Le Collecteur de Pouvoirs – Nouvelle (ou short-story) par Serge Debono.
« Pour chaque fin, il y a toujours un nouveau départ. »
Antoine de Saint-Exupéry
Ma fin de carrière en fut le parfait exemple. Mon nom, Théodore Woodcraft, ne vous dirait surement rien. D’ailleurs, si je devais vous narrer mon existence peu commune, sans doute n’en croiriez-vous pas un traître mot. A commencer par mon métier. Je suis Collecteur de Pouvoirs…
J’ai vu des phénomènes étranges et des choses qui dépassent l’imagination. Des télékinésites, des médiums, des métamorphes. Un homme dont les pouvoirs psychiques étaient si puissants qu’un simple songe suffisait à terrasser quiconque osait le contrarier. C’est ce dernier, vivant un véritable calvaire, qui involontairement me révéla mon don particulier. Un simple contact entre sa nuque et la paume de ma main suffit à le libérer de son pouvoir. Pour son plus grand bonheur, et celui de ses proches.
Cet événement m’incita à poursuivre une quête dont je n’étais pas certain d’avoir compris le sens. Etre collecteur de pouvoirs n’a rien d’une évidence…
J’étais une sorte de pompe capable d’extraire la magie de leurs êtres, mais je ne pouvais l’utiliser à mon tour, ni même la céder. Une fois aspirée, elle mourrait à l’intérieur de moi.
Au fil de mes rencontres, j’ai réalisé que contrairement à celle des super-héros de Marvel, la vie de ces mutants n’avait rien d’enviable. La plupart d’entre eux évitaient l’affluence des grandes villes et vivaient chez eux, reclus, dans la crainte d’être repéré et pris pour cobaye. Je compris que même le don le plus anodin devenait une malédiction, s’il s’accompagnait de la frustration de ne pouvoir l’afficher au grand jour.
Très vite, je devins leur bienfaiteur. D’autant que je ne leur demandais rien en échange. Héritier d’une grosse fortune, et n’ayant que peu d’obligations, ma passion pour la musique ne suffisait plus à combler le vide de mes journées. Voilà pourquoi j’ai consacré vingt ans de ma vie à soulager ces malheureux. Jusqu’à ce dernier soir pluvieux de novembre 1976.
De passage à Paris afin de collecter un nouveau pouvoir, j’arrivais à l’angle du boulevard Raspail, un peu en avance sur l’heure de mon rendez-vous…
Malgré la pluie incessante, mon oreille fut attirée par un son provenant du Centre Culturel. Du bâtiment s’extirpait un rock’n’roll sauvage, sincère, chaleureux.
En entrant, je compris très vite que ce quatuor français tenait la route. Et même un peu plus…
En fait, contre toute attente, il paraissait mieux armé que les pionniers du punk-rock que j’avais pu écouter tantôt en Angleterre. Le batteur semblait plus inspiré que la moyenne de ses congénères, et la fille à la basse n’était pas juste une attraction, elle jouait vraiment ! Le guitariste, un grand échalas habité et torturé comme il se doit, était sans doute le plus doué. Pour finir, le chanteur, petit bonhomme frêle et imberbe au physique d’adolescent, éructait une poésie naïve et enflammée. Il semblait posséder le charisme conjugué d’Iggy Pop et de Mick Jagger. Il devait avoir une vingtaine d’années mais il éclairait la salle à lui seul. Sa main droite posée sur la scène, il tenait le public dans sa main gauche.
Complètement inconnu. Chantant du rock en français… plus proche des Stones que des Pistols. Hormis ce point d’exclamation » ! « qu’ils arboraient en guise de nom de groupe et n’allait pas les aider à réussir, ils avaient tout pour devenir le premier grand nom du rock hexagonal. Je serais bien resté à les écouter mais j’avais une tâche à accomplir. Je quittai la salle et me dirigeai vers le café.
Malgré la pluie qui continuait de tomber drue sur mon imperméable, je pris une minute pour observer mon rendez-vous. Une vieille habitude de Collecteur de Pouvoirs…
Mes clients étaient rarement difficile à repérer. La confidentialité de nos échanges conférait un mystère à mon activité qui les poussait à se déguiser comme Peter Sellers dans La Panthère Rose. Transpirant à grosses gouttes en évitant de s’éponger le front, leur attitude se voulait discrète mais ne faisait généralement qu’attirer l’attention tant ils manquaient de naturel. Mon client du jour ne semblait pas déroger à la règle. Un jeune homme, la main crispée comme une tenaille sur sa tasse de thé. Son regard impatient. C’était souvent le cas de mes clients, mais je décelais autre chose sur son visage…
Je ne pouvais le faire attendre plus longtemps. Je poussais la porte, entrais dans le café, déposais mon chapeau et mon imperméable sur le porte-manteau, tout ça sous son regard assidu. Il était différent, je le sentais. Sans même vérifier son identité, je m’installais à ses côtés et entamais la conversation, le plus naturellement du monde. En général, ça avait le don de les impressionner. Mais pas lui.
Il me scruta d’un air amusé, puis saisit le verre posé devant lui, et me le tendit en ajoutant :
— Midleton 1957. Votre préféré.
— Attendez…
— Et voici un véritable Cohiba de la Havane.
Mon whisky favori. Mes cigares. Et voilà que le type commençait à prendre ses aises et à me serrer de près.
— Monsieur, je ne demande rien en échange de mes services. Alors je vous remercie pour ces attentions mais…
— Non, vous n’y êtes pas. Considérez cela comme une dernière volonté accordée au condamné. C’est bien ce que l’on fait lorsque la fin approche ?
— La fin ?
— Oh, veuillez me pardonner, Mr Woodcraft. Je suis un peu brutal. Croyez bien que je comprends votre attachement à la fonction qui est la vôtre. Mais le temps est venu de vous consacrer à vous-même.
Le jeune homme fit alors mine de m’enlacer, puis appliqua sa paume sur ma nuque. Je sentis le pouvoir du Collecteur quitter lentement mon corps. Il attendit un instant afin de s’assurer que j’allais bien. Un peu perdu, je m’enfilais une gorgée de Midleton et lui demandais :
« Vous êtes un Collecteur de Pouvoirs ! Mais comment avez-vous su pour le whisky et les cigares ? »
— Je suis un Collecteur capable de réutiliser les pouvoirs. J’ai lu dans vos pensées.
— Ah…
— Les temps changent Mr Woodcraft, et il n’y a de place que pour un seul Collecteur de Pouvoirs. Je vous souhaite une bonne retraite :
Il partit sans se retourner, emportant le pouvoir qui avait animé mes journées durant tant d’années. Si j’avais pu lui arracher…
C’est alors qu’une troupe de jeunes très agitée fit irruption dans le bar. C’était le groupe que j’avais vu sur scène au Centre Culturel, accompagné de quelques amis.
Sans doute encore dans l’euphorie du concert, ils payèrent une tournée générale. Je refusais poliment mais trinquais avec mon Midleton, profitant de l’occasion pour porter un toast à leur réussite et leur dire tout le bien que je pensais de leur musique. Reconnaissants, ils exigèrent néanmoins une critique.
— Je dirais votre nom. Un point d’exclamation, c’est original, certes. Mais dur à communiquer.
— Vous avez une suggestion ?
— Votre musique sonne comme du Rolling Stones à la française. Il faudrait un terme qui marche en anglais et en français.
— Abracadabra, Ghetto, Cigarette… Y en a une flopée, papy !
— Et que diriez-vous de… Téléphone ?
Serge Debono