Au carrefour du rythm & blues, de la soul et du rock’n’roll, il y a Screamin’ Jay Hawkins !
Screamin’ Jay Hawkins et ses interprétations théâtrales ont marqué l’histoire de la musique, au point que l’acteur faisait parfois de l’ombre au baryton, et au musicien.
Une jeunesse façon Little Big Man
Screamin’ Jay Hawkins naît sous le nom de Jalacy Hawkins le 18 juillet 1929 à Cleveland (Ohio). Placé en orphelinat à l’âge de 18 mois, il sera finalement élevé en alternance par sa mère, et une tribu d’indiens Blackfoot.
A l’âge de 13 ans, il s’engage dans l’armée à l’aide de faux papiers, et d’un physique particulièrement mature. Ayant bénéficié de cours de piano avant son départ, il divertit souvent ses compagnons. Il intègre l’Armée de l’air en 1944. Comme son homologue Willie Dixon, il possède des talents de boxeur, et remporte à l’âge de 20 ans le titre militaire des poids moyens en Alaska. En 1952, il quitte l’armée avec les honneurs, et s’initie à la guitare.
“ J’ai plus souffert sur la route du blues, que pendant la guerre.”
Cette histoire d’un jeune noir né pendant la Grande Dépression, élevé par des indiens, et ayant traversé la seconde guerre sans encombres (glanant même un trophée de boxeur) ressemble à s’y méprendre à une fiction. Une sorte de légende héroïque avec des repères historiques, façon Little Big Man, ou Forrest Gump. La suite, moins glorieuse, comporte son lot de surprises.
Ses prédispositions pour le chant l’incitent à écouter de l’opéra classique, domaine dans lequel il souhaite faire carrière. Ses influences sont Enrico Caruso et Mario Lanza, mais son modèle se nomme Paul Robeson, chanteur et militant pour les droits civiques. Jalacy lorgne aussi sur le jazz, avec Lionel Hampton et Dizzy Gillespie. Côté blues, ce sont Big Joe Turner, Elmore James et Lightnin’ Hopkins qui ont ses faveurs. Son goût pour le blues, l’avant gardisme et la provocation, vont vite avoir raison de ses ambitions…
Screamin’ Jay Hawkins – Not Anymore (1953)
Il intègre brièvement le band du guitariste de jazz Tiny Grimes. Mais Hawkins est trop indépendant, trop singulier pour faire partie d’un groupe. Alors il démarre une carrière de chanteur et pianiste de blues. D’abord, musicien de session, il côtoie le talent de Ray Charles au sein de la prestigieuse Atlantic Records. C’est à ce moment là que le destin de Jay bascule…
Tiny Grimes a obtenu du puissant Ahmet Ertegun, directeur, fondateur et producteur de la compagnie, que Jay puisse enregistrer ses propres compositions. La séance s’étire en longueur, et l’artiste s’impatiente. Quand arrive son tour, Screamin’ Jay déroule son titre « Scream The Blues ». Sauf que l’exaltation des sentiments propre au blues dépasse largement le cadre habituel…
Screamin’ Jay Hawkins – Scream The Blues
Jay hurle littéralement dans le micro. Ertegun l’interrompt, et lui demande une première fois de modérer son interprétation. Jay met un bémol à ses envolées, mais le boss n’est toujours pas satisfait. Le chanteur tente de lui expliquer qu’il souhaite trouver son style, avec un chant plus torride, dans la veine du Chicago Blues. Ahmet Ertegun n’adhère pas. Le ton monte. Screamin’ Jay balance : » Ray Charles, lui, il peut faire ce qu’il veut ! » Ertegun répond : » Tu n’es pas Ray Charles. » Screamin’ Jay confirme, et se jette sur lui en le frappant au visage. Viré de chez Atlantic, Screamin’ Jay s’écarte de la voie royale.
Suite à ce différend avec Ahmet Ertegun, il s’engouffre dans la brèche creusée par le blues sulfureux de Muddy Waters, laissant libre cours à ses envies au sein de petits labels. Son timbre étrangement rauque (il n’a que 25 ans) et son coffre impressionnant donnent à ses interprétations une sensualité aussi fascinante qu’effrayante.
Screamin’ Jay Hawkins – I Found My Way to Wine (1954)
Mais pris de vitesse une première fois par les bluesmen de Chicago et leur blues électrique, il voit la première vague du rock’n’roll s’élever de Memphis en 1954. Hawkins commence alors à se construire un personnage de scène mystique.
Screamin’ Jay Hawkins – (She put the) Whammee (on me)
Quelques années plus tard, cette singularité sera qualifiée par le Swinging London de “rock théâtral », lui permettant ainsi d’envouter la génération des sixties. Notamment avec le titre I Put a Spell on You…
Un sort pour la postérité
Jay Hawkins co-écrit cette ballade blues avec Herb Slotkin en 1955. La première version est interprétée sans cris, ni halètements. La deuxième est enregistrée un soir, après que le producteur Arnold Maxin soit venu au studio, les bras chargés de poulets, et de vin…
De leur propre aveu, au moment d’enregistrer, les musiciens sont complètement saouls. Jay Hawkins est déchaîné. Les yeux fermés, en transe, il hurle dans le micro. Il applique un phrasé torride à son texte, ajoutant des grognements orgasmiques. La ballade devient un titre brûlant, presque animal. Sa sublime interprétation n’échappe pas au producteur, quant à Hawkins, il ne découvre sa performance, ébahi… que le lendemain !
Screamin’ Jay Hawkins – I Put A Spell On You (original 1956)
Malgré l’énorme enthousiasme des disc-jockey, le titre n’atteint pas le haut des charts. Au sein de la communauté blanche, il fait figure d’interdit. Le tabou qu’il génère finira par le rendre culte. Quant à la communauté noire, elle le rejette en raison du côté animal, susceptible de leur faire du tort en nourrissant les préjugés raciaux. Une version sans cris, ni grognements, est donc commercialisée.
Si le titre fascine la jeunesse américaine, très peu sont ceux qui osent se le procurer. Faute de pouvoir en faire un tube lucratif, celui que l’on surnomme dorénavant Screamin’ Jay Hawkins (le hurlant), va en faire le clou de son spectacle. Il nourrit son personnage de dément, en portant gri gri, colifichets, os dans le nez, et cape de vampire. Le but est d’en faire un Vincent Price, version afro.
Il agrémente son show d’un serpent en caoutchouc, d’une main coupée mécanique, de nuages de fumée et d’une peau de léopard. Son personnage de sorcier cannibale est unique en son genre. Équipé d’une canne surmontée d’un crâne fumant en guise de pommeau (baptisé Henry), il arpente la scène en vociférant son blues telle une incantation. Alternant grognements, souffles haletants, ricanements démoniaques et envolées vocales d’opérette, il déroule un show hallucinant, étourdissant son auditoire à chacune de ses apparitions.
28 décembre 1957, au Paramount Theater de Manhattan
Après des incidents survenus à Time Square lors d’un concert de rock, pendant que Screamin’ Jay patiente dans sa loge, la salle est en état de siège. Dehors, la colère des parents gronde contre le rock’n’roll ! L’artisan du mal désigné est le DJ Alan Freed, apôtre de la musique noire, et pionnier de l’organisation d’évènements rock’n’roll.
Malgré la tension grandissante, ce dernier reste insensible à leur hostilité. Freed sait qu’il faut profiter de la fascination que le titre “I Put a Spell on you” exerce sur les jeunes. Pour rendre le show de Jay encore plus macabre et provocant, il a fait venir un cercueil. Il suggère qu’il apparaisse sur scène, en s’en extirpant tel un mort-vivant, afin de surprendre le public dès l’entame du spectacle. La première réponse de l’intéressé…
« Aucun mec noir n’entre vivant dans un cercueil – ils ne s’attendent pas à en sortir ! «
Sûr de son fait, Freed lui propose une compensation financière. “100, 200, 300 dollars…” Screamin’ Jay tient bon, mais arrivé à 2000 dollars, il cède et finit par accepter. Il court s’enfiler une bouteille de vin italien afin d’évacuer le trac. Quelques minutes plus tard, lors de son apparition sur scène, la foule est en délire.
Devenu depuis, un des plus grands standards de l’histoire de la musique, tout genre confondu, il conserve une certaine singularité. En effet, bien qu’ayant dépassé le million d’exemplaires vendus, jamais il n’a atteint le haut des classements, et ce malgré de nombreuses rééditions. Plusieurs reprises lui permettront d’être réactualisé. Nina Simone (1965), The Animals et Them (1966), Creedence Clearwater Revival (1968), ou encore Bryan Ferry (1993), pour ne citer que ceux-là.
Screamin’ Jay Hawkins – I Put A Spell On You (live 1989)
On prête de très nombreuses liaisons à Screamin’ Jay Hawkins, qui comptabilise pas moins de 25 mariages et une soixantaine d’enfants. Il semblerait pourtant qu’une seule femme ait su toucher son cœur. Celle qui fut l’objet de ses cris d’amour, et l’origine de son succès. Celle à qui est dédiée la chanson “I Put a Spell on you”…
Eté 1954, Herman’s Bar, Atlantic City (New Jersey)
Pendant que Screamin’ Jay s’exécute avec le groupe local, une femme se fraie un chemin à travers la foule. Parvenue jusqu’à la scène, elle fixe le chanteur, lui envoie un baiser, et balance sur l’estrade une paire de clés, avant de quitter la salle. Visiblement décontenancé, Jay s’interrompt. Prétextant une ovation pour l’orchestre, il tente de la rattraper. En vain. De retour à son appartement, il constate que la belle a mis les voiles de manière définitive. Fou de douleur, il écrit le texte de “I Put a Spell On You” en une nuit. Il confiera à sa mère :
“Elle seule a su trouvé, malgré ma grande gueule, le chemin qui va directement vers mon coeur et mes tripes.”
En l’enregistrant, Screamin’ Jay conserve l’espoir qu’elle l’entende, et qu’elle revienne. “ I love you anyhow. I put a Spell on you, because you’re mine”.
La belle finit par revenir. Et quand Jay lui demande si c’est à cause de la chanson, elle lui répond : “ Non, je préfère la face B. Little Demon…”
Screamin’ Jay Hawkins – Little Demon
La grande force de Screamin’ Jay est de perpétuer les musiques noires, tout en appliquant à la souffrance exprimée, une dose de dérision. Si cette dernière éclipse parfois ses talents d’interprète, elle permet à son œuvre de passer aisément l’épreuve du temps. Chaque génération trouvera dans ses compositions une source d’inspiration. Les interprétations sulfureuses de Eric Burdon et Jim Morrison. Le film Phantom of the Paradise. Les shows funèbres d’Alice Cooper et Marilyn Manson, et ceux plus abstraits de Frank Zappa. Si le blues fournit au rock’n’roll un répertoire par le biais des compositions de Willie Dixon, c’est bien Screamin’ Jay Hawkins qui le théâtralise.
Malheureusement, premier d’une longue lignée de showmen, il ne sait pas encore qu’il vient de rendre tout un public avide de sensationnel. Très vite, il réalise qu’il ne pourra combler chaque soir ses besoins avec le même enthousiasme. La même frénésie…
Screamin’ Jay Hawkins – Frenzy
Célébré pour ses titres 50’s, sa popularité chute nettement durant les seventies. Il trouve refuge en Europe, notamment en France.
Mais Screamin’ Jay est devenu malgré lui, un phénomène de foire. Tous les organisateurs de concerts ou de festivals, s’attendent à le voir déployer son attirail. Pousser des hurlements, et bien sûr, jouer son plus grand succès, « I Put a Spell on you », appelé plus communément Spell.
Le cap difficile des années 80
Il a beau insuffler de l’intensité à ses plus grandes compositions, le bluesman ne parvient plus à rivaliser avec l’agitateur. Sans compter qu’au fil du temps, ses prouesses scéniques lui ont coûté quelques blessures. Screamin’ Jay ne s’est jamais ménagé, sans pour autant oublier de faire valoir ses droits. Son corps éreinté récoltant souvent au passage, le plomb d’une arme, ou la lame d’un couteau.
Quand arrivent les années 80, le blues est déjà tombé en désuétude, supplanté par le Funk et la New Wave. Screamin’ Jay se sent fatigué. Un jour lors d’une interview accordée à la journaliste américaine Gerri Hirshey, il lui fait cette confidence :
“J’espère que je pourrai un jour redevenir celui que j’étais… avant d’être moi.”
La France est parfois passée à côté de certains artistes pour des raisons obscures de droits de diffusion, ou de publications. Ce ne fut pas le cas avec Screamin’ Jay Hawkins. En 1957, c’est Boris Vian qui se charge de faire connaître le screamer dans nos contrées, en publiant ses premiers disques…
Screamin’ Jay Hawkins et Serge Gainsbourg
C’est ainsi que Serge Gainsbourg découvre, fasciné, l’œuvre de Screamin’ Jay Hawkins. 25 ans plus tard, Antoine de Caunes, journaliste et proche du compositeur français, décide de les réunir dans son propre salon. Après un round d’observation timide, leur admiration mutuelle… et quelques pastis, finissent par les rapprocher.
L’intérêt que portait Gainsbourg à la pétomanie n’est un secret pour personne. Pour ceux qui l’ignorent, jeter une oreille à son titre instrumental reggae Evguénie Sokolov. Quant à Screamin’ Jay, il a souffert toute sa vie de problèmes digestifs. En prévision d’un concert, avoir des toilettes dans sa loge était sa seule exigence. D’ailleurs, il n’hésitait pas à l’évoquer dans ses textes. Le titre Constipation Blues en témoigne…
Voilà comment ces deux artistes hors du commun ont brisé la glace. Bien éméchés, dans le salon d’Antoine de Caunes, Serge et Jay se livrent à une improvisation d’anthologie sur ladouleur évoquée. Pendant que le journaliste et son épouse se bidonnent sur le canapé…
Screamin’ Jay Hawkins & Serge Gainsbourg – Constipation Blues
L’heure n’est peut-être plus au blues, à la soul, ou au jazz, pourtant durant le dernier quart du 20ème siècle, Jay récolte le fruit de sa prodigieuse influence. Après Gainsbourg, c’est le groupe de rock garage américain, The Fuzztones, qui lui témoigne son admiration. Ils accompagnent la légende, lors d’un concert brûlant dédié à son répertoire en décembre 1984…
Screamin’ Jay Hawkins & The Fuzztones – Alligator Wine (live)
Tour à tour, The Clash et Nick Cave témoignent leur respect au screamer en l’invitant à partager la scène. Le monde de la télévision et du cinéma fait aussi appel à ses talents à plusieurs reprises.
Le Screamer à l’écran
De Mister Rock’n’roll en 1957, au film Peut-être de Cédric Klapisch (1999), il a souvent incarné son propre rôle. Hawkins se distingue surtout dans son personnage de maître d’hôtel dans l’excellent Mystery Train de Jim Jarmusch. Il est même nommé aux Independent Spirit Awards dans la catégorie “second rôle” pour sa performance.
Mystery Train (Jim Jarmusch)
Screamin’ Jay Hawkins s’est éteint le 12 février de l’année 2000. Quelques temps avant la démocratisation d’internet. Il n’avait pas 70 ans, pourtant sa disparition n’a pas fait grand bruit.
Heureusement, chaque génération explorant les origines du rock et ses ramifications, renoue inévitablement avec son œuvre. Le monumental “Spell” est un rite de passage obligatoire. Le coup du cercueil également. Sans oublier sa Cool Attitude…
Screamin’ Jay Hawkins – I Am The Cool
Ses vingt dernières années d’existence comportent quelques très beaux albums. En espérant que cet article vous ait donné envie d’explorer sa discographie plus en profondeur. Dans le cas contraire, peut-être les mots de son ami, le grand Serge (Gainsbourg), finiront-ils de vous convaincre…
“ C’est un génie. Parce que c’est la notion de dérision et l’agression totale dans la musique rock. Personne n’a compris son audace. Les audaces dans le trip rock, c’est rare et superbe. Et lui restera dans l’Histoire. On a rien vu d’aussi fulgurant, d’aussi hard que ce qu’il a fait au milieu des années 50.”
Serge Debono