Une pointe de mélancolie
A l’aube de ses 69 ans, en cette matinée limpide, Carlos déambule dans sa charmante maison de campagne de Saint Pierre de Curtille, un petit paradis situé à quelques kilomètres du Lac du Bourget. Dans une petite heure à peine, l’ensemble de sa famille et quelques amis se réuniront afin de célébrer son anniversaire. Bien sûr, il se réjouit et s’impatiente, mais une pointe de mélancolie perce dans le bleu profond de ses yeux. Car il le sait, cette célébration pourtant festive le rapproche chaque année un peu plus de la terre promise.
Carlos sourit. Dans ces instants de grisaille émotionnelle, ce sont les souvenirs les plus vibrants qui lui reviennent à l’esprit. Assis sur le sofa confortable qui orne son bureau, il s’attache sans raison à parcourir sa collection de vinyles, sans doute à la recherche d’une bande-son idéale pour ce jour un peu spécial. Il y trouve du Clapton, un bon vieux Joe Cocker, le premier Clash version US, puis après quelques bons vieux standards, le voilà … celui qu’il cherchait : l’album Physical Graffiti de Led Zeppelin.
Led Zeppelin : Kashmir – Physical Graffiti
Imparable ce double, sans doute l’une des ventes les plus massives du groupe. Et pour Carlos, c’est un souvenir tout bonnement incroyable. Il s’agît probablement de l’un des moments les plus marquants de sa vie.
Cet album représente bien plus qu’une simple collection de chansons ; c’est un voyage dans le temps, un rappel vibrant de ses jeunes années et des émotions qui y sont associées. A l’époque, il étudiait le droit à Vancouver, mais il était surtout avide de musique. Insatiable de ces soirées bouillonnantes, il squattait autant que possible les salles de concerts, à la recherche d’expériences toujours plus déroutantes.
Alors… imaginez sa chance.
Le 20 mars 1975, son groupe fétiche donne un concert au Pacific Coliseum de Vancouver. Carlos est présent avec sa bande, dans la file d’attente depuis le début de l’après-midi afin de décrocher «LA» meilleure place possible. Les acteurs du dirigeable s’y produisent ce soir. Led Zeppelin en chair et en os : un souvenir intact, limite cristallin, gravé tel un diamant dans l’écrin de sa mémoire cellulaire.
La nuit s’abat sur Vancouver, enveloppant la ville dans un manteau d’obscurité ne laissant plus qu’une désagréable sensation de froid piquant qui les transperce. Mais malgré cet inconfort apparent, et après de longues heures d’attente, lui et ses potes sont enfin réunis dans l’arène, transis d’excitation à l’idée de rencontrer leurs idoles.
22h00, noir total pendant plusieurs minutes. La foule gronde, la tension est palpable, suspendue dans l’air telle une charge électrique.
Led Zeppelin : The Rover
Alors que le début du concert semble se faire désirer dans une attente interminable, une silhouette se dégage de la pénombre comme émergeant des ténèbres. Le bonhomme semble assez costaud. Il s’installe d’un pas calme et assuré, et prend place derrière ses fûts.
Répondant à un hurlement lointain, il frappe alors les peaux encore froides et tendues, déclenchant la machine infernale avec la force d’un colosse et l’énergie d’une bête enragée. Au même instant, les projecteurs inondent la scène de lumière, poussant un peu plus cette montée collective d’adrénaline dans l’euphorie et les cris d’un public électrisé.
L’instant d’après John Bonham est rejoint sur scène par le plus discret, mais non moins efficace John Paul Jones. Puis c’est au tour du flamboyant Jimmy Page avec sa tignasse enflammée. Les cheveux au vent, drapé d’un costume dessinant de longues flammes noires sur rouges, il fait ronfler ses amplis au son d’une LesPAul sur-vitaminée.
Puis Robert est arrivé ! Chevelure flottant dans le vent et Jean déchiré moulant assurant la structure magnétique de son pouvoir sexuel sur le public. Captivant, hypnotisant … soufflant ! Son minois rafflait déjà tous les regards dans une onde de fascination indescriptible.
Aux premières notes de son chant …. Grand Dieu ! Le son, sa voix, ses premiers hurlements ! Nous étions tous ensorcelés.
«Ça fait plus de 50 balais, et je m’en souviens comme hier !»
Carlos sortit le Physical Graffiti. Pochette intacte, aucune rayure sur le sillon … une véritable pièce de collection. Il posa délicatement le vinyle sur sa Technics SL1200, un autre bijou qu’il entretenait depuis 1979.
Led Zeppelin : Custard Pie – Physical Graffiti
Custard Pie et son riff obsédant, le Led Zep’ qui le tient en haleine depuis plus de cinquante ans… plus efficace que du prozac pour dépoussiérer tous ces moments de déprime. Carlos pousse un peu l’ampli, encore un peu plus fort, ressentant chaleureusement les vibrations des membranes de ses enceintes Cabasses, un peu plus près de son cœur. Dehors, il entend un peu de bruit… une toute autre foule s’affère : sa famille et ses potes… tous inconscients de l’indicible pouvoir que cette musique détient sur lui.
Un demi siècle s’est écoulé, et Led Zeppelin danse encore avec lui, tissant sa mélodie et son pouvoir magique, au travers des époques.
Short Story : Auguste Marshal