Ah les histoires de famille, avec les cousins qui ont réussi, et ceux qui…
Au delà des clichés, prenons le cas de Crime And The City Solution par exemple. Déjà quel beau nom ! Rassemblés par le chanteur Simon Bonney dès la fin des années soixante-dix, ils appartiennent à la parenté artistique de Birthday Party et ses suites, Nick Cave And The Bad Seeds et les princes de la musique industrielle Einstürzende Neubauten. Mêmes origines improbables autant que dispersées, l’Australie, la Grande Bretagne, l’Allemagne et point de chute identique : Berlin, le Berlin de la Guerre Froide encore écartelé, séparé par le mur de la honte.
A l’époque, côté Ouest, des collectifs d’artistes font et défont le monde, dans tous les domaines. C’est le cas de cette cousinade qui pousse d’ailleurs certains membres du gang à jouer aussi chez les uns et les autres et à partager le label Mute. Ainsi tout comme Nick et ses Mauvaises Graines, on aperçoit en 1987 une des versions de Crime And The City Solution (Avec les regrettés Epic Sountracks – batterie – et Rowland S. Howard – guitare -) dans le cultissime film Les Ailes Du Désir de Wim Wenders.
Crime And The City Solution – Six Bells Chime – Les Ailes du Désir (1987)
A partir de 1987, la formation se cristallise avec la préraphaélite Bronwyn Adams – violon -, -, Chrislo Haas – guitare, synthétiseur, production -, Alexander Hacke – guitare -, Mick Harvey – batterie, piano -, Thomas Stern – basse – et enfin le charismatique Simon Bonney, fondateur de la bande, au chant, incantatoire évidemment. Après le premier album initial – Room Of Light – en 1986, cet avatar de Crime And The City Solution, enregistre deux autres LP, Shine en 1988 et The Bride Ship en 1989. Entre noirceurs dissonantes, glorioles dérisoires, blues urbain et espoirs, leurs titres écrivent de parfaites cartes postales de la capitale allemande en cette fin du XXe siècle.
Crime And The City Solution – On Every Train (Grain Will Bear Grain) – Shine (1988)
Le plus chatoyant
Lorsque les six préparent leur quatrième recueil au Studio de Conny Plank, en Novembre 1989, ils assistent en parallèle à la chute du Mur, à la réunification des deux Allemagnes et au début de la dislocation du Bloc du Grand Frère soviétique. On en reparlera. Finalement, Paradise Discotheque, paraît fin Août / début Septembre 1990. La pochette pour une fois très colorée et réalisée par le guitariste Alexander Hacke reprend le thème de la Tour de Babel au recto et une ancienne carte de la mythique Terra Australis Incognita au verso. La sous pochette présente les textes des six titres dont une longue suite, The Last Dictator.
L’entame I Have The Gun bouleverse d’emblée les habitudes des fans plutôt sombres du sextet. En effet, la bande se la joue Country bastringue, le Stetson sur la tête avec même des chœurs. Pourtant le chanteur demeure lyrique et le violon ténébreux. Mais soudain…(On vous laisse la surprise). Le son et le jeu de guitare de Hacke s’avèrent remarquables. Simon Bonney et Bronwyn Adams développeront ensuite dans leurs œuvres en duo cette fascination pour une Amérique des grandes plaines et des friches industrielles…
Crime And The City Solution – I Have The Gun – Paradise Discotheque (1990)
Avec le second titre, The Sly Persuaders, on comprend que l’équipe a décidé de proposer son opus le plus chatoyant – d’où peut-être l’intitulé – à l’image de la pochette. Ici, on lorgne vers un jazz gothique, à grands renforts de cuivres – non mentionnés dans les crédits – sur une rythmique groovy.
The Sly Persuaders
Immédiatement, on sait que pour The Dolphins And The Sharks, on tient là un grand morceau. Après l’intro palpitante, ce cliquetis obsédant de la guitare rythmique et les bribes de piano, la voix à l’emphase doorsienne dialogue avec le violon en plein spleen. Texte autant superbe qu’énigmatique.
The urban heat is stifling, the kettle’s on the boil
The dishes are dirty and the milk’s about to spoil
The sounds in my head crowd the hours
You brush across me like a summer shower
It ain’t loud now
Like a circle, like a ring, there is order in all things
As I open up my eyes to see, you are everything you seem to be…
The Dolphins And The Sharks
Le plus étonnant peut-être, c’est que Crime And The City Solution délaisse ici ses nuances habituelles de noir et de blanc pour un univers vraiment baroque. A l’image de The Sun Before The Darkness. Sur un sample de tablas indiens et de bruitages de synthé, Alexander Hacke brode une suite d’arpèges avant une montée émotionnelle avec des glissendis de cordes slaves digne d’une balalaïka branchée sur secteur. Quant au couple Bonney / Bronwynn, ils poursuivent leur entre-deux de papillons noirs pour conclure cette première face.
The Sun Before The Darkness
En ouverture du verso, les six proposent une reprise du classique gospel Motherless Child. Une version qui penche vers la sobriété, des accords de guitare, des grésillements de synthé, quelques percus plus des chœurs séraphins pour accompagner le chant.
Enfin, Crime And The City Solution se lance dans son œuvre la plus ambitieuse, la suite The Last Dictator. Pendant environ dix-sept minutes, découpées en 4 parties, ils divaguent sur le départ du dernier dictateur, sans doute influencés par la dislocation de l’Empire soviétique qu’ils vivent en direct, à Berlin, à partir de 1989. Un constat malheureusement contredit depuis par l’Histoire…
The Last Dictator 1
Chaque thème dessine un univers autonome, renforçant l’éclectisme du disque. Le premier segment se rapproche le plus du romantisme noir du sextuor. Le second est une étonnante dérive hypnotique où brillent la batterie éclatée de Mick Harvey et la basse enivrante de Thomas Stern. Sur ce lit rythmique, Bonney pérore en compagnie d’une section de cuivres très free jazz.
The Last Dictator 2
Enfin, les séquences 3 et 4 s’enchaînent. Un air d’orgue de barbarie est rejoint progressivement par le chanteur et ensuite tout le collectif par petites touches expressionnistes, dans un climat de fête foraine décadente. Puis une vague de guitare électrique émerge des flonflons et annonce le final. Sur une cadence syncopée, Simon Bonney et les chœurs déclament une parabole d’Adam et Eve avant une dernière montée de tension, peut-être fatidique…
Intensités troubles
Ainsi, en 1990, Crime And The City Solution propose avec Paradise Discotheque sans doute son meilleur album. Les quelques chroniques positives seront suivies immédiatement d’un grande tournée européenne. Devant un public de novices ou de fidèles, le sextuor déploiera majestueusement ses anciens et nouveaux titres. Simon Bonney assumera son rôle de bonimenteur, tel un Jim Morrison de squat, égaré dans les années 90. Les chanceuses et chanceux gardent encore des souvenirs d’intensités troubles, notamment la performance à Lille en Octobre de la même année. Un excellent Live – The Adversary – paru trois plus tard en 1993, en témoigne.
Malheureusement, à nouveau écartelés entre les deux autres groupes de la famille, les Bad Seeds et Einstürzende Neubauten, peut-être plus médiatisés et moins introvertis, les esthètes de Crime And The City Solution ne rencontreront qu’un succès confidentiel.
Après une long sommeil de 20 ans depuis 1991, le groupe s’est reformé dans une énième version en 2012, pour le meilleur…
Bruno Polaroïd