L’histoire d’un artiste au talent immense, et au sex appeal dévastateur.
Si la soul, comme son nom l’indique, exprime généralement les tourments de l’âme, celle de Al Green manifeste souvent ceux du bas des reins… Il n’est pas le seul soulman dans ce cas, et comme ses homologues, la sensualité de son oeuvre ne l’empêche pas de figurer en bonne place dans le paysage constellé de la soul-music.
Au début des sixties, s’engouffrant dans la brèche laissée par les incendiaires du rockabilly, James Brown, danseur émérite à la gestuelle suggestive, amorce l’ère d’une soul qui évoque de plus en plus fréquemment la chose. Plus tard, Marvin Gaye en fera presque son fond de commerce. Quant à Barry White et ses infra-basses, lorsqu’il déboule dans les charts à la fin des seventies, on parle carrément de chanteur aphrodisiaque.
Le Serial Lover
Al ne possède ni le charisme de James, ni le physique de Marvin, ni le timbre viril de Barry, pourtant il reste pour beaucoup le Serial-Lover de la décennie seventies. Peu importe ce que sa voix de velours susurrait, fredonnait ou chantait, elle semblait toujours atteindre le cœur des femmes. Et le reste…
N’allez surtout pas croire qu’il possède des prédispositions pour la chose, un diplôme ou une quelconque formation en la matière. Bien au contraire, son parcours s’apparente à celui de ses homologues.
Naissance d’un prodige
Albert Leornes Greene naît le 13 avril 1946 à Forrest City (Arkansas). Il débute dans un quartet de gospel à l’âge de 10 ans. Poursuivant son apprentissage durant les sixties, au son des titres de Sam Cooke et Solomon Burke, Al est adepte de rythm & blues, une musique encore profane au sein des communautés religieuses. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il déjoue la surveillance de son père pour aller écouter les disques de Jackie Wilson et Ray Charles.
En 1967, il n’a que 21 ans lorsqu’il enregistre son premier tube, Back up train, avec son groupe Al Greene and the Soul Mates. On sent déjà qu’on a affaire à un chanteur de haut rang. Le jeune prodige a digéré James Brown, Sam Cooke et les Temptations, et nous régurgite une soul suave et inspirée…
Al Greene & The Soul Mates – Back up Train
Malgré un accueil décevant, Al Greene est repéré par le musicien et producteur Willie « Poppa » Mitchell. Ce dernier accepte de lui prêter de l’argent afin qu’il enregistre une maquette. Seulement, Al s’évanouit dans la nature. Il réapparaît deux ans plus tard, accepte d’écourter son nom de famille, et signe chez Hi Records.
« Green is Blues »
Il enregistre à Memphis, son premier album solo, Green is blues, dont il résume ainsi l’atmosphère :
“ Il y a la présence paresseuse du Mississippi, la touche rock’n’roll d’Elvis, dont j’étais fan, les notes bleues de B.B. King, l’âme de Stax et d’artistes comme Otis Redding. Et la profonde sensibilité de cette ville”.
Il y a aussi de somptueux arrangements et une production élégante, tous deux assurés par Willie Mitchell. Mais surtout, il y a cette voix semblant mûrir à chaque prise.
Pour son premier opus, Al Green a décidé de nous en mettre plein les oreilles. Soutenu par la Hi Rythm Section de Memphis, il empiète sans vergogne sur les plates bandes du Godfather of Soul, avec ce titre de funk frénétique, à la sexualité exacerbée…
Al Green – Get back baby
Toujours sans peur, il revisite brillamment le légendaire Summertime de Gershwin. Si vous pensiez avoir tout entendu avec les versions de Janis Joplin et Sam Cooke, en termes d’intensité et de sensualité, la version d’Al Green n’est pas loin…
Al Green – Summertime
Après le standard d’opéra-jazz, le love-singer s’attaque à un tube de rock psyché de l’année 1967. Sur cette belle reprise des Box Tops, il impose sa griffe de velours, et parvient presque à nous faire oublier la sublime interprétation de Alex Chilton…
Al Green – The Letter
Avec un tel talent, on se plaît à imaginer Al Green en ténor des seventies. Une voix au potentiel infini, mais complètement débridée par l’époque.
Le grand Otis s’en est allé il y a peu, et le monde de la soul pleure encore son chanteur disparu sur le lac Monona. Les instrumentaux et l’atmosphère de Green is blues ne sont pas sans rappeler ceux des Bar-Kays d’Otis Redding. Comme sur ce titre, signé par Marshall “Rock” Jones et Willie Mitchell.
Al Green – What am I gonna do with myself
Deux reprises des Beatles (groupe cher à Otis Redding). La première, Get back, parue sur l’édition originale. Et celle-ci, plus inattendue et figurant sur l’édition du 40ème anniversaire de la sortie de l’album. Ou comment sublimer le répertoire des Fab Four…
Al Green – I wanna hold your hand
Ce premier opus fait sensation, et Al Green est annoncé comme la nouvelle étoile montante de la soul.
« Al Green gets next to you »
Dans son 2eme opus, Al Green gets next to you (1971), le love-singer en état de grâce, nous livre un concentré extraordinaire de deep soul et de funk torride.
Difficile de morceler une telle œuvre, mais essayons tout de même d’en extraire les points forts…
Toujours aussi adroit pour transcender les créations de ses homologues, l’album démarre par une reprise fiévreuse des Temptations…
Al Green – I can’t get next to you
Al Green maintient la température dans le rouge, quasiment tout du long. S’offrant quand même une petite halte auprès du seigneur, avec God is standing by, où il démontre sa science du gospel.
On trouve aussi cette surprenante reprise de Light my fire, venant confirmer les accointances du soulman avec le monde du rock. Al Green dépouille totalement le titre des Doors, et opte pour une alternance chant/ talk over déroutante, et pourtant totalement hypnotique…
Al Green – Light My Fire
Le reste de l’album ne souffre d’aucune faiblesse. On notera le tube Tired of being alone, première composition aboutie du soulman. Mais ne ratez surtout pas le bouquet final. Il comprend trois titres funky du plus bel effet.
You Say it et son atmosphère orgiaque, poussant aux déhanchements, et aux corps à corps…
Al Green – You Say It
Le suivant est digne d’une grande B.O de film Blaxploitation. Alternant groove infernal et deep soul, Al Green y déroule un phrasé funky de toute beauté, sur un couplet cadencé par la pédale wah wah (façon “Papa Was a Rolling Stone”), et un refrain porté par les cuivres…
Al Green – Right now, right now
L’enthousiasme du soulman est si perceptible qu’il en devient contagieux. Mimant encore le Godfather of Soul, Al Green déploie toute sa palette vocale avec une facilité déconcertante. On réalise soudain que ce deuxième opus n’est pas seulement la confirmation d’un talent, mais la quintessence d’un prodige.
Al Green – All Because
L’album suivant, Let’s stay together, paru en 1972, est moins fouillé. Il assure néanmoins la prospérité de son succès. Notamment avec le titre éponyme. Ce dernier connaîtra une seconde jeunesse en 1994 grâce à Quentin Tarantino et son film Pulp Fiction.
Al Green – Let’s stay together
https://www.youtube.com/watch?v=COiIC3A0ROM
I’m Still In Love With You, publié la même année, laisse également quelques regrets, avec un léger excédent de titres langoureux. En revanche, l’artiste prend une nouvelle dimension en signant la majeure partie des pistes de l’album. Deux titres torrides, et figurant parmi ses plus grandes compositions émergent du lot. Même s’il est bien difficile de se faire une opinion tant sa densité d’interprétation éclipse la structure.
Al Green – Simply beautiful
Enfin, si vous n’avez pas encore succombé au talent du serial lover, peut-être l’incandescent Love and happiness parviendra-t-il à briser la glace. Une véritable bombe groovy. Tempo lancinant, chant habité, instruments montés sur ressorts (de literie ?). Faites attention, ça brûle !
Al Green – Love and Happiness
Comme vous l’aurez compris, Al Green est entré dans sa période fiévreuse, et s’est imposé au début des 70’s comme le love-singer soul par excellence. Malgré la concurrence (Bill Withers, Marvin Gaye, Isaac Hayes…) ses shows électrisent une foule en transe, évoquant l’époque de Muddy Waters, ou les spectacles de James Brown au début des sixties. Après le show, c’est un véritable essaim de filles qui se forme sur sa porte. Al perd alors le contrôle de son existence. Il faut dire que son groove langoureux ne faiblit pas…
Al Green – Here I am (Come on and take me)
En 1976, Al Green partage sa vie avec la belle Mary Woodson White…
Le tournant d’une grande carrière
Cette dernière, éperdument amoureuse de l’étalon, souhaite officialiser leur union par un mariage qu’il refuse obstinément. Ses infidélités ne font qu’empirer les choses, et Mary pète les plombs.
On raconte qu’au préalable de ce qui suit, elle l’aurait trouvé au lit avec une autre… Une chose est sûr, Al se détend tranquillement dans son bain, quand elle fait irruption une casserole à la main, et deverse sur lui une pâte de maïs bouillante… avant d’aller se suicider dans la pièce voisine. Traumatisé et brûlé au troisième degré, Al Green voit dans ce drame un signe de Dieu…
Al Green – Jesus is Waiting
Las de déchaîner les passions, et victime d’une nouvelle agression sur scène en 1979, il décide d’arrêter les tournées.
A la surprise générale, Al Green achète une église et se fait ordonner pasteur au Full Gospel Tabernacle de Memphis. Troquant définitivement la veste à paillettes pour la soutane.
Le groove du ciel
Ainsi « le prince du stupre » décide de rentrer dans le rang. Le loup tente de se faire agneau, mais ce n’est pas sans mal. Si son office, on s’en doute, attire une foule immense chaque dimanche, ses deux albums suivants, Full of Fire et Have a Good Time sont certainement les plus sombres de sa carrière.
Par la suite, il se consacre essentiellement au gospel et à son église. Il se sépare de Willie Mitchell, et produit lui-même, et sous son propre label, le très disco The belle album (1977). Le dernier de ses opus exhalant la Southern Soul. Ce genre qu’il avait embrassé avec une telle virtuosité, qu’on s’était pris à rêver d’une carrière monstrueuse, surclassant James, Otis et les autres. Aujourd’hui, hormis quelques concerts exceptionnels, le Révérend Al Green ne chante plus que pour Dieu, et ses fidèles. En espérant qu’ils mesurent leur chance…
Serge Debono