Ray Charles est sans doute le génie le plus pur issu du rythm and blues. Un talent presque inné lui ayant permis de régner sur la musique pop de 1960 à 1965. Une véritable légende à l’optimisme légendaire, et une vie consacrée au spectacle, malgré les épreuves.
Ray Charles né Raymond Charles Robinson, voit le jour le 23 septembre 1930 dans la ville d’Albany (Georgie).
Une enfance malheureuse
Dans une Amérique en pleine dépression, les communautés afros-américaines subissent les conséquences de la crise économique. Les Robinson font partie des familles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Délaissés par leur père, Ray et son frère sont élevés par leur mère, Aretha Williams, métayère à Greenville (Floride).
Dès son plus jeune âge, les malheurs s’abattent sur le futur Genius. Il n’a que 4 ans lorsqu’on lui décèle un glaucome. L’année suivante, il assiste impuissant à la mort de son jeune frère, noyé dans un bac d’eau bouillante. Enfin, quand il atteint sa septième année, sa cécité ayant évolué, Ray devient aveugle. Il est placé dans une école spécialisée à Saint-Augustine dont il sera pensionnaire jusqu’en 1945. Il y apprend le braille, et la musique. Ray s’initie au piano, à la clarinette et au saxophone.
Ray choisit la musique
Après avoir acquis une formation classique, il décide de s’orienter vers des musiques qu’il affectionne. Le jazz, le blues et le gospel n’ont bientôt plus de secrets pour lui. Ray est également adepte de country. A 15 ans, apprenant le décès de sa mère, il quitte l’institution pour tenter de vivre de sa musique.
Malgré l’éloquence de ses talents, il passe deux années à sillonner la Floride en quête d’un contrat. Après une tentative infructueuse dans la ville de Chicago, il finit par s’installer à Seattle (Washington) où il fait la connaissance d’un certain Quincy Jones.
Il se produit régulièrement dans les clubs de la ville, sous le nom de Ray Charles. Ses premiers enregistrements avec le Maxim Trio connaissent un succès modeste et local. Influencé alors par Nat King Cole, il finit par placer un hit dans les charts R&B en 1951…
Ray Charles – Baby Let Me Hold Your Hand
L’envol chez Atlantic Records
En 1953, il est enrôlé chez Atlantic Records, qui est alors la maison mère du rythm and blues. Le président et fondateur Ahmet Ertegun est sidéré par sa virtuosité. C’est lui qui va permettre à Ray Charles de façonner son style. Tout d’abord en lui écrivant son premier succès. Un titre au tempo entraînant faisant l’éloge de la danse et du boogie woogie.
Ray Charles – Mess Around
Ray se sent bien chez Atlantic. La maison croit en lui et le producteur Jerry Wexler lui laisse carte blanche pour ses compositions.
« J’ai réalisé que la meilleure chose que je pouvais faire avec Ray était de le laisser tranquille ».
Jerry Wexler
Bien décidé à fusionner ses diverses influences, Ray s’inspire d’un gospel afin de créer “I Got A Woman”. Un titre aux influences blues et jazz publié à la fin de l’année 1954. Il devient son premier véritable tube. Même si son phrasé gospel sera condamné par certains puritains de la communauté afro-américaine.
Ray Charles – I Got A Woman
Pendant que Elvis Presley et le rockabilly enflamment les ondes blanches du pays, les singles de Ray Charles trustent les radios noirs. Avec James Brown, Solomon Burke, Jackie Wilson et Sam Cooke, il devient le chef de file d’un nouveau courant rythm and blues.
Ray Charles – Hallelujah I Love Her So
Même si sa prédilection pour le boogie et les arrangements satinés le placeront par la suite en marge du genre, la Soul est en train de naître sous sa férule.
“What’d I Say”, succès unanime
Son agenda bien rempli (plus de 300 concerts par an), Ray Charles s’entoure de sept musiciens et recrute un quatuor de choristes (The Cookies rebaptisées The Raelettes). Lassé de devoir se produire sur des pianos mal accordés, il se modernise et opte pour un piano électrique. D’ordinaire, Ray ne teste pas ses compositions sur le public avant de les enregistrer. Contraint et forcé d’improviser, il déroge involontairement à ses habitudes, un soir de décembre 1958…
“La Soul, c’est comme l’électricité. On ne sait pas vraiment ce que c’est, mais sa force peut éclairer une pièce.”
Ray Charles
Le Genius et son orchestre se produisent dans un repas dansant du côté de Brownsville (Pennsylvanie). Le groupe est engagé pour quatre heures, avec une demi-heure de pause. Le concert est une réussite. Seulement, passé minuit, Ray constate qu’ils ont déjà épuisé leur répertoire. Il leur reste encore douze minutes à effectuer. Il s’adresse alors à ses collaborateurs : “ Ecoutez ! Je vais m’amuser un peu, vous n’aurez qu’à me suivre”.
Il commence à jouer un riff de boogie entraînant. Là-dessus, la section rythmique imprime un tempo latino. Très vite, les personnes présentes dans la salle quittent leur sièges pour venir s’agiter sur la piste de danse. Rassuré, Ray décide d’improviser quelques paroles dans un style gospel…
“Hey Mama don’t you treat me wrong / Come and love your daddy all night long, all right ”
Sentant le sol trembler sous l’enthousiasme des danseurs, Ray demande aux Raelettes de répéter les paroles au cours d’un break. Sous les roulements de grosse caisse, s’engage alors un dialogue entre Ray et les choeurs. Ces dernières soutenues par les cuivres, incitent les spectateurs à reprendre les “Uh”, et les “Oh”. La salle est en effervescence. Ray clôture le set sous les acclamations d’un public extatique. Après le spectacle, certains viendront lui demander où se procurer le disque…
“Depuis 1959, il me sert de bouquet final. Sachez que si vous m’entendez jouer “What’d I Say”, rappel ou pas, c’est que le spectacle est fini.“
Le titre est accueilli chaque soir avec le même enthousiasme. Pourtant, Ray demande la permission à Atlantic Records de l’enregistrer. Il craint d’être censuré en raison des paroles grivoises : “ See the girl with a diamond ring, she knows how to shake that thing.”
Soutenu par sa maison de disques et profitant de la démocratisation du rock’n’roll avec ses textes à connotation sexuelle, le titre est enregistré en février 1959. Il devient le premier standard pop mainstream (aussi populaire chez les noirs que chez les blancs). L’album du même nom se hisse dans les dix premières places du Billboard. “What’d I Say” est souvent considéré par les initiés comme le premier tube de soul music. Il fera l’objet d’une multitude de reprises. Jerry Lee Lewis l’adoptera, et les Beatles le joueront chaque soir, lors de leur première tournée.
Ray Charles – What’d I Say
Quelques mois plus tard, parvenu au terme de son contrat, Ray quitte Atlantic Records. Il cède à une offre alléchante et la garantie d’une totale autonomie au sein des studios ABC-Paramount.
« Hit The Road Jack »
Avec sa progression d’accords bien connue, “Hit the Road Jack” fait partie des incontournables de Ray Charles. Bien que son mariage avec sa deuxième épouse Della Béatrice Howard ait duré 22 ans, l’artiste a multiplié les relations extra conjugales. En 1961, sa liaison avec la choriste Margie Hendricks (The Raelettes) devient houleuse.
Cette dernière a accouché d’un enfant de Ray l’année précédente, et lui demande de quitter son épouse. Ray refuse. Tous deux souffrent d’une addiction à l’héroïne, et leurs disputes au studio sont presque toujours violentes. Ray décide de se servir de la colère de Margie afin de donner vie à sa dernière adaptation. Un titre de Percy Mayfield simulant un dialogue entre deux amants, dans lequel, la femme à bout de nerfs ordonne à son homme de déguerpir. Margie possède déjà une voix et un caractère qui en font la star des Raelettes. Après le succès de “Hit The Road Jack” son désir d’indépendance ne fera que croître.
Ray Charles – Hit The Road Jack
La même année, le compositeur Bobby Sharp écrit pour lui l’histoire d’un aveugle rejeté par celle qu’il aime en raison de sa cécité. C’est une nouvelle réussite pour Ray Charles, même si ce titre repris par l’anglais Joe Cocker, connaîtra en 1987, un succès de plus grande ampleur.
Ray Charles – Unchain My Heart
En 1962, la notoriété de Ray Charles traverse l’Atlantique et gagne l’Angleterre. Pour la première fois, il se classe simultanément numéro un sur ses terres, et au Royaume-Uni, grâce à une ballade amoureuse et nostalgique signée Don Gibson…
Ray Charles – I Can’t Stop Loving You
Comme son homologue Sam Cooke, Ray possède au début des sixties toute la panoplie pour conquérir un large public et ainsi faire tomber les barrières séparant les communautés. Si le premier est victime d’un assassinat, Ray Charles et son addiction à l’héroïne constituent une cible facile pour qui verrait d’un mauvais oeil la réussite d’un afro-américain. Il subit plusieurs arrestations mais s’en tire à bon compte. En 1963, il publie un nouveau tube, repris en France l’année suivante par Eddy Mitchell…
Ray Charles – Busted
Alors au sommet de sa popularité, il est arrêté à trois reprises pour possession de drogue. Il échappe de peu à la prison ferme, et se voit contraint d’effectuer une cure de désintoxication. Etrangement, selon ses collaborateurs, la substance ne semble pas affecter son comportement lorsqu’il est au piano. Pour son bien-être, celui de son entourage, mais aussi afin de préserver sa liberté, Ray s’implique corps et âme dans son sevrage.
La déferlante Soul
Au sortir de sa cure, il retrouve le chemin des charts en 1966, avec des titres comme “I don’t need no doctor” et “ Let’s Go get Stoned”. Ray obtient un nouveau succès en 1967 (Here We Go Again) mais sa popularité décline très vite avec l’arrivée du rock dur. La nouvelle vague soul emmenée par Otis Redding, Aretha Franklin et Marvin Gaye est plus ancrée dans le quotidien et les problèmes sociaux. Plus proche du rock’n’roll dans sa sensualité et ses rythmes, elle éclipse rapidement le vieux rythm & blues. Malgré des orchestrations de haut vol et une voix toujours aussi affutée, la côte de Ray Charles fait une chute vertigineuse.
Figure du passé, il traverse les années 70 avec difficulté, mais en profite pour se pencher sur les inégalités perdurant en Amérique. Doté d’un public plutôt enclin à l’apaisement, il suscite des réactions diverses avec ses nouvelles créations. Il offre notamment une version très controversée de l’hymne “America the Beautiful”…
Ray Charles – America the Beautiful
Ray Charles l’exilé, enfin honoré
En 1960, Ray Charles avait déjà manifesté son soutien à la Lutte Pour les Droits Civiques menée par Martin Luther King. Revenu en héros dans l’état de Georgie, il avait renoncé à se produire dans une salle à Augusta, en apprenant que celle-ci avait relegué le public noir au balcon. Pour cet acte de soutien à la cause, il avait été banni de l’Etat qui l’avait vu naître. En 1979, sa version de “Georgia On My Mind” est proclamée chanson d’Etat de Georgie.
Ray Charles – Georgia on my mind
Au cours de sa longue carrière, il fait quelques apparitions au cinéma. Comme dans le film “The Blues Brothers”...
Ray Charles & The Blues Brothers – Shake a Tail Feather
La suite est faite essentiellement de duos prestigieux (Dee Dee Bridgewater, Billy Joel, Chaka Khan, Brothers Johnson) et de tournées recyclant son vieux répertoire. Mais le temps qui passe a une vertu dans le monde de l’art. Il sait rendre au génie les honneurs qui lui sont dus. Encore faut-il qu’il y survive…
The Genius a tenu bon. Juste assez pour profiter de cette reconnaissance faisant défaut à tant d’autres. Il a même eu le loisir de choisir l’acteur incarnant son rôle dans un excellent biopic lui étant consacré (Ray). En 2004, en rejoignant l’autre monde, Ray Charles devait avoir le sourire d’un homme accompli, celui de l’artiste loué en son temps.
Serge Debono