Quand est-ce qu’un groupe perd son identité profonde ?
Plus les années passent et plus le phénomène prend de l’ampleur. Des groupes mythiques continuent de tourner et d’enregistrer tout en perdant petit à petit leurs membres fondateurs. Parfois, certains d’entre-eux s’avèrent ainsi radicalement différents par rapport au début. Ce qui nous amène à nous poser cette question : combien de membres originels assurent l’identité profonde d’un groupe ?
Line-up original
À bien y regarder, peu sont les formations dont les membres n’ont jamais changé au cours des années. On serait tenté de citer Aerosmith, qui aujourd’hui encore, malgré les problèmes de santé et l’âge, se composent toujours de Steven Tyler, Joe Perry, Tom Hamilton, Joey Kramer et Brad Whitford, mais on sait qu’à un moment donné, Joe Perry (remplacé par Jimmy Crespo) s’est barré, ainsi que Brad Whitford (remplacé par Rock Dufay). Pendant longtemps, Mötley Crüe a fait office de navire insubmersible mais si Vince Neil a un temps été remplacé par le très capable John Corabi, nous avons appris l’autre jour que Mick Mars avait décidé, contraint par une maladie impossible à ignorer, de laisser sa place, sur scène en tout cas, à John 5.
U2 tient remarquablement bien la route avec un line-up indéboulonnable, A-Ha aussi mais les mecs ne sont que deux. Depuis 1991, Radiohead n’a pas bougé, ainsi que Rage Against the Machine qui s’est certes arrêté, le temps pour Tom Morrello, Brad Wilk et Tim Commerford de monter Audioslave avec Chris Cornell, mais actuellement, le groupe office toujours avec les mêmes membres. On peut aussi citer Garbage, Rammstein, qui tient bon depuis 1994 sans aucun changement, Muse, Kings of Leon et d’autres plus ou moins connus.
En revanche, certains ont vu leurs effectifs radicalement changer, pour une raison ou pour une autre.
Renaître pour exister à nouveau ?
La question se pose aujourd’hui à l’heure de la tournée « hommage » à Pantera, lancée au Mexique le 2 décembre 2022 avec le membre fondateur Rex Brown (le bassiste), le chanteur le plus connu (mais pas le premier) Phil Anselmo et les deux intérimaires de luxe à savoir le guitariste Zakk Wyylde (qui a longtemps tourné avec Ozzy Osbourne) et le batteur Charlie Benante (Anthrax).
On met hommage entre guillemets car il est de notoriété publique que les frères Abbott, Dimebag Darrell et Vinnie Paul, les fondateurs de Pantera, n’avaient aucune intention de reformer le groupe avant de mourir et que voir Phil Anselmo, qui ne s’entendait plus avec ses anciens camarades, jouer les prolongations peut aussi ressembler à un manque de respect flagrant doublé d’une tentative particulièrement putassière de se faire un maximum de fric sur le dos des fans.
Mais admettons. Pantera se reforme, même si le mot reformation n’est pas utilisé. Il se reforme sans ses deux membres fondateurs, avec son deuxième chanteur et son bassiste d’origine. Peut-on encore parler de Pantera ? Pas sûr.
Pour illustrer la réflexion, trois exemples concrets :
Les Beach Boys.
Très bon exemple les garçons de la plage. Formé en 1961 à Los Angeles autour des trois frères Wilson, à savoir Dennis, Carl et Brian, mais aussi de leur cousin Mike Love, propulsé au micro grâce à sa voix atypique et haut perchée, le groupe s’est peu à peu délité. Brian Wilson, atteint de sévères problèmes psychologiques, a tout d’abord été remplacé sur scène par le valeureux Bruce Johnston. Johnston fait toujours partie des Beach Boys. En revanche, les trois Wilson ne sont plus là. Carl est mort en 1998, Dennis en 1983 et Brian Wilson continue avec son propre groupe, en reprenant ses compositions, toujours plus ou moins empêtré dans une bataille juridique aussi longue que la dernière tournée de Bob Dylan avec son cousin.
Mike Love qui s’est donc lui-même chargé de perpétrer l’héritage des Beach Boys en montant son propre line-up, recrutant des types à droite à gauche, comme l’acteur John Stamos, alias l’oncle Jessie dans La Fête à la maison. Aujourd’hui, Al Jardine est toujours là mais plus ou moins à mi-temps, Mike Love tient bon la barre malgré une voix plus qu’incertaine rapport à son grand âge et Bruce Johnston assure la basse. Peut-on quand même parler des Beach Boys ? Le cas est d’ailleurs comparable à celui de Pantera vu qu’ici aussi, les membres fondateurs ne sont plus là. Pourtant, techniquement, le groupe lui, est bien vivant.
Lynyrd Skynyrd
Lynyrd Skynyrd est sur le toit du monde, en tout cas le monde des États-Unis, quand son avion se crashe le 20 octobre 1977. La tragédie coûte la vie à deux de ses membres : le chanteur Ronnie Van Zant et le guitariste Steve Gaines. La sœur de ce dernier, Cassie, périt également, comme le manager du combo Dean Kilpatrick, le pilote et le co-pilote. L’accident fait aussi des blessés. Pour autant, en 1987, Johnny Van Zant, le frère de Ronnie, décide de prendre les choses en main et ressuscite Lynyrd Skynyrd. Avec un certain succès d’ailleurs, même si l’âge d’or est bel et bien terminé et que les albums suivants n’arriveront jamais à faire oublier les hits comme Free Bird ou Simple Man. Aujourd’hui, en 2022, Gary Rossington, l’un des guitaristes, est le seul membre originel. Lynyrd Skynyrd est-il donc toujours Lynyrd Skynyrd ?
The Rolling Stones
Au départ, les Stones, c’étaient Brian Jones, le leader charismatique, Mick Jagger, Keith Richards, Charlie Watts et Bill Wyman. Que Ian Stewart, Dick Taylor ou encore Mick Avory, qui ont joué au tout début, nous pardonnent mais telle est la formation dite classique. Puis Brian Jones est mort. Mick Jagger a affirmé son leadership, soutenu par Keith Richards et le groupe a continué à s’envoler. Quand Mick Taylor a pris la place encore chaude de Brian Jones, les choses se sont bien passées mais Taylor a fini par se barrer, remplacé par Ronnie Wood des Faces, un vieux pote de Keith. Bill Wyman est parti lui aussi, au début des années 1993.
Les autres ont préféré embaucher des bassistes de session pour le studio et les lives. Le genre qui sait se faire discret pour ne pas faire de l’ombre aux stars. La mort de Charlie Watts en août 2021 n’a pas mis un coup d’arrêt au groupe qui depuis, continue. La démarche fut la même que pour remplacer Bill Wyman. Le nouveau batteur des Rolling Stones est solide mais personne ne le connaît et il ne s’impose pas. On ne remplace pas Charlie Watts. Finalement, les deux seuls membres orignaux sont donc Mick et Keith. Les Rolling Stones restent-il les Rolling Stones ?
On termine avec Dr Feelgood qui est aussi un cas intéressant car cela fait bien longtemps que plus aucun membre fondateur n’officie dans le groupe. La mort de Wilko Johnson en cette fin d’année 2022 ayant mis un peu plus en évidence que si la formation actuelle assure, elle est quand même loin de se montrer aussi valeureuse que celle composée de Johnson, Lee Brilleaux, Jon B. Sparks et The Big Figure. Mais étrangement, Dr. Feelgood existe toujours. La musique est là, les tubes aussi, l’attitude un peu moins mais ça fonctionne. Un peu comme si la marque, puissante, avait engendré des doublures tout à fait capables de faire le show, à la manière d’un cover band de luxe entièrement dédié à la mémoire du combo originel.
L’importance du ou des membres clés
Chaque groupe a son ou ses membres clés. C’est comme ça. Nirvana avait Kurt Cobain, The Doors avait Jim Morrison, Queen avait Freddie Mercury et Brian May, etc. Pour Queen, la mort de Freddie Mercury n’a pas empêché le groupe de continuer. Sans flamboyance. Quand John Bonham est mort, Led Zeppelin a décidé d’arrêter alors qu’il y a fort à parier que personne n’aurait reproché aux survivants de continuer. Et puis parfois il y a des miracles.
Comme avec AC/DC. Bon Scott était un membre clé mais Brian Johnson est parvenu, non pas à le faire oublier mais à offrir au combo un nouveau souffle. C’est rare. Très rare. Si les Stones « sonnent » encore aujourd’hui et fédèrent toujours, c’est tout simplement que Mick Jagger et Keith Richards sont, et ont toujours été, les membres clés. Enlevez un des deux et bye bye les Stones. Ceux qui se sont tellement émus à la suite de la mort de Charlie Watts ne sont pas en majorité c’est évident. Pour la plupart, tant que Jagger et Keith sont là, c’est bien le principal.
The Who a continué sans Keith Moon puis sans John Entwistle. Sans réitérer le succès de Who’s Next, Quadrophenia ou Tommy mais ils ont continué. KISS a continué sans Peter Criss et Ace Frehley. En général, le chanteur est le membre clé. Le guitariste aussi parfois. Alors que conclure ? Probablement qu’au fond, tout ceci dépend de l’appréciation de chacun.
KISS, toujours, pourrait, selon Paul Stanley et Gene Simmons, continuer « pour toujours » avec de nouveaux membres, grâce à la magie des maquillages, tournant sans cesse sur les morceaux classiques. Mais dans ce cas, si le groupe continue bel et bien encore pendant des décennies, KISS serait-il toujours KISS ? Si vous voulez mon avis, non. Mille fois non. Une chose est sûre, toujours selon moi, c’est qu’au bout d’un moment, il faut s’arrêter. Non WASP sans Chris Holmes n’est pas tout à fait WASP. Non, Journey sans Steve Perry n’est pas tout à fait Journey. Et non, sans Terry Kath, Chicago n’est plus vraiment Chicago. Quand le compositeur, l’un des membres fondateurs, quelqu’un qui a un véritable impact sur le son et l’identité du groupe, n’est plus de la partie, l’ensemble change. Jusqu’à quel point peut changer un groupe tout en restant fidèle à ses valeurs ?
Morale de l’histoire
Les Guns N’ Roses étaient-ils toujours les Guns quand Axl Rose ne tournait plus avec Slash, Duff, Steven Adler ou Matt Sorum et Izzy Stradlin ? La réponse vous appartient et dans tous les cas, cela ne veut pas dire qu’un groupe qui choisit de continuer va produire une musique de moins bonne qualité. Deep Purple a continué à assurer au fil des nombreux bouleversements de son line-up. Ecoutez Burn. Ça vaut bien un Smoke on the Water non ? Pourtant, le chanteur a changé. Motörhead n’a connu qu’un membre permanent depuis ses débuts à savoir Lemmy. Quand il est parti, le rideau s’est baissé. On revient à cette histoire de membre clé. En tout cas, ne comptez pas sur moi pour aller voir Pantera en 2023…
Gilles Rolland