Jerry Lee Lewis n’a jamais eu besoin d’être encensé pour pratiquer son art impie. Comme un symbole, le Killer fut le premier bad boy du rock’n’roll, et demeure aujourd’hui le dernier grand représentant d’une génération en voie d’extinction.
Jerry Lee Lewis : Le piano comme révélation
Né le 29 septembre 1935 à Ferriday (Louisiane), et issu d’un milieu modeste, Jerry Lee Lewis forge son érudition musicale dans le juke joint de son oncle, au son de la country et du rythm and blues. Démontrant peu d’intérêt pour les études, il bénéficie de cours de piano à l’âge de 10 ans, en compagnie de ses deux cousins.
Ses parents considèrent son don comme une véritable révélation. Aussitôt, ils lui procurent un vieux piano afin qu’il puisse pratiquer quotidiennement. Pour Jerry Lee, cela ne fait aucun doute, son chemin est celui de la musique. Il voue une passion aux légendes de cow-boys et au rythm & blues, et ne rate jamais une messe du dimanche… pour le gospel bien sûr !
Son énergie débordante, sa gourmandise et son indéniable talent le poussent à mélanger country, boogie et gospel pour un résultat et des performances édifiantes.
« En temps normal, les choses sont visualisées dans ces petites boîtes segmentées. Il y a du classique et puis du jazz; le romantique, et puis le baroque. Je trouve cela très insatisfaisant. J’essayais de trouver le fil qui relie un type de musique – un type de musicien – à un autre, et de suivre ce fil d’une manière naturelle et évolutive. »
Sur un piano, Jerry Lee ne doute pas, et exprime mieux que personne cette fusion des cultures et ce besoin d’exulter qui définit la génération d’après guerre. Pourtant, ses démarches auprès des maisons de disques de Nashville ne récoltent que des refus. On lui conseille souvent de se mettre à la guitare…
L’oreille rivée sur les radios vantant les premiers tubes d’Elvis et Little Richard, Jerry Lee refuse d’attendre son heure. Âgé de 21 ans, il cumule les emplois (et les mariages). Quand un jour, ayant vendu trois douzaine d’œufs, il se paie un ticket de bus pour Memphis (Tennessee), direction les Studios Sun Records ! Sam Phillips apprécie ses talents et son franc-parler, Jerry Lee enregistre son premier 45 tours…
Jerry Lee Lewis – Crazy Arms
Il fait parti de ce que l’on appellera plus tard le Million Dollar Quartet, une jam-session légendaire réunissant en 1955 le quartet Elvis Presley, Carl Perkins, Johnny Cash, et Jerry Lee Lewis.
L’envol du Killer
Le premier single se vend assez pour l’enregistrement d’un second en 1957. « Whole Lotta Shakin’ Going On »… Quand le Killer propose ce titre à Sam Phillips, le producteur ne se montre pas très emballé. Il redoute la censure, et le boycott des radios. La chanteuse de rythm & blues Big Maybelle en a livré une version durant l’été 1955, mais c’est en travaillant dans le club de Roy Hall, pianiste et co-auteur du morceau sous le pseudo Sunny David, que Jerry Lee l’a découvert.
L’expression désigne le fait de sonner la cloche pour passer à table. Dans un langage plus argotique, elle évoque le fait de « s’envoyer en l’air » ! Un titre qui convient parfaitement à cet artiste donnant déjà l’impression de faire l’amour à son piano. Jerry Lee accélére le tempo, et y ajoute des ruades frénétiques de piano. En l’entendant Sam Phillips finit par céder.
En mai 1957, l’animateur Steve Allen n’est pas très à l’aise lui non plus, au moment de présenter le nouveau phénomène du rock’n’roll et sa reprise sulfureuse. Pourtant, le Killer fait le show, et son passage TV aura un effet retentissant sur le public. Quelques mois avant la sortie de Great Balls of Fire, la carrière de Jerry Lee Lewis est enfin lancée…
Jerry Lee Lewis – Whole Lotta Shakin’ Going On
Il enchaîne avec la sortie de « Great Balls of Fire », tube qui fera de lui le nouveau roi du rock’n’roll, devançant les hits de Elvis Presley et Eddie Cochran…
Jerry Lee Lewis – Great Balls of Fire
Lorsque Elvis Presley entend jouer Jerry Lee Lewis pour la première fois dans les studios de Sun Records, il confie à un ami :
« Si je jouais du piano comme ça, je n’aurais même plus besoin de chanter ! ».
Sa virtuosité, ses shows électriques poussés à l’extrême, au cours desquels le pianiste surclasse souvent le flamboyant Little Richard, démontrent que le piano n’interdit pas l’expression corporelle.
Chaque soir, il laisse son public pantois. Sans la moindre retenue, Jerry Lee martèle un boogie à couper le souffle, particulièrement violent et sexuel pour l’époque. Un soir, il va jusqu’à mettre le feu à son instrument, déclenchant fascination et réactions hystériques…
Jerry Lee Lewis – Breathless
Son charisme et sa popularité auprès d’un jeune public américain aspirant à l’émancipation n’ont pas échappé au réalisateur Jack Arnold. Ce dernier sollicite sa présence et ses talents pour la scène d’ouverture de son film controversé « High School Confidential ».
Jerry Lee Lewis – High School Condfidential
Mais son ego surdimensionné et ses multiples provocations attisent l’esprit polémique de certains médias. Ils ne vont pas tarder à trouver matière à le discréditer aux yeux du grand public…
Le Scandale
En effet, à la fin de l’année 1957, Jerry Lee s’est marié à sa cousine germaine Myra Gale Brown dont il est éperdument amoureux. Le problème étant que la jeune fille n’est âgée que de 13 ans… et que Jerry Lee (23 ans) n’a pas divorcé de sa précédente épouse.
Aussi étrange et choquant que cela paraisse aujourd’hui, à cette époque, les mariages avec des filles de moins de quinze ans sont encore monnaie courante dans le sud des Etats-Unis. La bigamie en revanche, est jugée illicite… Quoi qu’il en soit, il n’en faut pas plus pour alimenter les gorges chaudes de la presse, et faire chuter sa côte de popularité auprès du public. Du jour au lendemain, Jerry Lee est boycotté par la majorité des organisateurs et promoteurs de festivals. Ses hits dégringolent dans les charts.
Son mariage durera pourtant 13 ans, survivant à la perte d’un enfant de 3 ans noyé dans la piscine familiale. Jerry Lee devenu superstitieux, décide de mettre le rock entre parenthèses pour se consacrer à la musique country. Non sans nourrir quelques regrets sur sa destinée, dans une de ses plus belles compositions…
Jerry Lee Lewis – It Won’t Happen With Me
Assurément, Jerry Lee Lewis possède une force de caractère proportionnelle à son talent, et lui ayant permis de survivre à bien des malheurs (un 2eme fils perdu) et des déceptions (boycott, divorces…).
Le Killer toujours pianiste
Bien sûr, son désaveu du rock’n’roll ne dura pas. Pour le plaisir de millions de veinards ayant pu contempler ses shows enflammés, il poursuivit une carrière de musicien itinérant, similaire à ses premiers idoles blues men.
« Quand ils me regarderont, je veux qu’ils se souviennent de moi, pas pour toutes mes femmes, bien que j’en ai eu quelques-unes, et certainement pas pour les manoirs ou pour l’argent que j’ai gagné et dépensé. Je veux qu’ils se souviennent de moi simplement pour ma musique. »
Dernier tenant d’une religion avec la chanteuse Wanda Jackson, il offre chaque soir le meilleur de lui-même. Jerry Lee nargue encore la faucheuse et la malédiction des rockeurs dans le seul endroit où son image démoniaque prend des allures divines. La scène ! Comme lors de ce concert d’anthologie à Hambourg en 1964, où le Killer, au mieux de sa forme, semble parapher de son sceau le dernier chapitre du rock des 50’s.
Jerry Lee Lewis – Live at Star Club Hambourg
Serge Debono