Le 1er avril 1984, Marvin Gaye est encore au sommet lorsqu’il est rattrapé par son plus vieux démon…
Mais revenons en 1971. Marvin Gaye surfe alors sur le succès de l’album What’s Going On. Ce dernier lui confère le statut d’icône de la soul, mais également de la communauté afro-américaine. Pour un artiste aussi fragile et encore en proie aux traumatismes de son enfance, c’est un lourd fardeau à porter. Malgré la réussite dont il fait profiter sa famille, Marvin continue de subir les reproches de son père. Leurs affrontements sont fréquents, et de plus en plus violents.
Marvin s’enivre d’amour
En quête de sérénité, il publie l’album Let’s Get it on (1973). Très attendu lors de sa sortie, il est nettement moins engagé que le précédent. A cette époque, Marvin vit une idylle extra-conjugale avec la jeune Janis Hunter (17 ans contre 34 pour Marvin). Une relation torride lui inspirant des textes amoureux, et des musiques chargées d’érotisme. A défaut d’être aventureux, cet opus possède une indéniable cohérence. C’est une ode à l’amour, en particulier à sa concrétisation physique…
Marvin Gaye – Let’s Get it on
Suivant l’exemple des Jackson Five, même s’il reste distribué par le label, Marvin Gaye quitte la Motown pour CBS Records. Il publie un nouvel album en 1976, I want you , lui aussi entièrement consacré à la nouvelle flamme animant son cœur. Il épouse Janis Hunter l’année suivante.
I Want You est une œuvre brûlante et conceptuelle, mais encore une fois très cohérente. Déjà sensiblement influencée par la vague disco de Los Angeles, elle va faire de Marvin Gaye le maître du dance-floor, le prince de la soul moderne et débridée.
I Want You
Le titre éponyme est une nouvelle merveille d’effusion sentimentale ardente et passionnée. Un mélange de Gainsbourg et de Barry White, auquel vient s’ajouter la virtuosité vocale et la touche-douceur spéciale Marvin ! Peut-être une des plus grandes œuvres du soul man. Un morceau devenu un standard du genre…
Marvin Gaye – I Want You
Avec Marvin Gaye, l’amour, sujet trivial et éculé dans le monde de la musique, devient alors une œuvre d’art. Dans sa recherche de perfection sonore et ses envolées maîtrisées, il y a quelque chose de divin dont on ne peux extraire l’essence.
Marvin Gaye – After Dance
La sublime pochette de l’album est signée Ernie Barnes. Premier peintre afro-américain reconnu en son temps, il est qualifié de chef de file du courant néo-maniériste.
Pochette « I Want You »
Sa notoriété doit beaucoup à ce tableau nommé The Sugar Shack. L’artiste dit avoir posé sur la toile son regard d’enfant. Celui qu’il portait sur la danse au sein de sa communauté. Barnes explique que durant les années 40, la danse constituait le meilleur moyen d’évacuer les tensions physiques dues à leurs vie difficile. Le rythme imprimé par les corps en transe des personnages est impressionnant. Il lance l’ère du Black Romantic, qui deviendra un circuit parallèle de diffusion pour les artistes afro-américains.
Dans le milieu musical, la majorité des artistes de soul s’affichent sur des pochettes très conventionnelles, mettant en avant leur beauté, ou leur charme. Si au premier abord, la démarche arty de l’album I Want You trouble le public de Marvin Gaye, son contenu élaboré et sa pochette atypique lui apporteront une certaine crédibilité sur le long terme. Il consolide également son statut d’icône de la communauté noire.
Boudé à sa sortie, son aspect conceptuel est jugé prétentieux, il est rétrospectivement reconnu comme une des œuvres les plus influentes du courant néo-soul.
Here, My Dear
En 1978, Here, My dear reçoit un meilleur accueil auprès du grand public, mais ne possède pas les mêmes qualités. On y trouve cependant quelques instrumentaux audacieux. Et une ou deux masterpieces…
Marvin Gaye – A Funky Space Reincarnation
La majeure partie des textes, évoquent avec une certaine aigreur, son ressentiment envers son ex-femme, avec laquelle il connaît des démêlés judiciaires. Il faut savoir que tous les bénéfices de cet album ont été reversés à Anna Gordy, Marvin ayant perdu le procès lié à son divorce.
Par ailleurs, à chaque fois qu’il rend visite à sa mère, la violence des conflits s’accentue avec son père. Ce dernier lui voue une haine féroce. Il en vient même à le menacer de mort…
Marvin Gaye – Anger
En 1981, Motown publie un disque de démos et d’enregistrements inédits sans son autorisation, intitulé In our Life Time. C’en est trop pour Marvin, qui replonge dans l’alcool et la coke, précipitant ainsi la fin de son deuxième mariage.
En pleine dépression, il décide d’aller se reposer en Belgique, à Ostende, afin d’écrire son prochain album. Fait anecdotique, à l’époque, son cuisinier se nomme Arnold Hintjens, qui n’est autre que le chanteur à l’humour ravageur, connu aujourd’hui sous le nom de Arno !
Pour son nouveau projet, Marvin veut frapper un grand coup. En voyant les noms de Michael Jackson, Rick James et Lionel Ritchie pointer en haut des hits parades, il décide de rappeler Harvey Fuqua, le producteur qui l’a découvert. Il convoque également le multi-instrumentiste Gordon Banks.
Marvin Gaye passe la première partie de l’année 1982 enfermé en studio, entre la Belgique, l’Allemagne et Los Angeles, peaufinant chaque titre de son seizième et dernier opus, Midnight Love.
Midnight Love
Dès le premier titre, si on reconnaît les congas et autres sonorités brésiliennes présentes sur ses précédents albums, elles s’éclipsent rapidement derrière les lignes de basses funky et sophistiquées propres à Georges Duke et qui commence à orner chaque production black en ce début de décennie.
Une œuvre marquée par l’omniprésence d’une boîte à rythme Roland TR-808, donnant un son digital et d’une étonnante modernité. Cet appareil révolutionnaire va influencer toute une génération et devenir avec le piano Fender Rhodes la teinte sonore dominante des 80’s. Sexual Healing, titre majeur de l’album, et tube le plus célèbre de Marvin Gaye, en est une parfaite illustration. En effet, hormis les sorciers du son Kate Bush et Peter Gabriel, sans oublier Stevie Wonder, peu d’artistes ont su faire usage de cette nouvelle technologie avec la même virtuosité.
Marvin Gaye – Sexual Healing
Marvin explore les nouvelles possibilités offertes par cette évolution, intégrant des rythmes funk robotisés et reggae dub à ses compositions toujours aussi fouillées…
Marvin Gaye – Third World Girl
En dépit de ses sonorités électros, le chant habité de l’artiste permet à l’album Midnight Love de conserver une âme soul. Certains le considérent même comme le dernier témoin de l’existence du genre. Vendu à plus de 6 millions d’exemplaires, il permet à Marvin Gaye d’entrer dans le cercle très fermé des stars de la musique mainstream (pop). Au même titre que David Bowie, Bruce Springsteen, Madonna ou Michael Jackson.
Une fin tragique
Mais la gloire ne peut résoudre les problèmes affectifs dont souffre Marvin depuis son enfance. Bien que masqués par une apparente satisfaction, ils ne font que croître en silence. Dépressif et plus que jamais empêtré dans sa dépendance à la cocaïne, il prend une décision surprenante qui va précipiter sa chute.
Sa mère souhaitant s’occuper de lui et l’aider dans son combat contre la drogue, l’incite à venir se ressourcer au domicile familial. Le 1er avril 1984, au cours d’une énième altercation avec son père, ce dernier l’abat de deux balles de P 38. Une arme offerte par Marvin à son père quelques mois plus tôt, dans le but de se protéger des voleurs. Théorie accréditée par la paranoïa notoire dont souffrait le chanteur.
Seulement, d’après ses frères et sœurs, il s’agirait d’un suicide prémédité… Après avoir subi les corrections de son père alcoolique étant enfant, le chanteur, toxicomane et suicidaire, ne supportait plus les coups et les reproches faits par celui-ci devenu adepte de la secte La maison de Dieu. Marvin lui aurait offert l’arme dans l’espoir qu’il s’en serve contre lui lors d’une nouvelle dispute. Comme une mauvaise blague, l’auteur de What’s goin’ on et Sexual Healing, décède le 1er avril, la veille de ses 45 ans.
Marvin Gaye était plus qu’un chanteur de charme. Il était la voix de l’amour physique, le tueur du dance-floor, le prince de la new soul 70’s. Un talent lumineux, emporté par la rage d’un père illuminé.
En 1984, le pionnier Jackie Wilson tire également sa révérence. Je termine donc avec ce titre. Un hommage des Commodores, sextet emblématique des seventies, à ces deux maillons essentiels de l’histoire de la soul-music disparus la même année.
The Commodores – Night Shift
https://www.youtube.com/watch?v=Ydi-5qU4Q24
Serge Debono
[…] sans oublier la musique, essentielle. Un sacré Bazar ! On y a vu traîner Eric Burdon, ou Marvin Gaye. En tout cas, c’est ce que […]