Motown : après les douceurs des sixties, l’heure du funk réaliste.
« Papa Was a Rolling Stone », c’est l’histoire d’un maillon essentiel de l’histoire du funk, et de son évolution. Ainsi que l’ultime joyau du groupe le plus élégant des sixties… The Temptations !
“ Pourquoi le public aime-t-il autant les histoires de misère ? ”
Ainsi parlait Smokey Robinson au sein des bureaux de la maison Motown au début des années 70. Pour cet artiste faiseur de tubes, souvent légers et généralement optimistes, le questionnement semblait légitime. En 1971, les deux compositeurs Norman Whitfield et Barrett Strong avaient déjà composé quelques titres flirtant vaguement avec le drame (War et I Heard it Through the Grapevine).
Mais jusqu’ici la Motown se voulait une entreprise dédiée essentiellement au divertissement. Faire oublier l’injustice et les inégalités à la communauté noire en conservant classe et dignité était son principal objectif.
L’espoir et les illusions des sixties s’étant dissous dans le sang et les overdoses d’héroïne, la candeur des productions Motown ne fait plus recette au début des années 70. Même l’intraitable Berry Gordy, directeur et fondateur du label, se sent démuni devant une telle conjoncture. Whitfield et Strong, eux, comprennent que la tendance est au réalisme.
L’ère du neofunk
C’est dans son vécu, et principalement les drames familiaux vécus par des amis ou voisins que Barrett Strong puise les paroles de Papa Was a Rolling Stone. Et plus généralement, dans la tradition du blues. L’histoire d’un père de famille oisif, infidèle, “volant au nom du seigneur”, et retrouvé mort un 3 septembre.
« It was the third of September
C’était le 3 septembre
That day I’ll always remember, yes I will
Ce jour, jamais je ne l’oublierai, c’est certain
‘Cause that was the day that my daddy died »
Car c’est le jour où mon père est mort
Le texte se présente comme un dialogue entre les enfants et leur mère. Les couplets évoquent le souvenir de la mort du père, et l’image négative de ce dernier entretenue par son absence, aussi bien que par le ressentiment de la mère. Tandis que les enfants cherchent des réponses auprès d’elle, l’amertume la pousse sans cesse à répondre…
“ Papa was a rolling stone
Papa était un vagabond
Wherever he laid his hat was his home
Partout où il posait son chapeau, c’était sa maison
And when he died, all he left us was alone”
Et quand il est mort, il ne nous a rien laissés
Si ce titre est à jamais associé aux Temptations, ils ne sont pas les premiers à l’avoir enregistré. En 1971, Norman Whitfield et Barrett Strong le confient au groupe The Undisputed Truth. Jusque là, ils se sont surtout illustrés en tant que groupe d’accompagnement pour les stars de la Motown (Supremes, Temptations, Marvin Gaye…), et sont célèbres pour leurs shows scéniques et leurs tenues psychédéliques. Le titre est publié en single le 9 mai 1972, et figure sur le troisième album du groupe (Law of the Land – 1973).
The Undisputed Truth – Papa Was a Rolling Stone (1972)
Avec ses voix et sa section cuivre, le titre possède déjà un sérieux potentiel, seulement le groupe n’est pas assez célèbre. Bien qu’il obtienne une honorable 24ème place au classement R&B, Papa Was a Rolling Stone ne dépasse pas la 63ème au Billboard 100.
Norman Whitfield sent pourtant que ce drame familial peut conquérir un plus large public. Epaulé par les Funk Brothers et l’orchestre du Detroit Symphony Orchestra, il s’efforce de renforcer la touche groovy par une basse pesante, des claquements de mains, des effets de wah wah et un jeu de cymbale précurseur des courants disco et dance.
Funk progressif
Doté d’une intro instrumentale de presque quatre minutes (sur la version intégrale), avec ses violons, ses trompettes ascendantes, et ses passage hallucinés, la démarche s’inscrit dans le funk hypnotique et expérimental de Isaac Hayes, et celui plus psyché de George Clinton (Funkadelic).
Afin de mettre en valeur son travail, Whitfield également producteur, choisit The Temptations, fleuron de l’école Motown.
Seulement, on est loin de l’innocence et de la fraîcheur des hits My Girl (1965) et Ain’t Too Proud to Beg (1966). Le groove de l’instrumental possède une sensualité marquée. Quant au texte, il renoue avec les histoires tragiques du blues. Si Melvin Franklin, Richard Street et Damon Harris se plient à contre-coeur aux exigences de Norman Whitfield, le lead-singer Dennis Edwards (ayant remplacé David Ruffin en 1968) se montre extrêmement réticent. Ce dernier s’insurge du fait que les paroles comportent trop de similitudes avec sa propre existence. Comme dans la chanson, Edwards prétend avoir perdu son père un trois septembre…
En réalité, le père de Dennis Edwards est décédé le 3 octobre. Sans compter qu’initialement, le texte écrit par Barrett Strong n’était pas destiné aux Temptations. Il semblerait que le chanteur ait eu du mal à mettre de côté les différends l’opposant à Norman Whitfield, ainsi qu’une certaine aversion pour le rhythm and blues moderne. Sans scrupules, et sûr de son fait, le producteur va pousser Dennis Edwards dans ses retranchements, afin d’obtenir une interprétation tourmentée et presque rageuse.
Un accouchement dans la douleur, qui débouche sur un sublime standard, mais également sur l’éviction de Norman Whitfield et des Funk Brothers. Papa Was a Rolling Stone est aussi le second number one des Temptations (dans un format sept minutes !), et un véritable monument du rhythm and blues.
The Temptations – Papa Was a Rolling Stone (septembre 1972/version intégrale)
On compte pas moins de 80 reprises officielles de Papa Was a Rolling Stone depuis sa première publication. Une bonne dizaine rien que sur l’année 1973.
The Pioneers, groupe de reggae et de rock steady (rebaptisé ensuite The Slickers), en délivre une version conservant basse et wah wah, mais dans laquelle le rythme soutenu et le son roots insufflent une énergie nouvelle. Cerise sur le gâteau, les voix n’ont pas grand chose à envier aux Temptations…
The Pioneers – Papa Was a Rolling Stone (1973)
Evidemment, le petit Michael et les frères Jacksons sont aux premières loges lorsque le tube des Temptations émerge au sein de la maison Motown. Ils dopent le tempo, ajoutent une touche de sensualité frénétique, et intègrent le titre à leur répertoire lors de leur tournée 1973.
The Jackson 5 – Papa Was a Rolling Stone (1973)
De Sly Stone à Funkadelic, en passant par Kool & The Gang, le funk ne brille pas seulement par son groove entêtant et ses chants virtuoses. La majorité des formations du genre possèdent également un humour à toute épreuve.
Blow Fly, fabuleux groupe de scène, n’hésite pas à détourner le propos dramatique du titre original. Pour en faire une parodie scabreuse conservant toute sa sensualité…
Blow Fly – My Daddy Got The Biggest Dick (1976)
En 1982, le musicien de session Bill Wolfer saisit la chance qui lui est offerte de publier son premier album. Il délivre une reprise électro de Papa Was a Rolling Stone parfaitement dans l’air du temps. Dans les chœurs, on peut noter la présence d’un certain Michael Jackson…
Bill Wolfer – Papa Was a Rolling Stone (1982)
En 1990, le groupe Was (Not Was) ne révolutionne pas le titre. Pourtant leur mix au son industriel et agrémenté d’un flow rap, possède quelque chose de neuf et d’excitant. Du reste, le chant funky-soul n’est pas délaissé.
Was (Not Was) – Papa Was a Rolling Stone (1990)
Plus osée encore, cette version de Run C & W, cover band bluegrass très populaire pour ses reprises de soul dans le sud des Etats-Unis durant les 90’s. Ils remplacent le groove fiévreux de la basse par un banjo tantôt virevoltant, tantôt mystérieux. Le conte urbain des rues de Détroit est alors transposé sur les sentiers poussiéreux du Tennessee…
Run C & W (1994)
En 2010, lorsque le célèbre Phil Collins annonce la publication de Going Back, album constitué de reprises de titres Motown de sa jeunesse, on peut émettre quelques doutes quant au résultat. Pourtant, au milieu d’une œuvre assez inégale, on trouve cette version presque grandiose de Papa Was a Rolling Stone. Je dis “presque” car Philco n’a pas pris le risque de la remanier. Néanmoins, il faut du courage et beaucoup de talent pour aller jouer sur le terrain des Temptations sans se ramasser. Ayant réuni pour l’occasion les membres survivants des Funk Brothers, il délivre un groove sobre et très efficace…
Phil Collins (2010)
En Europe, on fait souvent l’erreur de penser que musique noire et rock sudiste ne font pas bon ménage. Le rock et la soul sont frère et sœur, quel que soit le courant, car ils ont vu le jour au même endroit, dans les états du sud. Quand ZZ Top sort son album Degüello (1979), c’est une évidence. Quand les Blacks Crowes font leur apparition au début des 90’s, c’est la consécration d’une belle descendance…
The Black Crowes (2022)
Avant la fin des années 70, et l’avènement du disco, les maîtres du funk se nommaient James Brown, Sly Stone, Georges Clinton, Isaac Hayes et Curtis Mayfield. Pourtant, le titre funk le plus célèbre de la planète était chanté par les Temptations. Papa Was a Rolling Stone est presque un chant du cygne pour le groupe qui ne connaîtra plus jamais un tel succès.
Seulement, après avoir contribué à populariser les différents courants du rhythm and blues, les Temptations se devaient d’apporter leur pierre à l’édifice funk. Une pierre rare, par sa beauté et son format atypique (pour le genre). Un long trip funk construit et obsédant, dont sauraient s’inspirer les serial lovers des seventies Marvin Gaye et Al Green.
Serge Debono