L’histoire d’une virtuose née trop tôt…
Dans l’histoire de la pop music, Nina Simone fait figure d’exception. En effet, peu de musiciens possédant le niveau d’un concertiste ont par la suite glané une telle reconnaissance. Une carrière atypique, une vie chaotique, et une discographie parfois difficile à décrypter.
Nina Simone naît Eunice Kathleen Waymon, le 21 février 1933 dans la ville de Tryon (Caroline du Nord). Sa mère est dévote et femme de ménage. Son père gère une entreprise de nettoyage. Eunice est la sixième née de la famille. Elle grandit dans un environnement très musical. Tout le monde chante chez les Waymon, et le père possède des talents de danseur, chanteur et siffleur.
Foi et Conviction
Souvent contrainte d’accompagner sa mère à l’église, elle en profite pour s’initier au piano dès l’âge de trois ans. Elle démontre rapidement des aptitudes pour cet instrument, ainsi que pour le chant. Elle donne son premier récital au sein de la paroisse locale. Ce jour-là, ses parents assis au premier rang doivent céder leurs places à un couple de blancs. Déjà dotée d’une grande force de caractère, Eunice refuse de jouer jusqu’à ce qu’ils soient revenus à leur emplacement initial.
Nina Simone – To Be Young, Gifted and Black
L’employeur de sa mère remarque ses talents. Sous son impulsion, une collecte est organisée dans le voisinage afin de financer sa formation. Elle se met alors à suivre les cours de Muriel Massinovitch (dite Miss Mazzy). Cette dernière est stupéfaite par les facultés d’Eunice. Cumulant les leçons, à raison de trois heures par jour, elle devient très proche de Miss Mazzy, au point de la considérer comme sa mère blanche.
Bach et le Classique
La découverte de la musique classique agit sur elle comme une révélation. C’est chez Miss Mazzy qu’elle entend pour la première fois Jean Sébastien Bach…
“J’ai failli m’évanouir, tellement c’était beau”
NS
Lorsque Eunice atteint l’âge de 12 ans, Miss Mazzy constate qu’elle n’a plus rien à lui apprendre. Elle suggère à ses parents de l’inscrire au lycée Allen, un pensionnat pour enfants noirs surdoués. Eunice accepte de se plier à des règles strictes et une discipline de fer durant 5 ans. En 1950, elle sort major de sa promotion.
Encore une fois, sur les conseils de Miss Mazzy, elle effectue durant l’été, une préparation au sein de la Julliard School Of Music de New York. Le but est de pouvoir intégrer par la suite le prestigieux Institut Curtis de Philadelphie. La mère d’Eunice rêve de voir sa fille devenir la première concertiste noire du pays.
Nina Simone – Little Girl Blue ( Live Montreux 1976)
Seule jeune fille noir de sa promotion, Eunice n’est pas reçue. Il semblerait que le nombre de candidats ait atteint des records cette année-là, ce qui pourrait expliquer cette décision. Cependant, Eunice est convaincue d’avoir été évincée en raison de sa couleur de peau. Ce qui ne fait qu’ajouter une grande frustration à son immense déception.
Rejetée, elle trouve sa voie…
Elle parvient à trouver un travail chez un photographe, et suit en parallèle des cours particuliers avec Vladimir Sokhaloff, professeur à l’institut Curtis. Ce dernier reconnaît son talent, mais pense qu’elle devrait suivre la voie du jazz. Elle refuse. D’ailleurs, rien que le terme lui fait horreur. Un terme “bâtard” selon elle, inventé par les blancs pour désigner une grande création afro-américaine. Plus tard, une fois adopté, elle le rebaptisera « classique noire ».
Elle quitte finalement son poste, et devient accompagnatrice pour une professeure de chant. Son salaire est maigre, et Eunice peine à joindre les deux bouts. Elle finit par s’installer à son compte, emmenant avec elle une partie des élèves. Mais les leçons privés avec Sokhaloff sont onéreuses. Afin de pouvoir les payer, elle se fait engager au Midtown Bar, un club d’Atlantic City (New Jersey).
Nina Simone – Gimme Some
En 1954, ses spectacles deviennent prisés, mais Eunice n’a rien révélé de son activité à ses parents. Elle sait que sa mère n’approuverait pas qu’elle s’adonne à une musique aussi subversive que le jazz.
Eunice Waymon laisse place à Nina Simone
C’est pourquoi, elle choisit le pseudonyme de Nina Simone. “Nina” (petite fille en espagnol) est le surnom donné par son petit ami de l’époque. Quant à “Simone”, il provient de l’actrice française Simone Signoret, qu’elle a découverte dans le film Casque d’Or.
Elle passe trois saisons au Midtown Bar, durant lesquelles elle façonne son style unique. Mêlant jazz, blues, gospel et classique, Nina Simone ne tarde pas à devenir la grande attraction de la ville. Ses revenus augmentent. Chaque mois, elle en fait parvenir une partie à ses parents. Mais lorsqu’elle dévoile à sa mère la nature de la musique lui permettant de gagner sa vie, cette dernière coupe tout contact avec elle.
Nina Simone – Take Care of Business
En 1957, Nina Simone signe un contrat avec le label Bethlehem Records. Son premier album, Little Girl Blue, paraît l’année suivante. Son premier titre classé au Billboard, I Loves You, Porgy, est extrait d’un opéra de Gershwin. Il est diffusé sur toute la planète.
L’erreur (Loves au lieu de Love) est volontaire. Si le spectacle du compositeur, Porgy and Bess (1935), met en scène des protagonistes noirs, le propos souffre encore d’une grande condescendance et de considérations péjoratives. En l’occurrence, l’erreur de conjugaison (“Loves”) souligne les carences linguistiques de la population noire. Pour des raisons évidentes de droits d’auteur, Nina Simone ne parvient pas à convaincre son producteur de modifier le titre. Néanmoins, affirmant déjà son soutien à la cause noire, elle ne prononce jamais le S au cours de son interprétation.
Nina Simone – I Loves You Porgy
Ce n’est que le début d’une longue série de désaccords. Nina fait preuve d’une profonde intégrité, et d’une grande force de caractère, deux qualités peu appréciées des producteurs. Ceci l’incite à changer fréquemment de label. Dès la sortie de son premier album, malgré un succès inattendu, elle vend ses compositions pour la somme de 3000 dollars, et s’en va jouer sous d’autres cieux. Elle perd l’équivalent d’un million de dollars de droits d’auteur ! De plus, Bethlehem Records publie un nouvel opus sans son autorisation. Nina Simone and Friends, manque de cohérence mais révèle pourtant quelques grandes compositions, et un premier intérêt pour ses racines ancestrales…
Nina Simone – African Mailman
Le suivant, enregistré chez Colpix Records, fait la part belle au jazz. Malgré quelques belles reprises, Nina Simone n’est pas satisfaite des instrumentaux, et des arrangements. Elle a pourtant obtenu le plein contrôle sur la partie créative.
Nina Simone – Blue Prelude
Il faut dire que Nina Simone détonne sur plusieurs points dans le paysage du début des sixties. Si sa couleur de peau l’empêche d’obtenir auprès de la population blanche, la respectabilité à laquelle elle aspire, son cursus classique et son refus d’épouser un genre, l’éloigne considérablement de la culture noire américaine. Déjà lasse de l’industrie musicale, par la suite, elle publie essentiellement des albums live.
Nina Simone – Zungo
Elle n’en délaisse pas pour autant les compositions. Ces dernières, de plus en plus influencées par son implication dans la lutte pour les droits civiques, prennent alors une teinte politisée. Même si elle n’a pas grandi dans un ghetto, ou une plantation, la frustration générée par les inégalités raciales et son parcours atypique, est telle, que Nina connaît des moments de rage féroce. Soucieuse d’utiliser cette énergie à bon escient, elle décide d’apporter son soutien au pasteur Luther King. Elle se rapproche également de plusieurs organisations d’extrême gauche.
En 1964, le succès ne suffit plus à Nina. Elle veut devenir la voix du peuple noir. Elle adresse une critique poétique mais salée, de la ségrégation raciale sévissant encore dans le sud des Etats-Unis…
“Des chiens de chasse sur ma piste
Des écoliers assis en prison
Un chat noir a croisé mon chemin,
je pense que chaque jour sera le dernier”
Nina Simone – Mississippi Goddam
Entre 1964 et 1967, elle signe sur le label Philips, et connaît sa période la plus créative. Sans doute celle où elle parvient le mieux à combiner son amour pour la pop, le blues et le folk, à ses acquis jazz, et sa formation classique.
La même année, elle enregistre l’un de ses titres les plus célèbres. Reprise et magnifiquement popularisée par The Animals, la version de Nina Simone conserve pourtant un charme mystérieux et mélancolique.
Nina Simone – Don’t Let Me Be Misunderstood
Peu à peu, au fil des enregistrements, on sent l’esthète venue de la grande musique, renouer avec la musique populaire, et la culture noire américaine, plus à même d’accompagner le message qu’elle souhaite délivrer. Elle opère dans le même temps une immersion progressive dans la culture africaine.
Les percussions hypnotiques viennent souvent souligner des textes revendicatifs dénonçant le racisme, ou le sexisme, par le biais d’un chant habité et envoûtant.
Nina Simone – See-Line Woman
Sur sa lancée, en 1965, elle publie quelques-unes de ses plus grandes interprétations. Le titre suivant n’a eu de cesse d’être réactualisé (Harry Connick Jr, Muse), et si ces reprises ne déméritent pas, force est de constater que la reine a gravé là une pépite intemporelle. Écrite par Anthony Newley et Leslie Bricusse pour une comédie musicale, elle en fait son rayon de soleil. Un de ses rares titres positifs, étrangement sublimé par son timbre blues et plaintif. Le paradoxe Nina Simone.
Nina Simone – Feeling Good
En plus de posséder le talent et les acquis, Nina Simone est une infatigable travailleuse. Son engagement ne l’empêche pas d’enregistrer quantité de titres, certains très optimistes, voir féériques. En 1965, elle met sur bandes, une série de compositions dans la veine des comédies musicales de Broadway. Certaines particulièrement réussies, comme cette comptine…
Nina Simone – Beautiful Land
Artiste inclassable, elle brille autant par son audace et son originalité, que par sa virtuosité. Au milieu des années 60, le monde du jazz, auquel elle est associée, n’est pas très fantaisiste. Nina prend un malin plaisir à bouleverser les codes. Se sachant légitime, elle ose adopter une attitude scénique débridée, basée sur le feeling et l’improvisation. Elle intègre des silences dans sa musique, et n’hésite pas à chambouler la partition au dernier moment, si l’envie lui en prend. Quant au mélange des genres, elle est passée maîtresse en la matière !
J’en arrive au merveilleux album Pastel Blues, paru en 1965. Nina Simone, au sommet de son art, fait étalage de sa polyvalence en sublimant de vieux standards comme Nobody Knows You, ou de toutes fraîches compositions, toujours aussi singulières.
Sur le titre suivant, elle délivre une demande en mariage sur un rythme tribal. Combinant ainsi de manière astucieuse, féminisme et africanisme…
Nina Simone – Be My Husband (live Antibes 1965)
Sa relation houleuse avec son mari et manager Andrew Stroud l’incite à s’immerger totalement dans la musique, d’autant que ce dernier voit d’un mauvais œil ses activités militantes. La lente progression dans la lutte pour les droits civiques l’affecte énormément.
Il faut dire que présente dans tous les grands rassemblements, comme la Marche de Selma (Birmingham 1964), Nina ne ménage pas ses efforts. Sa position de contestataire de couleur et ses fréquentes saillies sur scène contre le monde blanc font peser sur elle une lourde menace. Plus sa notoriété grandit, plus le gouvernement porte une attention particulière à ses agissements notifiés comme anti-américains par le FBI. Nina évacue la peur et le désespoir dans l’alcool, mais surtout dans le classique, et le blues…
Nina Simone – Tell Me More and More and Then Some
Pastel Blues offre sa part de revendication raciale. Considérant que le lynchage des noirs est toujours en vigueur dans certaines régions des Etats-Unis, Nina Simone remet au goût du jour le Strange Fruit de Billie Holiday.
Enfin, sur le final, elle délivre une de ses pièces maîtresses. Un titre emprunté au negro spiritual. Nina en mémorise les paroles durant son enfance, tandis qu’elle assiste aux revival meetings organisés par sa mère dans son église méthodiste. La chanson est alors utilisée pour aider les fidèles à confesser leur pêchers (Sinnerman = Homme pécheur). Dès la fin des années 50, elle prend l’habitude de clôturer ses concerts avec ce titre incantatoire. Le riff de piano répétitif et frénétique est obsédant. Aucune prouesse vocale. Son timbre, plus androgyne que jamais, injecte une dose d’humanité fièvreuse, et fanatique, à ce standard hors normes.
Nina Simone – Sinnerman
En 1967, elle signe chez RCA, et enregistre Nina Sings the Blues, un album plébiscité par les fans. Ce dernier est marqué par une certaine mélancolie, et une colère plus présente encore que sur ses précédents opus. A l’image de ce blues réquisitoire écrit par son ami le poète Langston Hugues, et adressé aux réactionnaires…
Nina Simone – Backlash Blues (Live 1968)
Elle propose une version étonnante de House of the Rising Sun, popularisé quelques années plus tôt par The Animals. Restituant le texte d’origine, elle détourne complètement cet air folk, pour en faire une transe jazz, au chant halluciné.
Nina Simone – House of the Rising Sun (Live 1968)
Compte tenu de sa culture gospel et de son passif jazz, les sonorités soul s’invitent inévitablement sur ses productions. Pourtant, Nina rejette régulièrement le surnom de High Priestess of Soul. En effet, en cette fin des années 60, la verve et la puissance qui animent les albums de la Queen of Soul Aretha Franklin, n’ont pas grand chose à voir avec le cynisme et la complexité de l’œuvre de Nina Simone.
Inspiration tendance de l’auteur Sam Waymon (frère de Nina), péché d’orgueil de la chanteuse, ou tout simplement l’envie d’essayer, Nina Simone délivre en ouverture de l’album Silk & Soul, un titre parfaitement dans l’esprit des productions soul de Stax Records.
Nina Simone – It’s Be’s That Way Sometime
Les assassinats successifs de Malcolm X, Martin Luther King et Robert Kennedy plombent la révolution culturel et la lutte pour les droits civiques. La répression fait rage durant l’année 1969. Nina comprend que le changement tant espéré par Sam Cooke (A Change is Gonna Come) n’est pas prêt d’arriver. Profondément déçue, elle se brouille avec son mari, ainsi qu’avec ses musiciens. De plus, elle est en délicatesse avec le Fisc. En 1970, elle quitte seul les Etats-Unis, pour la Barbade. Elle y fait la rencontre de la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, qui lui conseille d’aller se ressourcer au Liberia. Elle y reste deux ans avec sa fille, laissant de côté la musique pour la première fois de son existence.
Ses troubles de la personnalités semblent la dévorer depuis qu’elle s’est séparée d’Andy. En 1978, elle retourne en studio pour l’enregistrement de Baltimore, un album mal accueilli par la critique. Mais Nina s’accroche.
Nina Simone – Rich Girl
Au début des années 80, elle s’installe à Paris, dans un appartement de la Villa Montsouris. Nina se produit dans des concerts intimistes mais ne remplit pas. Vexée, elle commence alors à faire faux bond à son auditoire. Si le joug de son ex-mari semblait dépasser les limites du tolérable, il était le seul qui puisse la convaincre de tenir ses engagements. Et le seul capable de l’empêcher de boire. De plus, Nina ne supporte pas la solitude…
“ Andy était parti et le mouvement m’avait aussi laissée tomber, j’étais paumée comme une écolière séduite et abandonnée. “
Alors Nina s’accroche tant qu’elle peut à ce qu’elle a toujours su faire. Chanter !
I Sing Just To Know That I’m Alive
Elle enregistre deux albums à Paris, pour le label Carrère, mais décline en raison d’une mauvaise hygiène de vie. En 1986, Nina Simone est internée en hôpital psychiatrique. Souffrant de troubles bipolaires qui seront diagnostiqués bien plus tard, elle reconnaît aimer la violence physique qui se manifeste lors de ses crises. Elle confie également se sentir aigrie par son échec à l’institut Curtis, et traumatisée par les mauvais traitements de son premier mari, et la ségrégation raciale de son enfance.
Par la suite, elle vit essentiellement des concerts qu’elle parvient à donner. En 1987, une publicité pour Chanel N°5 tournée sous la férule de Ridley Scott, et mettant en vedette Carole Bouquet, permet au titre My Baby Just Cares for Me de dépasser son succès initial. Ce morceau composé par Walter Donaldson et Gus Kahn, figurait sur le premier album de Nina Simone. Un titre qui aurait pu la mettre à l’abri du besoin, si elle n’en avait cédé les droits… Il lui permet néanmoins, de connaître un regain de popularité, lui ouvrant à nouveau les portes des salles de concert.
My Baby Just Cares for Me
Nina Simone succombe à un cancer du sein le 21 avril 2003. Elle laisse le souvenir d’une diva géniale et entière. Son influence donne naissance à des artistes aussi talentueux que singuliers, tels que Janis Joplin, David Bowie, Jeff Buckley, ou encore Amy Winehouse.
La reine en colère
Nina Simone était une artiste pure. “La musique était en elle” disait sa mère et ses professeurs. La colère également…
“ Après l’assassinat de Luther King, si mon mari ne m’avais pas forcé à poursuivre ma carrière, je serais descendu dans le sud pour flinguer tous ces suprémascistes. Je l’aurais vraiment fait, je serais morte, mais je l’aurais fait. Je ne suis pas pour la non-violence.”
Si son indéfectible dévouement à la cause noire, l’a parfois conduite à des excès, et des erreurs de jugement, on ne peut qu’admirer son courage. Menacée, surveillée par le FBI, on peut comprendre qu’elle ait parfois sombré dans la folie et la paranoïa. Au-delà de toute philosophie, il faut également se représenter la confusion régnant dans un esprit aussi créatif issu d’une minorité. Nina était de nature capricieuse et exigeante, c’est vrai. Elle ne cherchait pas à s’en défendre, et préférait en rire. Elle ne pouvait attendre que le temps fasse son œuvre, et souhaitait que sa communauté soit débarrassée des préjugés, de son vivant.
Sur ses derniers jours, elle prétendait être la réincarnation d’une reine égyptienne. Nina Simone avait tout d’une reine, des travers jusqu’à la grâce. Mais c’est derrière un micro et un piano, que son être s’élevait au-dessus des autres.
Serge Debono