Alvim Corrêa – Life on Mars

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Alvim Corrêa – Life on Mars

Alvim Corrêa

La douce luminosité du ciel orangé filtre à travers le grand dôme translucide.

Se frayant un chemin au travers des molécules de l’atmosphère reconstituée, elle se déploie sur les bâtisses de la ville artificielle, propre, fonctionnelle, d’un blanc immaculé. Lové bien au chaud sous sa couette électronique, David sait que le jour s’est levé mais est bien décidé à profiter encore un peu des délices de la grasse matinée. Car, oui, pas d’école aujourd’hui. Le GPS, Grand Pourvoyeur du Savoir, est en maintenance pour la révision de ses innombrables circuits. Alors tout à l’heure il ira au Dépôt des Livres Anciens. Un lieu étonnant dans cet univers dématérialisé. La nostalgie peut-être. Celle de cette Terre lointaine dont personne ici ne peut se rappeler pour la simple raison que tout le monde est né… Ici. Mais qui reste dans les esprits comme un mythe, un paradis perdu. Tout ça c’était avant la Grande Chaleur, celle qui fit de cette planète originelle une désolation inhabitable, obligeant la première génération de pionniers à fuir vers un autre monde.

David se décide à sortir du lit.

Il va à la cuisine où ses parents, partis travailler à l’autre bout de la cité, lui ont programmé un petit-déjeuner auto-préparé. À peine celui-ci avalé, il part arpenter la grande artère principale où glissent silencieusement toutes sortes d’engins autonomes. Mais, lui, David, il aime marcher. Et puis le dépôt des livres n’est pas si loin. Les livres, il adore ça. L’odeur du papier, les illustrations sur les couvertures. L’autre jour, au cours de littérature ancienne, le GPS leur a vaguement parlé d’un bouquin écrit il y a très longtemps et qui raconte une guerre entre la Terre et sa planète. Depuis David n’arrête pas d’y penser. Ca l’intrigue. Il veut en savoir plus.

Le voilà au guichet du Dépôt des Livres Anciens.

Mademoiselle Bradburry, la bibliothécaire, l’accueille gentiment, comme à son habitude. Toujours prévenante, mademoiselle Bradburry. avec ses lunettes rétro et son chignon bien serré. Un peu « vintage ». Comme ses livres qu’elle chérit affectueusement, et où elle a certainement puisé des idées pour son look.

David s’est installé dans un coin.

Il ouvre le précieux ouvrage. Incroyable. Et, cerise sur le gâteau, il y a des illustrations. Incroyables elles aussi. Avant d’entamer la lecture, le gamin ne résiste pas à l’envie de tourner les pages pour découvrir ces dessins tous aussi étonnants les unes que les autres. Et tellement… Réalistes ! À croire que l’artiste s’est vraiment inspiré de faits réels. À moins que… Mais non, c’est impossible, on lui a toujours dit que les premiers explorateurs savaient qu’ils trouveraient ici un monde sans vie. N’empêche ça le turlupine le David, qui se demande comment ses ancêtres terriens ont pu penser que sa planète était habitée. Il faudra qu’il en parle à madame Bradburry. Elle saura peut-être. Mais avant toute chose, premier chapitre…

Bonne lecture, David.

Évidemment ce que tu ne peux pas savoir c’est que tes ancêtres de la Terre, en des temps si reculés que tu ne peux même pas l’imaginer, ont bien cru dur comme fer que ton monde avait donné naissance à un peuple autochtone…

Il y a bien longtemps dans une autre galaxie…

La littérature n’a pas attendu le 19ème siècle pour explorer l’espace à sa manière. Déjà au 17ème Cyrano de Bergerac emmenait ses lecteurs à travers les “États et Empires de la Lune et du Soleil”. Presque cent ans plus tard, Swift imaginait, dans les “Voyages de Gulliver”, une planète plate surgie de nulle part, peuplée de scientifiques étranges, tandis que Voltaire inventait “Micromégas”, géant venu de Sirius pour observer les mœurs et coutumes bizarres des Terriens.

Voyages de Gulliver
Les Voyages de Gulliver

Le 19ème siècle invente la planète rouge

Mais, quand arrive la deuxième moitié du 19ème siècle, c’est Mars qui va voler la vedette aux autres astres. Depuis quelques décennies l’optique évolue en précision et en portée, permettant aux astronomes des observations plus fines. Et Mars les intriguent. Ils découvrent l’existence d’une atmosphère, de variations saisonnières, et que sa rotation sur elle-même est d’un peu plus de 24 heures. Une sorte de planète « soeur » de la Terre aux teintes ocres et rouges…

Les canaux

Depuis quelques temps des astronomes comme Percival Lowell ou Camille Flammarion, ont remarqué des tracés rectilignes parcourant la surface. Tellement rectilignes qu’il semble impossible qu’ils soient d’origine naturelle.
« Tu penses ce que je pense ? » semblent se dire nos savants à bottines et pince-nez… Et quand Giovanni Schiaparelli, astronome italien, émet l’hypothèse d’un réseau de « canaux », c’est un vent de folie qui traverse le petit monde de la communauté scientifique.

Canaux de Mars
Carte des canaux de Mars par Schiaparelli

Nous ne sommes pas seuls

Les hypothèses s’emballent. Si ces canaux existent bel et bien, c’est que quelqu’un les a creusés. Après le temps de la planète rouge, voici venu le temps des Martiens. Car la preuve est là : si des êtres ont réussi à créer un réseau hydrographique complexe à une échelle planétaire, ils sont forcément intelligents, dotés d’une technologie et d’une industrie puissantes. Et peut-être même en avance sur la nôtre…

Pendant ce temps dans le Surrey…

Théorie fascinante qui va passionner un jeune écrivain anglais. Un certain Herbert George Wells qui a déjà rencontré un succès notoire avec ses premiers récits de ce que l’on n’appelle pas encore science-fiction mais « romans scientifiques » : “La machine à explorer le temps”, “L’île du docteur Moreau” et “L’homme invisible”. Plutôt versé dans l’imaginaire et l’extraordinaire ce cher Herbert. Alors Mars habitée par des créatures évoluées et pensantes, pensez donc, l’imagination du romancier ne fait qu’un tour !

H. G. Wells
Herbert George Wells

Conflit interplanétaire

Dans la littérature de l’époque, l’« extraterrestre », bien que le terme n’existe pas encore, est le plus souvent représenté comme un être primitif et improbable dans sa forme. H. G. Wells va totalement changer la donne. Si les Martiens, qu’il va décrire avec précision, sont puissants, c’est qu’ils ont l’esprit de conquête et de pouvoir. Et pour conquérir il faut des armes. Et leur technologie est là pour en engendrer de redoutables. Nous observant depuis longtemps, la civilisation martienne, avide de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, décide de nous envahir et de nous réduire en esclavage. L’écrivain s’attelle donc à un nouveau roman dans lequel il va mettre en scène le premier conflit interplanétaire.

Guerre des Mondes
Une des premières éditions en français de la Guerre des Mondes

Un peu de nous ?

Ca s’appellera « La Guerre des Mondes ».
Une guerre qui aurait comme du cousinage avec les nôtres…
Mais en plus destructeur. Si si c’est possible…
La guerre globale, totale, partout…
Visionnaire Herbert ?
Bien peur…
Manque de bol le futur…
Les Martiens arrivent…
Et c’est nous…

Pendant ce temps à Bruxelles…

Comme tous les jours ou presque, un jeune dessinateur se prépare dans son atelier à une grande journée de travail. Il est assis, une tasse de café bien chaud à portée de main. Il prend le livre posé à côté du breuvage et continue sa lecture qu’il a commencé voici quelques jours.
Impossible de lâcher. Cette idée de guerre entre deux planètes, c’est complètement dingue ! Chapitre après chapitre, le jeune homme voit des images mentales se former. Et l’envie de les concrétiser sur le papier se fait de plus en plus forte…

War of Worlds

27 ans avant…

Henrique Alvim Corrêa voit le jour à Rio de Janeiro dans une famille aisée. Papa est un avocat en vue et maman, baronne de Oliveira Castro, est née avec une cuillère en argent dans la bouche. Mais 1883 assombrit le tableau. Le paternel passe l’arme à gauche prématurément. Madame la baronne, pleine de ressources, ne tardera pas à se remarier avec José Mendez de Oliveira Castro, banquier de son état.

Guerre des Mondes

Lisbonne, Paris

1892 va rimer avec exil. Départ pour Lisbonne pour l’aristocrate, son fils et son banquier de mari qui semble quelque peu grillé au Brésil depuis la proclamation de la République. Le Portugal ne sera qu’une étape puisque la petite famille part s’installer définitivement à Paris. Alvim a 18 ans et présente de solides dispositions pour le dessin. Il entame alors des études artistiques auprès d’Édouard Detaille, peintre académique spécialisé dans les scènes de batailles militaires. Sujet peu glamour mais qui va donner à l’apprenti artiste de solides bases. Les progrès sont rapides car Alvim Corrêa présentera quelques unes de ses œuvres martiales au Salon de Paris dès 1896.

Guerre des Mondes

Blanche

Elle s’appelle Blanche Barbant et c’est le grand amour. Alvim et elle décident de sauter le pas et de s’unir pour le meilleur et pour le pire. Ce mariage signant l’arrêt de mort des études du jeune peintre, la famille renâcle. Alvim n’en a que faire. En plus cette union va lui permettre aussi de rester connecté au milieu artistique puisque son beau-père n’est autre que Charles Barbant, éminent graveur qui travailla de 1869 à 1882 à l’illustration des œuvres de Jules Verne, excusez du peu…
Source d’inspiration, d’ailleurs, qui comptera sans doute dans ses travaux futurs…

Guerre des Mondes

1898

Monsieur et madame Corrêa, certainement soucieux de mettre de la distance avec la famille, partent pour Bruxelles. C’est l’heure pour Alvim de prendre son indépendance en tant qu’artiste. Il ouvre alors son atelier dans le quartier Boisfort. Mais la liberté se paye au prix fort. Privé du soutien financier de sa famille, il est obligé de travailler essentiellement dans la publicité et la décoration murale. De ce côté-ci les affaires marchent bien. Heureusement car le ménage s’agrandit avec l’arrivée d’un premier enfant.

      Guerre des Mondes  Guerre des Mondes

Saine lecture et sacré culot

Et puis, en 1903, Alvim Corrêa découvre le nouveau roman d’H. G. Wells : «La Guerre des Mondes ». Il est tellement impressionné qu’il décide, sans aucun objectif précis, de se lancer dans l’illustration du récit. Travail acharné car n’oublions pas que, en parallèle, il continue ses travaux commerciaux pour faire bouillir la marmite. Estimant que le projet est montrable, Corrêa, au culot, part pour Londres pour soumettre ses croquis à Wells.

Guerre des Mondes

Enthousiasme

L’écrivain n’a évidemment jamais entendu parler de ce jeune dessinateur qui débarque avec son carton sous le bras. Peu auparavant Warwick Goble, illustrateur britannique surtout spécialisé dans les livres pour enfants, avait contribué à l’édition anglaise de “La Guerre des Mondes”, malgré le peu d’intérêt manifesté par le romancier pour son travail. Mais là, c’est une autre histoire. C’est le coup de foudre immédiat. À tel point qu’Herbert donne son feu vert pour un nouveau projet d’édition illustrée. Alvim, qui se demande si il ne rêve pas éveillé, repart à Bruxelles pour peaufiner son œuvre.

Guerre des Mondes

Guerre des Mondes

Parution

1905. Alvim Corrêa, qui, pendant ce temps, a entretenu une correspondance régulière avec H. G. Wells, lui rend une deuxième visite avec dans ses bagages le résultat final : 137 illustrations dont 105 dessins au trait dans le texte et 32 illustrations hors texte. Toujours aussi ébloui, l’écrivain confirme son accord. L’ouvrage paraît en 1906 pour une édition belge en français chez L. Vandamme et Cie. 500 exemplaires sont tirés, numérotés et signés par Corrêa qui voit là une consécration inespérée.

Guerre des Mondes

Le cas Corrêa

« Alvim Corrêa a fait plus pour mon travail avec son pinceau que moi avec ma plume »

Bel hommage, Herbert.
Surtout venant de vous.
Mais vous aviez bien deviné à qui vous aviez affaire…

… Un cas à part… Grand admirateur des peintres Félicien Rops et Odilon Redon, Alvim Corrêa en reprend le goût pour les ambiances étranges qui préfigurent le surréalisme. Et c’est là où le brésilien innove avec sa vision de la Guerre des Mondes. Jusqu’alors les illustrateurs du fantastique s’attachaient à une description plutôt réaliste, imaginant un univers proche des machineries de la révolution industrielle. Corrêa, lui, s’éloigne de cet approche pour créer un monde où la technologie et l’onirique sont étroitement mêlés. Machines mi mécaniques mi organiques (Idée que Giger reprendra avec sa « biomécanique » dans les années 70). Décors aux ambiances expressionnistes, inquiétante prémonition des champs de batailles de 14, où son dessin au crayon fait merveille dans des contrastes violents. Les images d’Alvim Corrêa, par leur étonnante modernité, vont précipiter l’illustration fantastique dans la science fiction du vingtième siècle.

Guerres des Mondes

La Guerre des Mondes – Alvim Corrêa – Petite séquence “ambiancée”

Trajectoire interrompue

On pourrait croire, de par cette collaboration avec un des écrivains les plus populaires de son temps, que le jeune artiste n’est qu’au début d’une carrière de rêve. On pourrait croire… 1905 voit l’activité de Corrêa se réduire considérablement. Tuberculose. Il part en Suisse se faire opérer mais l’intervention ne fera que ralentir le mal. Alvim parvient néanmoins à produire quelques travaux, dont un recueil de vingt dessins, « Visions érotiques » qu’il signe du pseudo de Henri Lemort. Humour macabre ? En tous cas la plaisanterie fera long feu. Alvim Corrêa, 34 ans, les poumons vaincus, dépose les pinceaux le 7 juin 1910.

Visions érotiques
Dessin des “Visions érotiques” – Alvim Corrêa

Et comme si ça ne suffisait pas…

Mais la scoumoune n’en a pas fini avec lui. 1914, les allemands envahissent la Belgique et l’atelier du peintre est pillé et détruit. 1942, un navire allemand qui emmenait ses plaques de cuivres au Brésil, est coulé. L’artiste maudit sur toute la ligne… cette malchance expliquera la redécouverte tardive de l’oeuvre du dessinateur.

Guerre des Mondes

Héritage

La reconnaissance aura mis du temps à venir mais elle en sera d’autant plus belle. Qu’ils soient grands de la BD SF, comme E. P. Jacobs, Moebius ou Druillet, poids lourds du cinéma comme Spielberg ou Lucas, tous s’accordent pour citer l’influence qu’a pu avoir sur leur travail Alvim Corrêa . Lui qui, avec une longueur d’avance sur la représentation de l’imaginaire  de son temps, a pour ainsi dire ” inventé le truc”.

           Guerre des Mondes Guerre des Mondes

Mars for ever

Bien sûr, on sait depuis belle lurette, à grand renforts de sondes et de rovers envoyés sur place, que les petits hommes verts n’existent pas. Mais ils continuent de trotter dans nos cervelles. Déjà Orson Welles (Encore un !), en 1938, avait fait vibrer l’Amérique avec sa fameuse émission de radio où, adaptant “La Guerre des Mondes”, il avait imaginé un débarquement martien aux États-Unis. Depuis, la Marsmania ne semble pas faiblir. En vrac : Mars Attack, Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, Seul sur Mars, Chroniques Martiennes, Glissement de temps sur Mars,  Cycle de Mars

N’en jetez plus le cratère est plein !

Orson Welles
Orson Welles lors de son adaptation radiophonique de la Guerre des Mondes
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