Il y a les démons du rock, et les anges…
Au delà de son immense talent, Rory Gallagher avait le don de séduire tout le monde. Décrit comme un homme doux, aimable et passionné, il a laissé un souvenir lumineux et impérissable à ceux ayant eu la chance de le croiser. Si certaines personnalités sulfureuses, ou démoniaques, constituent une bonne source d’inspiration, la sienne, humble et désintéressée, et pourtant capable d’enflammer une scène, a également de quoi titiller l’imagination.
L’histoire qui suit, intitulée “Shadow Play”, et entrecoupée d’intermèdes musicaux (pour ceux qui le souhaitent), est celle d’un ancien journaliste. Elle s’efforce de restituer l’essence d’une aventure extraordinaire, ayant bouleversé la vie d’un homme amoureux de blues, de rock’n’roll, et donc forcément fasciné par Rory Gallagher…
Shadow Play, le secret de Rory Gallagher
C’était un soir de janvier 1977. J’avais mes habitudes au Dirty Old Bar, un pub irlandais de la sixième avenue, tout près de Tin Pan Alley. C’était une période sombre pour moi. Ma carrière de journaliste battait sérieusement de l’aile et le magazine que j’avais fondé était en passe de disparaître. Après des années florissantes, et le règne du rock psychédélique, la tendance était désormais aux paillettes du glam, et au son puissant du hard rock. Ma réticence à vouloir suivre le mouvement était en train de me mettre sur la paille.
Ma belle Rita m’avait fui comme la réussite, face à mon refus de lui faire un enfant. Chaque fin de journée, après avoir réglé le peu d’affaires courantes qu’il me restait, je prenais machinalement la direction du Dirty Old Bar.
J’ignore ce que je pensais y trouver. Le folklore irlandais pratiqué chaque soir par ces groupes obscurs était bien agréable, mais j’avais peu de chance d’en faire quelque chose. Il suffisait de regarder la salle à moitié vide pour comprendre que le folk, quel qu’il soit, tombait en désuétude.
Comme souvent, aux alentours de minuit, mon regard commençait à se perdre dans le fond de mon verre. C’était le signe qu’il me fallait opter pour une retraite vers mon domicile. Je louais un appartement trois cents mètres plus loin. Un studio humide et lugubre auquel j’aurais aimé foutre le feu. Alors, ce soir-là, lorsque j’ai fait mine de me lever, et que j’ai entendu ce son de guitare, il ne m’a pas fallu longtemps pour me rasseoir…
Rory Gallagher – A Million Miles Away (Live – Irish Tour ’74)
Vêtu de sa célèbre chemise à carreaux, Rory Gallagher, maître-artificier, tirait des fusées multicolores de sa Stratocaster série 1961. Cette guitare rongée par la sueur était le prolongement évident de ce guitariste hanté par le rock et dégoulinant de blues. Comme chacune de ses notes, Rory semblait flotter en lévitation au-dessus de la scène. Car seuls les grands artistes sont capables de faire disparaître le décor qui les entoure.
Généralement, interviewer un surdoué n’apporte que frustrations et déceptions. Ces phénomènes n’ont que très rarement une approche théorique de leur art. Privilégiant l’instinct, le feeling, et le goût de l’exploration, mettre des mots sur leurs œuvres leur semble généralement dérisoire. Ou réducteur, selon le degré d’amour-propre.
Rory Gallagher était trop attaché à ses origines modestes et son pays natal, pour être égocentrique. On le disait humble, intelligent, et même chaleureux, si on savait s’y prendre. Je l’avais raté de peu, au printemps, lors de son passage au Whiskey a GoGo de Los Angeles. S’il se produisait déjà par ailleurs sur de grandes scènes, j’étais convaincu que la simplicité et la pureté de ce virtuose devaient être saisies dans un lieu intime. L’énergie contagieuse de son blues aux accents gaéliques prenait sa source dans les pubs exhalant le tabac et la bière tiède. Là où le désespoir se paie des vacances, et laisse l’esprit s’envoler dans les vapeurs éthyliques, et où on s’autorise à danser avec le diable. J’étais au bon endroit…
Rory Gallagher – Nothing But The Devil
Envoûté par le tempo marqué et les solis tourbillonnants, et sans doute un peu émếché par ma sixième pinte, je réalisais que je m’étais levé pour venir me trémousser au centre du pub. La salle était maintenant presque déserte, quatre ou cinq personnes étaient affalées sur les tables du fond, pendant qu’un homme accroché au comptoir me regardait avec un lointain sourire. Enfin, à ma grande surprise, la scène était vide, et les lumières éteintes. La musique résonnait pourtant dans ma tête comme si elle venait de prendre fin. Ewan, le barman, s’attelait à jucher les tabourets sur les tables. La fermeture du Dirty Old Bar était proche, et de toute évidence, j’avais raté une nouvelle occasion de m’entretenir avec Rory Gallagher.
Rory Gallagher – Out Of My Mind (Radio Session WNCR Cleveland – 1973)
Par la suite, j’ai eu l’occasion de le voir en concert, mais sans jamais pouvoir l’approcher plus d’une minute. Il faut dire que ses tournées étaient longues et son planning très serré. Et puis, autant l’avouer, j’éprouvais une telle admiration pour ce bonhomme depuis ses débuts avec le groupe Taste, que je craignais que mon professionnalisme n’en soit altéré. Bégayer devant une célébrité n’était pas dans mes habitudes. Rory faisait exception.
En 1979, pour la tournée de l’album Photo-Finish, j’étais au milieu de la foule réunie à l’Arcadia Ballroom de Cork, en Irlande. Dans cette même ville, où seize ans plus tôt, Rory avait fait l’acquisition de sa fameuse Stratocaster pour la somme de 100 livres.
Ce concert n’était ni meilleur, ni moins bon que les autres. Rory se donnait pour son public avec beaucoup de générosité, quel que soit l’endroit, ou son état de fatigue. Dans le milieu, il passait pour un “saint du rock”, toujours en forme, toujours à l’heure. Même si son ascendance irlandaise l’incitait à biberonner du whiskey régulièrement, Rory ne vous faisait jamais faux-bond. C’est pourquoi, lorsque j’ai reçu un coup de téléphone de son manager me confirmant notre entretien prévu après le concert de Cork, j’étais plutôt confiant.
D’autant qu’à cette époque, tout allait beaucoup mieux pour moi. Mon modeste magazine avait réussi à se tailler une part du marché, non sans avoir consenti à intégrer un peu de disco dans ses pages. Et je vivais une idylle libre et sereine avec une photographe de San Francisco.
Rory Gallagher – Overnight Bag
J’étais d’attaque pour réaliser un bon papier sur Rory Gallagher, et impatient de le questionner sur le déclin du blues, ainsi que sur l’explosion du punk. Seulement, il s’est produit un événement étrange…
Le Shadow Play
Alors que je me trouvais assis, à attendre le guitariste dans un salon exigu indiqué par l’attaché de presse, j’ai vu une ombre passer de manière furtive sur le mur d’en face. J’ai songé que je devais être plus fatigué que je ne le pensais, mais une minute plus tard le phénomène s’est reproduit. Cette fois j’ai pu distinguer un genre de silhouette, avant qu’elle ne s’éclipse.
Enfin, et c’est là que je doute encore de mon acuité visuelle, elle est repassée une troisième fois. Alors qu’un bruit de botte semblait se rapprocher derrière la porte d’entrée, j’ai vu sur le mur l’ombre d’un guitariste se contorsionner sur son instrument, puis laisser pendre ses cheveux en arrière et lever le visage vers le ciel. Dès que Rory Gallagher est arrivé, l’ombre a disparu.
Rory Gallagher – Philby
Rory vint me saluer poliment avant de prendre place en face de moi. Le coeur battant, encore sous le coup de mon hallucination, je devais être livide, dégoulinant de sueur, les yeux écarquillés. Evidemment, après ça je n’étais plus dans les meilleures conditions pour réussir une interview. Je ne sais même pas si je l’ai salué à mon tour.
Mais il est des êtres dont la pertinence n’a d’égal que leur empathie. Rory était de ceux-là. Me pensant sans doute souffrant, il m’apporta un verre d’eau, et me dit de prendre le temps dont j’avais besoin. Même chez les artistes lambda, jeunes ou âgés, je n’ai que rarement eu droit à autant de prévenance.
Je m’efforçais de reprendre mes esprits tout en cherchant dans mon sac les questions que j’avais préparé. Nouvelle bizarrerie, le papier où figuraient les questions avait disparu. Je n’étais pas d’un naturel distrait, mais surtout, j’étais convaincu de l’avoir emmené. Voyant que Rory commençait à se trémousser sur son siège, je décidais d’improviser. Inspiré par l’ombre joueuse, j’attaquais avec une question sur le titre Shadow Play…
– Rory, sur le titre Shadow Play, quel est ce “jeu d’ombres” que tu évoques dans le texte ?
Le regard de Rory s’est alors perdu dans le vide, avant de se tourner vers le mur où j’avais aperçu l’ombre quelques minutes plus tôt. Puis se tournant à nouveau vers moi, un sourire en coin, il me dit :
– Shadow Play ? C’est le jeu de la vie. Et peut-être… celui du show biz. On le joue tous. Chaque jour. On participe, on esquive, on surnage, ou on disparaît. C’est un jeu qui souvent, ne semble avoir aucun sens. Lorsque tu es célèbre, on tente de te momifier avant l’heure. De faire de toi une statue, saisie dans une pose caractéristique. Ce truc, c’est juste une image que l’on vend. Mais derrière la statue, ton ombre continue de bouger, elle représente ce que tu es vraiment.
Shadow Play
En plus de notre échange concernant le titre Shadow Play, l’interview de Rory ne prit qu’une petite demi-heure. Notre entretien en revanche dura deux bonnes heures. Deux heures à évoquer Leadbelly, Robert Johnson et Muddy Waters.
Avant de partir, Rory s’approcha de la petite table qui nous séparait, et y déposa avec un air malicieux le papier contenant mes questions. Il s’excusa de cette farce, même si c’était inutile. Plus qu’un contact prestigieux, ou une relation professionnelle, j’avais le sentiment d’avoir trouvé un ami.
Par la suite, nous nous sommes revues régulièrement. Je n’ai jamais évoqué avec lui l’histoire de l’ombre. Je craignais sans doute qu’il ne voit en moi un genre d’illuminé, tentant de faire de lui le Peter Pan du rock, ou Mister Shadow Play.
Durant les années 80, le blues était à l’agonie, et le rock devait se parer de sons synthétiques et électroniques sous peine d’être déclassé.
Si Rory ne rejetait pas les nouvelles tendances, il en usait avec parcimonie. Poursuivant son bonhomme de chemin, il pratiquait le blues comme une profession de foi. Le blues, c’était comme l’Irlande, c’était sa maison. Seul le rock dur et le folk irlandais avaient parfois le droit de s’y inviter…
Barley & Grape Rag
Au début des années 90, Rory a commencé à avoir de sérieux problèmes avec son foie. Tout le monde pensait que c’était la conséquence de ses abus d’alcool. C’est une légende. Rory picolait un peu, c’est vrai, mais bien moins que la majorité des artistes irlandais que j’ai connue. Il était trop professionnel, trop respectueux du public, et plus généralement trop heureux de son sort pour offrir des spectacles en demi -teinte. Rory s’imposait donc des limites. Non, son foie a été détérioré par le traitement qu’il prenait pour sa phobie de l’avion. Son état nécessitait une greffe, mais Rory ne parvenait pas à se résoudre à faire une pause dans sa carrière.
J’avais pour habitude de le chambrer avant ses embarquements à l’aéroport. Afin de le dérider, je lui disais qu’il était trop vieux pour finir comme Buddy Holly, l’idole de son enfance.
J’ai eu bien du mal à surmonter sa disparition, le 14 juin 1995. J’ai vite compris que cet ami, que je croisais fréquemment sur la route, dans un train, ou à l’aéroport, ne serait jamais remplacé. Ayant refusé de me rendre à l’enterrement, je ne me suis jamais recueilli sur sa tombe, préférant m’adresser à lui dans ma tête.
Et puis un jour, j’ai entendu parler de cette statue de Rory érigée dans son fief…
Sans trop savoir pourquoi, l’ennui généré par la retraite sans doute, je me suis rendu à Ballyshannon, pour voir la statue. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, mais alors que je contemplais la réplique en bronze de mon ami, j’ai vu son ombre s’animer et se tordre. Comme lorsqu’il exécutait un solo dans une transe frénétique, et semblait sortir de son corps. Le jeu d’ombres s’était à nouveau matérialisé sous mes yeux. Mais Rory avait emporté avec lui le secret du Shadow Play.
For The Last Time
Serge Debono