Un concert saisi près du moteur
En 1986, se déclarant écœuré par les plagieurs, et faiseurs de tubes faciles inondant les charts anglais, à l’instar de Peter Gabriel, Joe Jackson décide de rompre avec la Pop pour se tourner vers la World Music, avec la sortie de l’album Big World.
Le virage avait déjà été amorcé sur Body & Soul, opus précédent, aggrémenté de subtils sonorités latinos. En 1981, l’authentique jazz de Jumpin’ Jive, véritable tour de force, avait bluffé et dérouté bien des fans.
“Il est très difficile, pour nous anglais, d’identifier nos racines musicales. Je n’ai pas l’impression d’en avoir, ou de venir d’un style particulier. Il est plus naturel pour moi de mélanger des trucs et d’ajouter beaucoup d’influences différentes. L’important est de savoir si cela aboutit à quelque chose de convaincant, capable d’émouvoir les gens.“
Big World s’apparente à une synthèse de tous les genres abordés depuis son début de carrière. Une sorte de rock jazzy aux accents soul, mâtiné de rythmes punk et reggae, et saupoudré d’influences folkloriques et ethniques. Un album smart et chaleureux, comme un blues new-yorkais.
Un nouveau concept d’enregistrement
C’est d’ailleurs au Roundabout Theatre Company de Manhattan que Joe Jackson décide d’effectuer son enregistrement, entre le 22 et 25 janvier 1986. Son intention est d’enregistrer en direct-live, mais sans les manifestations du public. Chaque instrument porteur d’un micro est relié directement à un magnétophone numérique. Joe souhaite capter l’intensité d’un concert sans les bruits qui le parasitent.
Pour cela, il demande aux spectateurs un silence total durant les morceaux, et d’attendre que ceux-ci soient complètement terminés avant d’applaudir. Comme pour un orchestre symphonique, en somme. Le public essentiellement composé d’invités, se montre discipliné et respectueux du souhait du compositeur.
It’s a Big World
A l’image de nombreux artistes anglais bercés par les musiques américaines, durant ses tournées, Joe a eu le loisir de mesurer le fossé séparant le rêve de la réalité. Agé de 32 ans, il souhaite désormais exprimer sa vision du monde. Dès l’entame, dans le titre Far West, l’ironie est de mise. Sur le suivant, Right and Wrong, Joe se permet même d’invectiver Ronald Reagan…
Ce titre lui est inspiré par un discours du président américain prononcé en mars 1985, où ce dernier définit l’implication des Etats-Unis dans la révolution au Nicaragua comme une chose légitime. Juste après la publication de l’album, le Congrès américain a délivré au mouvement la somme de 100 millions de dollars.
“J’ai entendu un discours de Reagan sur le soutien aux Contras au Nicaragua. Il a dit que ce n’était pas une question de droite et de gauche, mais de bien et de mal. Chaque personne sensée sait que c’est absolument, et définitivement, une question de droite contre gauche. Reagan délire sur le terrorisme, et pourtant, il vient de le nourrir. C’est le genre de chose qui me met en colère. “
Une colère bien employée, puisque Joe signe un rock sensuel aux instrus blu-jazz de toute beauté. La voix est parfaite. Entre crooner excédé et talk over cynique. Pour une fois, le bassiste Graham Maby n’est pas de la partie, remplacé par Rick Ford. Mais JJ dévoile un nouveau musicien de choix, le guitariste Vinnie Zummo, et son toucher de velours…
Joe Jackson – Right and Wrong
La dose de venin ne fait qu’augmenter sur le titre Jet Set. Un morceau de psychobilly imparable, lascif et contagieux, dans lequel Vinnie Zummo fait une nouvelle fois parler la poudre.
Le texte est un véritable réquisitoire contre les microcosmes d’élite…
Joe Jackson – Jet Set
Joe Jackson renoue avec le ska de ses débuts sur le titre Survival, joue de l’accordéon sur Fifty Dollar Love Affair, et s’adonne à la soul (Soul Kiss) aussi aisément qu’un chanteur de gospel. Il délivre même un tango, dans les règles de l’art…
Joe Jackson – Tango Atlantico
L’orient aussi s’invite sur l’album. Il renforce la notion de voyage associée à l’album, et imprime de manière explicite une certaine universalité musicale sur le titre final, Man in the Street, ainsi que dans le titre éponyme (It’s a) Big World.
Joe Jackson (It’s a) Big World
Avec son tempo entraînant et ses arpèges aériens, Home Town constitue sans doute la piste la plus pop de l’album. Dans les paroles, Joe évoque une désillusion lors d’un retour dans sa maison d’enfance à Portsmouth. Une manière de se confronter aux souvenirs souvent magnifiés par la nostalgie.
“C’est une chanson nostalgique. J’essaie de ne pas trop en écrire. Mais au bout d’un moment, elles le deviennent toutes…”
Hometown est un des deux singles extrait de l’album. Étrangement, à sa sortie, ce tube new wave en puissance, n’a pas rencontré le succès escompté. Avec le temps, il est devenu l’un des titres les plus célèbres de Joe Jackson.
Joe Jackson – Home Town
S’il déroge quelque peu à ses habitudes, les histoires d’amour impossibles n’ont pas totalement disparu de son univers. Un titre cristallise à lui seul la débauche de créativité et le feeling intact de Joe Jackson.
Par son originalité, autant que par sa virtuosité, We Can’t Live Together fait se confondre les deux enfants chéris de Joe Jackson : le rock et le jazz. La basse lancinante épouse un chant de conscience escaladant le mur du silence. Le refrain libère un cri (et la vérité), pendant qu’une guitare saigne sur les ivoires, à la manière d’un Rory Gallagher…
Joe Jackson – We Can’t Live Together
Double album et pochette
Initialement, Joe Jackson n’avait pas l’intention de publier Big World en deux volumes. Ne possédant pas assez de titres pour constituer un double-album, et ne pouvant se résoudre à en écarter pour un simple, il suggère de sortir un opus à trois faces sans augmenter le prix. A sa grande surprise, sa maison disque obtempère. Voilà pourquoi, dans son édition vinyle, l’album comprend deux disques, dont un avec une face vierge, sur laquelle est inscrit : “ There is no music on this side”.
Le concept d’enregistrement et la diversité musicale de l’album réclamait un visuel à la hauteur. Le dessinateur français Serge Clerc, exécute une pochette devenue culte, et montrant une caricature très esthétique de Joe Jackson en voyageur empressé. Sur un fond orange et bleu (la planète), apparaît le titre “Big World”, écrit en quinze langues différentes. Sur le verso de la pochette, on retrouve la même inscription dans onze autres langues.
Certains fans le considèrent comme une œuvre à part, d’autres comme l’album pop le plus audacieux de Joe Jackson.
Quoi qu’il en soit, succès ou pas, il a rejoint la sainte trinité des aficionados, aux côtés des excellents Look Sharp et Body and Soul. En 1987, bien que Big World ait reçu de bonnes critiques, et malgré des ventes honorables, en perpétuelle recherche d’émotions nouvelles, Joe Jackson se lance dans la composition d’une disque totalement instrumental, l’album Will Power.
Serge Debono