Un vieil homme à terre, sauvé par Neil Young
Par un samedi de décembre ou quelques nuages isolés se laissaient sournoisement transpercer d’une lumière aveuglante, deux femmes, mère et fille, déambulaient paisiblement, complices, parcourant le cœur de la ville animée. Les rues s’étiraient sous un ciel éclatant, accueillant quelques timides rayons de soleil. Mais la fraîcheur rusée, se jouait du décor, pinçant la peau à travers une brise fine, glaçante, semant ainsi sa vengeance hivernale.
Température -2°, ressenti -10° !
Malgré le froid mordant, elles avançaient d’un pas léger, enveloppées de leurs écharpes colorées, emmitouflées dans leurs doudounes, s’échangeant sourires chaleureux et mots du quotidien vaporeux. Leurs pas, légers comme des flocons, accompagnaient le mystère du langage urbain où les voix des passants font échos aux bruits sourds des moteurs. Etrange méli mélo composé de vibrations humaines et de résonnances mécaniques d’où s’échappait par moments, la dissonance d’un cri ou d’un klaxon.
Ces deux-là rêvaient au fil de leurs pas, Sophie et Léa, cocon mère et fille, manigançant harmonieusement la magie de Noël, choisissant les cadeaux des petits et des grands… Elles traçaient les rues, ouvraient des portes et les refermaient, s’arrêtaient devant les vitrines, remplissant peu à peu leur hotte, d’un somptueux cocktail de malice, de joie et d’amour.
On divaguait d’un endroit à un autre, reprenant parfois la voiture, pour un ailleurs plus joyeux.
La conductrice et la passagère échangeaient leurs idées, riant, partageant, heureuses de leurs achats, imaginant les plaisirs d’offrir et de déballer.
Place du Chapeau rouge, Rue Buliot, puis tourner à droite pour monter l’étroite rue au Raz, et avancer rapidement, guidée par une force invisible, sorte d’ordinateur de bord angélique se substituant à l’esprit de la conductrice, trop occupée à lover cet instant de partage.
Soudain, un sentiment étrange interrompit Sophie, le temps d’un frisson. Une sensation bizarre venait de lui parcourir le corps bousculant d’un souffle la candeur de l’instant.
Etait-ce un flash du passé, un éclair de lucidité?
Il lui semblait avoir aperçu un vieillard vacillant sur le trottoir, tendant sa main en direction du véhicule. Quelle vision troublante!
Aussi troublant, aussi déconcertant et de façon tellement synchrone, son auto radio venait d’entonner sa chanson favorite… Old MAN, un tube du Loner ! Un titre de Neil Young sortit en 1972 sur l’album Harvest, «SA» chanson fétiche, celle que son père lui chantait déjà au pied du berceau !
Old Man à la radio, le vieillard sur le trottoir, son cerveau semblait décrocher… C’était comme un signal de détresse vibrant dans les parois de sa poitrine, mais aussitôt repris par le jugement de son mental, qui ne manquait pas d’y semer le doute.
En détresse … pourquoi cette idée lui était venue à l’esprit?
Elle avait beau se dire que c’était con, elle ne pu s’empêcher de virer à gauche, dessinant ainsi une boucle, afin de retourner dans la rue au RAZ … ni une ni deux, on ne sait jamais.
Léa ne comprenait pas vraiment pourquoi sa mère s’obstinait à revenir au même endroit… Pourtant , c’est elle qui poussa un cri de stupeur, lorsqu’elle vit le vieil homme s’effondrer sur le trottoir, comme une masse , devant elle.
Dans un vent de panique, les deux femmes sortirent du véhicule pour porter secours au vieil homme. Quel âge avait-il ? 80 ans au moins … Sophie se dit qu’il aurait pu être son père. Elle le rassura de son regard ému et de quelques mots simples. Pendant ce temps, Léa ôta son écharpe afin de l’envelopper au cou du vieil homme. En un instant, elle avait appelé les secours, ils allaient arriver rapidement , c’était certain.
Le vieil homme était un peu perdu, mais il réussit cependant à leurs dire quelques mots.
Henry était sorti discrètement de la maison de retraite, pensant profiter du soleil d’hiver et revoir les rues sa ville qu’il avait tant aimé. Il s’était sans doute éloigné un peu trop, perdant peu à peu ses forces physiques dans le froid glacial de ce samedi de décembre.
De retour au foyer familial, les deux femmes se sentaient bouleversées. Rassurées d’avoir sauvé le vieil homme, elles prenaient conscience, avec une intensité déconcertante, que leur présence à cet endroit précis, en ce jour précis, n’était en rien le fruit d’un quelconque hasard.
Qu’était venue connecter cette scène dans la dramaturgie de leur vie?
Elles n’en savaient finalement pas grand chose. Pourtant, ce point de conscience dans l’infini brouillard de leur existence, avait ouvert en elles, le champ des possibles … Au milieu de la routine quotidienne et des événements ordinaires qui semblaient dessiner leur existence, cet instant singulier avait agi comme un révélateur. Les évènements, les circonstances, la temporalité de leurs vies n’étaient peut-être que le voile brumeux d’une signification plus profonde.
Elles étaient assises confortablement sur le sofa cotonneux, le feu crépitait dans la cheminée laissant la chaleur diffuser un parfum de perplexité. La pièce de vie elle même semblait susciter un étrange état de flottement, laissant s’immiscer le doute dans l’intimité profonde de leur être.
Il avait suffit d’un virage au coin d’une rue, d’un Old Man et d’un Neil Young vibrant dans l’auto radio, pour susciter le doute sur la vérité de leur existence.
La vie, notre destinée, notre passage sur cette terre n’avait probablement aucun sens, mais cette aberrante absence de signification laissait pourtant percevoir une direction indéniable: celle du cœur !
Auguste Marshal
*Toute ressemblance avec des faits existants ou ayant existés serait purement fortuite…