Gaye Su Akyol – L’enfant terrible de l’Anadolu Pop
L’album « Istikrarlı Hayal Hakikattir »
Stridence.
Réveil qui sonne. Les draps , peu à peu, cèdent le passage à une arachnide à cinq doigts. Hésitante elle tâtonne. Finit par enfin trouver le petit loquet, libérant les tympans de la torture auditive matinale. Une paire d’yeux émerge doucement des replis de la couette. Découvre l’heure au cadran. 7 heures. C’est l’heure. Les jambes livrent un bref combat avec le cocon rassurant et chaud de la literie. Une fois libéré, s’asseoir. Reprendre progressivement connaissance.
Erdinc jette un coup d’oeil à la fenêtre.
Il fait beau. Dehors les premiers bruit de la rue. Une des innombrables artères d’Istanbul qui s’éveille. Il les entend ces bruits car sa mère, comme d’habitude, a ouvert pour aérer. « Ca sent le fauve là dedans ! » s’écrie-t-elle, l’air taquin, à l’adresse de son fils. Son grand. 20 berges déjà. Erdinc étire son corps maigre. Se décide à se mettre en position diurne, à la verticale. En bas ça sent bon. Odeurs du café et du Menemen, les délicieux œufs brouillés qui calent l’estomac et éclaircissent l’esprit pour la journée. Une bonne journée. C’est jeudi. Cours de littérature française. L’université. Première année. Une nouvelle vie pour Erdinc. Il s’est inscrit en Lettres suite à l’obtention d’une bourse.
Il adore les bouquins.
Hemingway, Steinbeck. Ses favoris. En ce moment il découvre Boris Vian. Un français. Assez spécial mais c’est nouveau, original. La nouveauté, il aime ça Erdinc. Comme beaucoup de jeunes de sa génération. C’est dans l’air du temps. 1965. Les sales années qui ont suivi le coup d’État de 1960 essaient de ne plus être qu’un mauvais souvenir. Un peu flou. À 15 ans on commence à piger des trucs mais pas toujours tout de ce monde des adultes qui semble encore abstrait.
En tous cas…
… il voyait bien, à l’époque, quand son père rentrait du boulot, l’air soucieux, même parfois angoissé, que les choses n’avaient pas tourné à l’avantage des petites gens comme eux. Junte militaire. Régime schlague. Tu l’ouvres tu morfles. Syndicats, manifs, libertés aux oubliettes. Et puis en 61 les képis avaient lâché l’affaire. Retour à la souplesse, au débat, aux idées. Les sixties étaient en route, ça bougeait, et le pays comptait bien suivre le mouvement.
Erdinc dévore ses œufs.
Il a mis la radio. Sur sa station préférée. Qui passe de la musique anglo-saxonne. Surtout british. Beatles, Rolling Stones et bien d’autres. Il adore. Sa mère moins. Elle appelle ça du « bruit ». Surtout les Stones. Elle peut pas les encadrer. Elle les a vu une fois aux actualités, au cinoche. « Regarde moi ça, ces cheveux longs et même pas propres, et ils fument en plus ! Mais, bon, faut bien que jeunesse se passe». Philosophe la daronne. Erdinc sait bien que c’est pas méchant. Question de génération, voilà tout.
Il avale la dernière bouchée de son petit-déjeuner.
« Satisfaction » jaillit du petit haut-parleur du poste. Ca lui file comme une espèce de niaque. Ca le rend optimiste. Les temps changent. Dans la bonne direction, semble-t-il, pour une fois. D’ailleurs dans les amphis ça commence à remuer, revendications pour de meilleurs locaux, du meilleur matériel, un meilleur accès pour les filles. Un meilleur avenir bordel. Pas laisser passer l’occasion. Les chances.
Tiens, et la musique, pourquoi pas ?
L’été prochain, décidé, il bossera dur, ils embauchent sur les quais pendant les vacances. Il pourra peut-être se payer la guitare qu’il reluque depuis pas mal de temps dans cette vitrine du centre-ville. Il a déjà commencé à choper quelques accords avec un mec de la fac. Motivé. Surtout qu’Hürryet, le quotidien le plus lu, a annoncé récemment le premier concours pour musiciens amateurs, le Altin Mikrofon, Microphone d’Or. Ok, un brin ringard le nom mais à la clé les dix groupes gagnants pourront enregistrer un 45 tours et tourner dans tout le pays.
Alors ?
Il se trouvera bien des gars sur le campus pour monter un petit combo et tenter l’aventure.
— Erdinc ! Tu vas être en retard !
— Oui oui M’man ! C’est bon, j’y vais !
Il écoute quand même jusqu’au bout le decrenscendo de Satisfaction, attrape sa musette, dévale les escaliers et, comme tous les jours, saute in extremis dans le tram qui redémarre déjà.
Pas du matin Erdinc…
En tous cas, good luck pour la suite. Je pense qu’elle va te plaire, question satisfaction…
… Nouveauté ? Oui et non…
… Car en 1965 l’intérêt du public turc pour le Rock est déjà une vieille affaire…
1947. La Turquie, comme le reste du monde, tente de se reconstruire. Alliée des américains durant la guerre, elle bénéficie du Plan Marshall pour l’aider à relancer son économie. Conséquence : une bonne flopée de yankees débarque dans le pays jusque dans les années cinquante. Et dans leurs valises ils ne trimballent pas que la brosse à dent et les chaussettes de rechange. Pour certains, planqués sous les caleçons et les chemises, un mange-disque et une poignée de 45 tours attendent leur heure. Shadows, Tornadoes, Ventures.

Du Rock and Roll instru…
… qui éléctrochoque la jeunesse locale, surtout dans les grandes villes. Peu à peu un marché propice à la musique occidentale voit le jour, entraînant une ouverture vers les radios étrangères. Le virus électrique se propage à vitesse grand V. Le putsch militaire de 1960 « soignera » cette « culture décadente » à la manière subtile que l’on sait. Cette parenthèse obscurantiste n’aura, on s’en doute, aucun effet. La déferlante anglaise déboule sur la planète et la Turquie, de nouveau réconciliée avec la démocratie, ne va pas être en reste.
68…
… Ca bouge, ça gronde. On commence à y croire à ce meilleur des mondes, mais surtout pas celui d’Aldous Huxley. « We want the world and we want it now ». La jeunesse turc s’envole elle aussi dans ce puissant et doux zéphyr libertaire. Du côté de ce bon vieux Rock and Roll ça s’agite, cogite, invite à toutes les expériences (Are you ?). Le binaire à papa s’entiche de clavecins, de sitars, de sonorités aliens trafiquées par des génies du bricolage sonore aux fins fonds des studios/labos de Londres, de San Francisco, d’ailleurs et au-delà, embrumés de volutes inspiratrices. Psychédélique devient le mot magique, le sésame de la révolution sonique ourdie par les disciples fous acquis à la cause du grand Phil Spector, maître de la bande passante universelle.

Jusqu’alors les artistes turcs…
… chantaient en anglais une Pop assez scolaire décalquée sur la production occidentale ou bien en turc dans une veine beaucoup plus traditionnelle. Dans le maelström général les barrières tombent. Le Folk séculaire d’Anatolie fusionne avec le psychédélisme Rock. Le chant continuera de s’exprimer en turc et le saz, luth traditionnel à long manche, donnera à ce mélange une identité et un son caractéristique.
L’Anadolu Pop, terme inventé par le claviériste de Moğollar, un des groupes fondateurs, signe son acte de naissance.

Une palanquée de groupes…
… vont faire éclore à travers toute la Turquie une scène riche et variée, certains accédant même à une petite reconnaissance internationale. Et puis, en 1980, douche froide. Les militaires, profitant de la crise économique qui frappe durement le pays, reprennent le pouvoir par la force. Les souvenirs aigres remontent à la surface. S’ensuit une longue période de ténèbres où la loi du flingue va museler toutes velléités de liberté. La première vague de la Pop anatolienne a vécu.
En 1983 le régime civil renaît de ses cendres. Malgré le parcours politique néanmoins chaotique qui va perdurer, une nouvelle génération de musiciens, peu à peu, émerge…
… Dont une certaine…
…Gaye Su Akyol…
Elle pousse son cri primal à Istanbul en 1985. Et ce ne sera pas le dernier. Du caractère la gamine.
Chez les Akyol on est artiste et mélomane. Classique pour madame, plutôt folklorique pour monsieur, le peintre Muzaffer Akyol, célèbre sur sa terre natale. Le grand frère, quant à lui, avoue un faible pour le Surf Rock, Sonic Youth, Nirvana ou encore Morphine. La jeune stambouliote pousse donc dans cette ambiance éclectique et éclairée qui lui donne des envies d’universalité. Les sons venus d’Occident la fascinent mais elle se sent profondément et avant tout turque. Séduite par la fusion des cultures, elle s’intéresse de près à ces groupes des années 60 et 70 qui télescopèrent l’électricité anglo-saxonne et la tradition orientale.
Après des études d’anthropologie…
… Gaye Su Akyol, qui a hérité des dons de son surréaliste Papa, s’essaye à la peinture avec un certain succès. Mais c’est la musique qui titille le plus sa fibre créatrice. Elle se lance alors dans l’aventure.
Grand bien lui en a pris…
Grand plongeon…
… dans l’underground stambouliote. Bien que majoritairement masculin, elle se sent parfaitement à l’aise au beau milieu de ce bouillonnement contestataire et inventif. Alors, c’est sans surprise que l’impétueuse se taille rapidement une solide réputation de talentueuse rebelle.
Son premier album, « Deverlerle Yaşiyorum », sort en 2014. Le mélange détonnant, entre une base classiquement Rock guitare/basse/batterie et des apports traditionnels comme les percussions, l’oud ou le cümbüs, pose les bases de la « Akyol touch ». Gaye Su y confirme au passage sa maîtrise d’un chant typiquement oriental porté par une voix profonde. Le message, quant à lui, in turkish in ze texte, annonce la couleur : poétique, revendicatif et libérateur. Inspiré par des artistes turcs engagés tel Zeki Muren ou Selda Bagcan. Pour autant, la portée de ce premier opus ne dépassera pas les frontières.
Rien ne semble devoir stopper…
… Gaye Su dans son élan. Deux ans plus tard, en 2016, « Hologram Ĭmparatorluğu » propulse la chanteuse à l’international avec, à la clé, les premières dates hors du bercail.
Fidèle au rythme biennal, c’est en 2018 que débarque « Istikrarli Hayal Habikattir », troisième baby de la prodige.
Istikrarli Hayal Habikattir
« La fantaisie constante est la réalité »
Concept séduisant. Gaye Su Akyol peaufine sa philosophie de la vie. L’idée : face à un monde de plus en plus matérialiste et brutal, il est nécessaire d’inventer une « contre-réalité », une « rêverie constante ». Faire contrepoids. Le neurone créatif au pouvoir !
Volonté qui se traduit évidemment dans la musique de notre diva qui signe là son album le plus achevé. Synthèse classieuse des deux premiers disques, confirmant haut la main le vieil adage affirmant que le tout est plus que la somme des parties. On retrouve avec bonheur ce mix furieux, taillé pour le live, de sons électriques entrelacés avec l’acoustique traditionnelle délivrée par l’oud, le saz ou le cümbüs, luth similaire au banjo.
« Istikrarli Hayal Habikattir »…
… morceau-titre, nous accueille sur un tapis de sons cosmiques issus d’un clavier certainement usiné sur quelque astéroïde des confins galactiques. L’ambiance est posée, psychédélique à souhait…
… Quand elle ne flirte pas avec le Surf Rock dont Gaye Su est une fan acharnée. « Laziko » et « Şahmeran » le prouvent haut les six cordes avec une guitare que Dick Dale himself n’aurait pas renié.
Gaye Su Akyol – Istikrarli Hayal Habikattir
Gaye Su Akyol – Laziko
Changement d’atmosphère…
… avec « Gölgenle Bir Başima ». Le climax se fait cold. Comme une aventure dans laquelle un Robert Smith aurait plongé son âme tourmentée dans le bain (La cure?) de jouvence d’un groove oriental délicieusement sombre et prenant.
« Meftunum Sana » enfonce le clou de l’envoûtement. Originalité de la trompette en ouverture. Basse énorme, groovy, qui tape au plexus. Guitare stratosphérique aux accents presque floydien. Solo de saxo inspiré en conclusion. Peut-être bien LE morceau de l’album.
Avec son rythme galopant, ses choeurs virils et sa guitare échevelée. « Halimiz Itten Beter » clôt la deuxième face avec ses allures d’épopée western. Gaye Su Akyol adepte du lyrisme d’un Ennio Morricone ? Et pourquoi pas…
Gaye Su Akyol – Gölgenle Bir Başima
Gaye Su Akyol – Meftunum Sana
Nouvelle corde à son arc…
… elle signe, avec son guitariste Ali Gu’clu’simsek, la production de cet album qu’ils vont, accompagnés de son groupe, défendre avec succès sur une tournée marathon de 18 mois sur les scènes de Turquie, du Moyen-Orient et d’Europe.
Fatiguée Gaye Su ? Visiblement non puisqu’il lui reste assez de niaque pour fonder son propre label, Dunganga Records, sur lequel elle va produire évidemment ses propres créations mais aussi celles de Lalalar, combo Electro-Pop d’Istanbul.
Artiste complète…
… également impliquée quant à l’aspect visuel, pochettes, affiches, tenues de scène, tournages et décors des clips, Gaye Su Akyol fait figure de surdouée. Talents multiples qui ne sont pas sans rappeler un certain David Robert Jones, autre touche à tout inspiré qui exerça son génie sous le pseudonyme de Bowie.

Artiste courageuse…
… dont l’engagement et la liberté d’esprit ne sont pas de vains mots dans la Turquie d’Erdogan.