Le 24 mars 1971, Serge Gainsbourg publie dans la plus grande discrétion, ce que beaucoup considèrent comme son fleuron.
Melody Nelson est l’œuvre maîtresse de Serge Gainsbourg. De celles que l’on élève au rang de culte, et que l’on conseille à ses détracteurs. Un poème symphonique de l’âge pop, quintessentiel et gommé de toute imperfection, célébrant l’âge d’or de l’artiste. Un album, un roman, un concerto. Melody Nelson, c’est tout ça à la fois. Pourtant, à sa sortie, l’objet ne trouva pas plus de 20 000 preneurs…
50 ans plus tard, la réputation de cet album-concept n’est plus à faire. Inspiré par le Lolita de Nabokov, ses thèmes entre classiques et psychédéliques rythmant l’histoire d’une adolescente et d’un quarantenaire désabusé, doivent autant aux talents de Serge Gainsbourg, qu’à ceux du compositeur-arrangeur Jean-Claude Vannier.
“Après l’enregistrement de la musique d’un film de Robert Benayoun, que nous avions écrite ensemble, Serge me parle d’un projet, Melody Nelson. Comme j’attends les détails, il me dit : “ Je n’ai que le titre. Pas de musique, pas de paroles, rien. As-tu quelque chose dans tes tiroirs ?”.
Outre la somptueuse Ballade de Melody Nelson, Valse de Melody et Hotel Particulier sont autant de chefs d’oeuvre assemblés formant le puzzle d’un conte musical érotique sans précédent.
Melody
Ça démarre comme un polar. Et si vous souhaitez ne pas perdre le fil de l’histoire, un bon conseil, montez le son. La ligne de basse chaotique et obsédante de Paul Richmond aide le conteur à poser l’intrigue, bientôt rejoint par une guitare trempée dans l’acid-rock. Gainsbourg décrit dans un mystérieux talk over, les zigzags de sa Rolls Royce sur une route de campagne.
Puis, l’instrumental s’envole dans un crescendo symphonique, cadencé par la guitare d’Alan Parker, et dominé par les violons aux sonorités orientales. Tout cela, dans un sublime écho de cathédrale. Le récit poétique est parfaitement rythmé, les breaks sont opportuns, et les relances magistrales. Une séquence agitée, finalement atténuée par la rencontre percutante avec Melody (Jane Birkin)…
« Melody Nelson a les cheveux rouges et c’est leur couleur naturelle…”
Serge Gainsbourg – Melody
Ballade de Melody Nelson
Si ce titre, devenu l’un des plus célèbres de Gainsbourg, pourrait laisser penser que l’album est morcelable, il n’en est rien. En réalité, il n’est qu’une parcelle de la toile sonore peinte par les deux compositeurs.
Encore une fois, c’est la basse qui donne le ton. Thème marquant remontant dans les graves, il n’est pas sans rappeler une autre intro célèbre, fleuron de l’émergence du reggae à venir (I Shot The Sheriff). Mais le picking de guitare sèche lui emboîtant le pas, entraîne l’auditeur sur des sonorités plus folk. Même si les violons balisent toujours le cheminement du poète.
Dans la lignée de son titre Bonnie & Clyde, le narrateur nous conte l’histoire de son amour pour Melody. Après Elisa et Pauvre Lola, Gainsbourg explore cette fois sur la totalité d’un album, le thème de l’attirance entre un homme d’âge mûr et une nymphette. Par ce biais, il fait un clin d’œil ostensible à Nabokov, et à sa Lolita, comme s’il souhaitait mettre son roman fétiche en musique.
Le premier vers de chaque couplet est conclu par la voix lascive de Jane Birkin. Après une présentation dans le titre introductif, elle confirme l’existence charnelle de cet être imaginaire. En conclusion de cette douceur, l’auteur souligne l’importance de sa création, comme un gage de santé mentale…
“Oh ma Melody, ma… Melody Nelson
Aimable petite conne
Tu étais la condition
Sine qua non de ma raison.”
Serge Gainsbourg – Ballade de Melody Nelson
Valse de Melody
Si ce titre est le plus court de l’album (1:32), et peut faire figure de piste transitoire, c’est un joyau niché dans son écrin. Il trouve son origine dans un spot publicitaire pour un apéritif bien connu. En 1970, Serge Gainsbourg vient juste d’en composer le thème quand il décide de le décliner en valse.
Avec ses violons descendant la gamme, l’introduction rappelle les thèmes féériques ou ceux soulignant l’apparition d’une beauté drapée de soie dans les productions hollywoodiennes. Etant donné la teneur romanesque de cet album concept, le lien cinématographique n’est sans doute pas fortuit.
Malgré son apparente simplicité, le thème sombre et mystérieux joué aux violons est d‘une grande intensité. Si obsédant, si familier, qu’on croirait entendre un standard de musique classique.
“Le soleil est rare, et le bonheur aussi
L’amour s’égare au long, de la vie”
L’auteur anticipe les tourments à venir, causés par son idylle avec la jeune Melody. Comme le couplet, le pont (ou refrain) est doté de somptueuses résonances poétiques. Il peut évoquer la perte de virginité de la jeune fille, aussi bien que la découverte par l’auteur quadragénaire d’une échappatoire au vieillissement.
“Les murs d’enceinte, du labyrinthe
S’entrouvrent sur l’infini”
Serge Gainsbourg – Valse de Melody
Ah Melody
Le titre suivant, à peine plus long, clôture la première face de l’album. L’arpège de guitare de cette ballade rythme l’évocation des premiers contacts physiques entre les deux amants. Une trompette céleste berce cette phase de béatitude.
Bien que le ton soit aimable, et le verbe presque enjoué, on peut sentir poindre les premières manifestations de jalousie du narrateur à l’égard de Melody.
“Oh Melody
Si tu m’as menti j’en ferai
Une maladie
Je n’sais pas ce que je ferai”
Serge Gainsbourg – Ah Melody
L’hôtel particulier
Dans cette pièce maîtresse de l’album, Gainsbourg fait étalage de sa prose narrative. A travers ses yeux, et ses mots déclamés en talk over, on perçoit la magie produite par l’amour. Ses sentiments pour le personnage de Melody sont si forts qu’ils gonflent l’esthétisme et la sensualité de ses descriptions. En l’occurrence, celle de l’hôtel particulier semble dépeindre un palais à l’architecture reluisante.
Même l’instrumental dégage quelque chose de majestueux. Ce titre synthétise toutes les prouesses de l’album. On retrouve le règne des violons, rythmé par un riff lancinant de guitare psyché. L’alchimie entre classique-oriental et acid-rock est remarquable, et les mouvements symphoniques du final sont parfaitement maîtrisés. Jean-Claude Vannier, co-auteur de certains titres, mérite également une éternelle reconnaissance pour la qualité de ses arrangements.
Serge Gainsbourg – L’hôtel particulier
En Melody
Si la poésie et les sonorités classiques prédominent, un pur titre de rock psychédélique se niche au cœur de l’histoire…
En Melody est un morceau instrumental de transition. Il cadence les ébats fougueux et amusés des deux amants, et prépare le destin funeste de Melody. Doté d’une ligne de basse groovy et d’un riff de guitare funky, il évoque l’atmosphère moite d’une chambre d’hôtel, où la complicité physique entre les deux personnages rend tout discours superflu.
Pour l’anecdote, le rire de Jane Birkin est bien réel. Provoqué par les chatouillements de Serge Gainsbourg, il est enregistré dans leur salle de bain de l’appartement rue de Verneuil.
Mais alors que les deux personnages semblent être en pleine euphorie sexuelle, les violons reviennent assombrir le décor. Le riff de guitare en suspens se perd dans le souffle du vent. Le narrateur annonce alors la terrible nouvelle…
“Melody voulut revoir le ciel de Sunderland
Elle prit le 707, avion cargo de nuit
Mais le pilote automatique, aux commandes de l’appareil
Fit une erreur, fatale à Melody”
Serge Gainsbourg – En Melody
Cargo culte
L’épilogue est un titre hanté. A l’image de l’esprit du narrateur, hanté par le souvenir obsédant de Melody Nelson. Pour son final, Gainsbourg s’inspire d’un rite des Papous de Nouvelle-Guinée baptisé “cargo culte”. Ces derniers usent de sarbacane dès qu’ils voient passer un avion dans le ciel, espérant le voir tomber, et leur livrer ses richesses. Le narrateur espère retrouver Melody par le même procédé. Semblant peu à peu perdre la raison (ayant perdu sa condition sine qua non), il cherche désespérément une trace de sa bien-aimée dans les paysages océaniques. Il s’adresse directement à Melody, tandis que sa poésie s’envole…
“Au hasard des courants
As-tu déjà touché
Ces lumineux coraux des côtes guinéennes
Où s’agitent en vain ces sorciers indigènes
Qui espèrent encore des avions brisés”
Selon Jean-Claude Vannier, Gainsbourg évoquait souvent le poète José-Maria de Heredia durant les séances d’enregistrement. Cargo Culte serait inspiré de l’un de ses recueils.
Tandis que l’espoir renaît dans l’esprit du narrateur, l’instrumental psyché reprend sa marche en avant. Cette fois les Chœurs de l’Opéra-Comique de Paris s’élèvent lentement sur le thème, annonçant la résurrection de Melody. Mais le « mystère », maître mot de l’album, perdure jusqu’au bout. On retrouve le dialogue de leur rencontre initiale, sans savoir s’il s’agit d’une hallucination. Même si la joute instrumentale finale, en dit long sur la confusion régnant dans l’esprit du narrateur…
Serge Gainsbourg – Cargo Culte
Pochette
En janvier 1971, le photographe Tony Frank reçoit un coup de téléphone de Serge Gainsbourg réclamant son concours pour la réalisation de la pochette de son nouvel album. Il ne sait rien du projet, et se retrouve peu de temps après, à attendre le compositeur dans son studio, en compagnie de Jane Birkin. Cette dernière porte en elle depuis trois mois la future Charlotte Gainsbourg. Serge lui a demandé de ne se vêtir que d’un jean, et rien d’autre. Jane dégrafe le premier bouton du pantalon afin d’être plus à son aise, mais soucieuse de dissimuler son ventre déjà rond, elle place sur son abdomen un singe en peluche qu’elle a apporté. La légende raconte que l’animal demeure aujourd’hui dans le cercueil de Serge Gainsbourg.
En attendant l’arrivée du compositeur, Tony Frank commence à prendre quelques clichés de la jeune femme sur fond bleu. Ce bleu va devenir aussi culte que l’album. Au point de donner naissance à une nouvelle couleur baptisée le “Melody Blue”. Quand Gainsbourg arrive, il extirpe de son attaché-case une perruque rousse afin de peaufiner le personnage de Melody Nelson. D’après le photographe :
« Jane a essayé sa nouvelle chevelure, elle s’est regardée dans le miroir et elle est devenue Melody. »
Jane Birkin a 25 ans au moment des photos. Dix ans de plus que le personnage de Melody. Considérée comme l’une de ses pochettes les plus réussies, Gainsbourg prend une décision judicieuse quant à la postérité de son œuvre. En effet, sur le long terme, le choix d’une adolescente aurait sans doute eu un effet néfaste sur la popularité de l’album.
Le mystèrieux chiffre 7
Attention, ceci n’est pas une légende !
L’album Histoire de Melody Nelson s’articule autour du chiffre 7. Du moins, dans la forme. Pour commencer, il comporte 7 titres. Celui ouvrant l’album, et celui le clôturant, durent chacun 7 minutes. Dans le second, Melody Nelson est tuée dans le crash aérien d’un Boeing 707 (!). Enfin, la durée totale de l’album est de 27 minutes et 57 secondes…
On sait que cette récurrence insolite est intentionnelle. En effet l’auteur est allé jusqu’à supprimer un titre (Melody lit Babar) pour arriver au nombre de 7 pistes. On peut imaginer que le début de la décennie 70, ait également suscité chez lui, un soudain intérêt pour le chiffre. Ou encore, que la nouvelle des décès de Jimi Hendrix et Janis Joplin (à l’âge de 27 ans !), pendant la conception d’un album particulièrement influencé par le rock psychédélique, l’ait incité à glisser discrètement un hommage aux deux disparus.
A moins que le maître n’ait tout simplement succombé à la tentation d’agrémenter son œuvre d’un mystère supplémentaire pouvant nourrir sa légende. Un message caché, à l’image des albums de hard-rock du début de la décennie. 50 ans plus tard, l’album Histoire de Melody Nelson n’a toujours pas révélé ses secrets.
Melody, beauté éternelle
La conception de l’album, elle aussi, souffre de nombreuses zones d’ombres. On ignore précisément ce qui résulte de l’inspiration de Jean-Claude Vannier, ou de Serge Gainsbourg. Même la présence de certains musiciens reste incertaine. En effet, ils furent nombreux à intervenir, et l’opus fut consigné au cours de trois phases d’enregistrement étalées sur huit mois. Une première série effectuée en avril 1970 dans les studios Marble Arch (Londres), et les deux autres dans les studios des Dames (Paris), en mai 1970 et janvier 1971. Mais ces incertitudes ne font qu’ajouter au mystère émanant déjà de l’œuvre.
Melody Nelson est un voyage au cœur de l’esprit Gainsbourien. La concrétisation suprême de ses visions cyniques et romanesques, l’aboutissement de son éclectisme musical. Une représentation parfaite de ses talents visuels et sonores. Un album surfant sur la démarche conceptuelle de l’ère psyché, la noblesse du classique en prime.
En obtenant le succès qu’il aurait mérité à sa sortie, il aurait même pu clouer l’histoire du prog-rock avant l’heure. Mais l’histoire de l’art est ainsi faite. Il faut parfois patienter pour voir certains joyaux révéler leur beauté. Très souvent, cette dernière n’en est que plus immuable.
Serge Debono
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