“Gee Whiz But This is a Lonesome Town”, un premier album pur et authentique.
L’œuvre de Moriarty s’inspire directement du folklore américain des années 40, et puise allègrement dans le blues, la country, et la musique irlandaise. Elle explore les thèmes chers à Woody Guthrie, et délivre des cartes postales jaunies du quotidien des ouvriers, des hobos, des soulards et des exclus. Pourtant, chez ce groupe franco américano helvéto vietnamien… elle exhale plus que de simples influences. Elle témoigne de ses racines, et d’une conception de la musique scénique que l’on pensait perdue.
Un authentique folklore américain
Moriarty, dans sa forme définitive, prend forme au début du troisième millénaire. Rosemary Standley (chant et xylophone), Arthur B. Gillette (guitare, piano et percussions), Stephan Zimmerli (contrebasse et guitare), Charles Carmignac (dobro, xylo, guitare), Thomas Puéchavy (harmonica, guimbarde) et le batteur Eric Tafani composent le groupe.
Tout ce beau monde s’attèle à l’élaboration d’un premier ouvrage exprimant leurs influences communes. Chacun connaît ses classiques, pourtant l’objectif n’est pas de piller une nouvelle fois le répertoire du folklore américain, mais bien d’en écrire une nouvelle page. Tout en restant fidèle au verbe, ainsi qu’aux sonorités bluegrass et hillbilly.
Moriarty – Motel
Le nom du groupe provient d’une autre influence commune. Dean Moriarty est le personnage central de Sur la route, manifeste de la contre culture écrit par Jack Kerouac. L’empreinte du père de la Beat Generation, apôtre de la liberté et des voyages, est indéniablement présente dans leurs œuvres. Au moment de la sortie du premier album, le groupe voyage d’ailleurs dans un bus jaune, qui n’est pas sans rappeler ceux empruntés par les rock-bands de la fin des sixties.
Mais Moriarty, c’est aussi le nom de l’ennemi juré de Sherlock Holmes. Personnage fictif à l’intelligence machiavélique, auquel le groupe n’est pas indifférent. Enfin, ce n’est pas un hasard si leur nom comprend le terme “arty”. Sachant que ses membres préfèrent l’employer pour définir l’art total, plutôt qu’un domaine réservé aux intellectuels.
“ On fait de la musique. Du bruit sur des instruments. On s’amuse plus qu’autre chose.”
Le succès de Jimmy ne change rien
“Gee Whiz But This is a Lonesome Town”, premier album de Moriarty, est publié le 9 octobre 2007. Le titre Jimmy, leur permet de se révéler au grand public. Ils sont mis en valeur par Radio Nova, et raflent le prix Constantin.
Sublime ballade de l’Ouest, cette complainte d’un bison ayant des envies d’ailleurs était à l’origine un titre rock écrit dix ans plus tôt. Il brille par sa douce mélodie, et son crescendo enivrant. Un air semblant surgir d’un autre siècle, après avoir franchi les territoires indiens, et traversé les plaines du Montana…
Moriarty – Jimmy (live)
D’emblée, il émane de leurs créations une authenticité révélée par leur étonnante maîtrise des genres traditionnels, et le choix d’une production au son brut. Moriarty enregistre à l’ancienne mode, rassemblé autour d’un micro argenté à condensateur. Une habitude prise lors des premières parties de concert effectuées à leurs débuts. Mais c’est aussi une manière de sublimer les imperfections tout en restant fidèle à l’image du old band américain.
Moriarty – Jaywalker
Ainsi, le groupe s’oriente vers des instrumentaux acoustiques et chaleureux. Le rythme est celui d’un chariot sillonnant le désert, sur lequel Rosemary Standley déploie son chant lyrique et dédaigneux, d’une voix sublime de saloon.
On plonge dans l’atmosphère d’un juke joint au mobilier boisé, traversé d’émanation de tabac et de vapeur d’alcool. Le dépaysement, aussi bien géographique que temporel, est tout simplement prodigieux.
“Nous recherchons l’imperfection de l’artisanat. Un truc assez éloigné des standards industriels, et laissant apparaître l’empreinte de l’artiste.” Stéphane Zimmerli
L’album offre une série de titres baignés dans l’imagerie américaine de la première moitié du vingtième siècle. L’ensemble exhale la grande dépression, le blues de l’âme, le whisky frelaté, et même une odeur de Far-West. Rosemary Standley pose un chant habité, entre folk lyrique californien et blues incantatoire du Bayou, sur des compositions à l’atmosphère envoûtante.
“Ma colonne vertébrale est cassée, et la rivière est gonflée
Les voitures ronronnent, les feuilles coulent
Le trottoir est vide et la rue est glissante
Les lumières sont tamisées
Juste comme les gens à la fête où j’étais”
Moriarty – Oshkosh Blend
L’hexagone n’a encore jamais entendu un groupe sonnant si américain. La musique de Moriarty remonte plus loin que Johnny Cash ou Bill Monroe. Elle restitue la musique d’une époque révolue, mieux que n’importe quel groupe actuel du sud des Etats-Unis.
Elle prend sa source dans les légendes de l’Ouest, tout autant qu’elle exhume les errances des parias et des marginaux. Moriarty c’est le désespoir noyé d’alcool, narré avec poésie et dignité. L’imagerie cachée d’une Amérique glorieuse.
Moriarty – Cottonflower
Si leurs compos mélodieuses restent accessibles, leur style résolument rétro et dénué de technologie est à contre-courant du rock des années 2000 fusionnant allègrement avec les sonorités électroniques.
Un art du contre pied se confirmant sur la réédition de l’album Gee Whiz This is a Lonesome Town, avec une splendide reprise acoustique d’un tube de Depeche Mode, enregistrée dans un vieux grenier…
Moriarty – Enjoy The Silence
Un groupe intègre
La profonde intégrité de Moriarty fait figure de cerise sur le gâteau. Malgré le succès de Jimmy, et de l’album associé (150 000 exemplaires vendus en France), ils effectuent une tournée de 50 dates à guichets fermés (privilégiant les petites salles). Par la suite, ils s’en vont tester leurs compositions en terre américaine, leur première source d’inspiration.
Refusant de miser sur le physique et la voix de Rosemary, le groupe rechigne également à faire de la promo excessive. De même qu’il consacre un budget très réduit à ses clips, optant souvent pour une réalisation artisanale.
A l’image des leurs modèles blues et country, Moriarty est un groupe qui aime prendre la route. Avide de scène, ils privilégient toujours les petites infrastructures pour leur côté intimiste. Enfin, c’est une formation totalement démocratique, puisque même les textes résultent souvent d’une création collective.
Private Lily
En 2010, animé d’un esprit anti-business et d’une grande volonté d’indépendance, ils fondent leur propre maison de disques, nommée Air Rytmo (anagramme de Moriarty).
“On a pensé que c’était une bonne chose de ne pas céder aux pressions extérieures. De ne pas avoir de maison de disques sur le dos, nous obligeant à sortir un album tous les deux ans.”
Rosemary Standley
Deux nouveaux albums originaux voient le jour, Missing Room (2011) et Epitaph (2015), avant que l’aventure ne soit ternie par les dérives du fanatisme… Présent au Bataclan le soir du 13 novembre 2015, le batteur Eric Tafani, venu assister au concert du groupe Eagles of Death Metal, est grièvement blessé au bras lors de l’attaque terroriste.
Outre les blessures physiques, on imagine l’ampleur d’un tel traumatisme sur un artiste habitué à se produire régulièrement sur scène. En souhaitant, qu’il ne soit que passager. Moriarty donnant sa pleine mesure en concert et se méfiant des effets pernicieux de la médiatisation, ils sont encore nombreux à ne pas avoir eu le privilège de les admirer.
Serge Debono