarité et devenant de moins en moins gérable. Bref, la messe est dite. Il faudra attendre les années 80 et le rôle majeur en France d’artistes comme Daho, Marc Seberg ou les Rita Mitsouko, pour que le Velvet soit enfin considéré comme un groupe aussi essentiel que les Beatles ou les Stones. La carrière solo de Lou Reed va s’étaler alors de 1972 à 2011. Véritable caméléon, il va briller de toutes ses facettes pour signer des albums contrastés et livrer encore quelques beaux chefs-d’œuvre.
Transformer
C’est en 1972 que sort son deuxième album solo, produit par David Bowie, qui va mettre Lou Reed en pleine lumière, lui qui va donner à travers la pochette de l’album “Transformer” un visage aux années 70 : sexe gay, humour déviant, refrains en or et rock’n’roll à paillettes, une légende est née. Vicious, Perfect Day, Satellite of Love, autant de titres qui envahissent les ondes, et puis surtout Walk on the Wild Side.
Lou Reed : Walk on the wild side
Suivront vingt autres albums jusqu’en 2011. Des albums aussi imprévisibles que l’homme qui fait de la schizophrénie un art majeur, buveur de whisky un jour, gobeur d’amphétamines le lendemain, marié à une blonde incendiaire nommée Betty avant de filer le parfait amour avec Rachel, un travesti, se remarier avec une stripteaseuse et terminer sa vie avec la musicienne Laurie Anderson. En 1973 avec l’album “Berlin“, les fans se scindent en deux groupes : ceux fascinés par la noirceur et la sensualité morbide de l’album, et ceux, plus nombreux, qui détalent à toutes jambes.
Lou Reed s’autoproclame artiste maudit, et jubile à l’idée de charmer ou choquer un public volage.
Pour surprendre encore et toujours, il sort en 1989 son album le plus vital et sexy depuis “Loaded” en 1970 : “New-York”. Album suivi en 1990 par un nouveau chef-d’œuvre, “Songs for Drella”, hommage à Andy Warhol disparu trois ans plus tôt, album pour lequel il retrouve John Cale. Songs for Drella est une merveille d’empathie et de sobriété célébrant la mémoire de l’homme qui les sortit tous deux de l’obscurité. Lou va ensuite sortir cinq albums jusqu’en 2007, dont l’intimiste “The Raven” en 2003, sur lequel on retrouve Bowie, clin d’œil d’un poète rock à Edgar Allan Poe.
En 2011, celui qui a été fait Chevalier des Arts et des Lettres par Jack Lang en 1992, et dont un astéroïde porte le nom, apprend sa maladie du foie. Il subit une greffe et décède des suites de complications le 27 octobre 2013 à l’âge de 71 ans. Curieuse ironie du sort, Bowie, son double lumineux, qui fut tant présent dans les pires moments, sorte d’amour-haine-amitié qui connaitra les disputes et même les coups, partira du même mal deux ans plus tard. Alors que reste-t-il de cet artiste unique, surprenant et attachant ?
Des chansons, des airs et une intégrale de ses textes, “Traverser le feu“, sortie en 2008.
Une écriture fulgurante, brutale et perverse, mais raffinée jusque dans l’obscène… Des mots à l’image de l’ambiguïté de l’homme.
DENIS CHOFFLET