La Machine à danser !
« Nous rentrons dans un club, et commençons à danser… »
1978, au mois de Mai, Kraftwerk, le quatuor de Düsseldorf, présente son septième album : The Man-Machine (Die Mensch-Maschine en version allemande).
Quel disque ! Déjà la pochette nous accroche, en rouge, noir et blanc, avec une photo – de Günter Fröhling – des 4 costumés à l’identique, grimés, maquillés, debout sur les marches du Kling Klang Studio (Ou de l’atelier du photographe, les sources divergent…) – leur mythique laboratoire -. De bas en haut : le rythmicien, spécialiste des séquences, et cette fois compositeur associé, Karl Bartos, les deux cofondateurs / créateurs et chanteurs Ralf Hütter et le regretté Florian Schneider, enfin Wolfgang Flür, l’autre percussionniste. Les visages se tournent vers l’Est. Le titre s’affiche en Anglais, en Russe, en Allemand et en Français. Initialement, l’opus devait s’appeler Dynamo… Tout le design de Karl Klefisch s’inpire – c’est le terme de la pochette – du Constructivisme Russe des années 1920, et notamment du créateur El Lissitzky. Rétrofuturisme encore une fois.
Kraftwerk – Die Roboter – Die Mensch-Maschine (1978)
Et le son ! En 78, on n’a jamais entendu un groupe sonner ainsi. Marqués par Giorgio Moroder (Surtout I Feel Love pour Donna Summer.) et le Disco (Cerrone et Space sans doute.), les gars s’en imprègnent – ils aiment aussi danser – et mélangent le tout à leurs obsessions au cours des six titres présents.
Spacelab
Séquenceurs, percussions électroniques, vocoders, synthétiseurs, voix en Anglais et Russe dans la version la plus courante, produisent une atmosphère unique, littéralement physique – les enceintes explosent -, moderniste et parfois nostalgique. Les séquences, réalisées avec le Synthanorma Sequenzer, impressionnent par leur force hypnotique. N’oublions pas que toutes ces machines sont encore versatiles – par exemple, une variation de tension électrique peut complètement les dérégler – et rarement mémorisables. Le traitement et la sauvegarde informatique de la musique viendront plus tard…
Metropolis, l’hommage au film de Fritz Lang, qui clôt la 1re face illustre parfaitement la nouvelle approche du quatuor. Après une introduction autant majestueuse qu’angoissante, la séquence apparaît, conduisant tout le morceau jusqu’à une acmé lors de la reprise de l’intro. Hütter se contente de psalmodier « Metropolis ». Ce parti pris quasi instrumental de la moitié des titres et leur longueur indiquent également un détachement par rapport au format de la chanson au profit du morceau mixé – un terme nouveau à l’époque – pour danser dans des boîtes imaginaires…
Metropolis
Après la parabole sur le voyage et les rencontres par le train dans une Europe fantasmée – le splendide Trans-Europe Express (1977) -, s’il y a ici un concept général, c’est celui de la relation de l’Homme à la technologie. L’inévitable fascination pour les robots – The Robots – introduit l’album. L’utilisation du Russe pendant les ponts – Ja tvoi sluga, (Je suis ton esclave), ja tvoi Rabotnik (Je suis ton travailleur) – peut évoquer aussi bien l’origine du mot « Robot » par le tchèque Karel Čapek en 1920 qu’une déshumanisation de l’Homme dans un système totalitaire. Plus prosaïquement, les musiciens imaginaient qu’un jour, ils pourraient envoyer leurs robots faire des concerts à leur place… Ce fantasme se matérialisera avec humour lors de leurs performances dans les années 90. A sa sortie, The Robots devient immédiatement l’un des hymnes du quatuor.
The Robots Live (2010)
La seconde pièce – Spacelab – aborde les vols spatiaux, un sujet rarissime chez nos Teutons et plus proche de l’univers cosmique de leurs confrères Tangerine Dream. Cette première partie se termine avec Metropolis, cité plus haut, également une allusion aux films de SF mythiques, source inépuisable d’inspiration pour la génération d’après-guerre.
Avec l’ouverture de la seconde face – The Model -, le TUBE du recueil, le quatuor présente à la fois un désir amoureux et la marchandisation de la beauté. La seule vraie chanson de l’ensemble a été écrite pour le texte par leur camarade styliste Emil Schult. Là-aussi, il y a kekchose de l’influence russe dans l’approche mélodique de cette compo de Bartos et Hütter. Déjà remarquée à l’époque par les fans et les médias, The Model ou Das Model en version germanique deviendra un Hit lors de sa ressortie en 1982, pendant la tournée Computor World, d’où les images des 4 sur scène. Car, curieusement, en 1978 il n’y aura pas de tour promotionnel pour The Man-Machine, l’un des nombreux paradoxes de Kraftwerk.
She’s a model and she’s looking good
I’d like to take her home, that’s understood
She plays hard to get, she smiles from time to time
It only takes a camera to change her mind
She’s going out to nightclubs, drinking just champagne
And she has been checking nearly all the men
She’s playing her game and you can hear them say
She is looking good, for beauty we will pay
She’s posing for consumer products now and then
For every camera, she gives the best she can
I saw her on the cover of a magazine
Now she’s a big success, I want to meet her again
The Model
Le magnétisme de la ville et des lumières dans Neon Lights permet au groupe de développer un thème mélancolique, envoûtant, scintillant de sonorités après une courte intro chantonnée. C’est le plus long titre de l’ensemble : neuf minutes de rêveries électriques nocturnes.
Neon Lights
Les Américains du cultissime groupe Luna en présenteront quelques années plus tard une belle réécriture toute en guitares. Ces rares versions sans synthétiseurs prouvent aussi, s’il le fallait encore, la qualité mélodique de ces créations.
Luna – Neon Lights – Best Of Luna (2006)
Enfin, The Man-Machine, L’homme-machine, travailleur idéal mais opprimé (Metropolis encore) conclut la collection dans une atmosphère de cliquetis et de voix vocodées froides et distanciées. Voici la version allemande…
Die Mensch-Maschine
The Man-Machine recevra un accueil enthousiaste de la critique et du public. En France, le spécialiste du Prog Rock dans la revue Best, Hervé Picart, sera dithyrambique au même titre que le Novö Yves Adrien dans Rock&Folk. Bon, quelques Ricains considéreront qu’il s’agit d’une apologie du Communisme, en raison des paroles en Russe et du rouge dominant de la pochette. Chaque époque a ses imbéciles… Chez nous, les ventes dépasseront les 200 000 exemplaires, un succès conséquent même si plus modeste que pour Radio-Activity en 1975 / 1976. Certains et certaines se souviennent peut-être de la prestation remarquée du quartet à l’émission Chorus, sur Antenne 2, malheureusement en playback et sans public (!!!) ou l’incroyable campagne d’affichage annonçant l’album.
Kraftwerk – Émission Chorus (1978)
The Man-Machine de Kraftwerk, considéré tout de suite comme un chef-d’œuvre de la Musique Électronique, a eu une influence considérable, entre autres pour la New Wave naissante : Ultravox, The Human League, Gary Numan, Orchestral Manoeuvres In The Dark, ou Depeche Mode en sont les premiers héritiers. Quand on pense que les Allemands ont sorti coup sur coup trois créations majeures – avec un bond technologique impressionnant – en à peine trois ans, cela nous laisse songeur actuellement. The Man-Machine demeure une expérience unique, sans compromis et toujours une singulière Machine à danser.
Bruno Polaroïd