La bande de Shane McGowan : un collectif folklorique à l’esprit rock
Shane McGowan s’en est allé, et inévitablement, une larme coule sur le visage radieux dessiné par la musique des Pogues.
Pourtant, l’heure n’est pas aux regrets. Comme le disait Shane avec beaucoup de lucidité :
“Dans la vie, il faut jouir de tout, autant que l’on peut, et combattre la douleur que l’on doit subir en conséquence.”
Compte tenu du phénomène, et de sa philosophie, plutôt que de commémorer, il me semble plus judicieux de célébrer. Je m’en vais donc vous parler du folk irlandais, mâtiné d’esprit punk, développé par cette adorable crapule de Shane McGowan. Du style imparable des Pogues, et de leur sens de la fête…
The Pogues – Fiesta
L’histoire de Shane McGowan
Si Shane McGowan, leader emblématique des Pogues, est irlandais jusqu’au bout des ongles, il est né le 25 décembre 1957 dans le Kent, au sud-est de Londres. Néanmoins, ses parents qui s’étaient installés en Angleterre pour le travail, ont le mal du pays et regagnent la maison familiale de Carney, dans le comté de Tipperary. La mère est chanteuse et danseuse traditionnelle, quant au père, c’est un passionné d’écriture et de littérature. Shane passe ses six premières années dans une famille unie, grandissant au son de la musique irlandaise.
Il prétend avoir chanté et dansé sur la table comme le veut la tradition, dès l’âge de 4 ans. Shane McGowan raconte également avoir consommé sa première bière à l’âge de 5 ans. Peu de temps avant de fumer sa première cigarette, en lisant la bible avec sa grand-mère. “Une famille typique d’artistes irlandais” selon le chanteur des Pogues…
The Pogues – The Wild Rover
Afin de parfaire son instruction et profiter des meilleures écoles, le jeune Shane est envoyé en Angleterre. Malgré de bons résultats scolaires et des éloges de ses professeurs sur sa vivacité d’esprit, Shane a le blues de l’Irlande. Il trouve les règles de la vieille Angleterre trop strictes et regrette le folklore de son pays. Prenant son mal en patience, il compte les jours qui le sépare des prochaines vacances, et son retour au bercail.
Il passe alors pour un garçon timide et réservé. Jusqu’à son obtention d’une bourse d’études pour une entrée dans la section musique de la Westminster School. Là-bas, au contact d’autres expatriés, Shane McGowan apprend à libérer ses démons, fruits de l’exil et d’un alcoolisme précoce. Il a 15 ans lorsqu’il est expulsé de l’établissement pour possession de drogue.
The Pogues – Streams of Whiskey (BBC)
En 1976, Shane McGowan a 19 ans, il pratique la guitare et le chant, et écrit déjà ses propres textes puisés dans son expérience londonienne et la musique traditionnelle irlandaise.
Shane McGowan et le punk-rock
Mais le véritable déclic se produit lors d’un concert des Sex Pistols. Électrisé par leur énergie libertaire, il devient leur fan n°1, toujours placé sur le devant de la scène. Et se rebaptise temporairement Shane O’Hooligan.
Il se fait connaître d’une étrange façon. Lors d’un concert de The Clash, Shane embrasse une jeune fille dans le public, en retour, celle-ci lui mord l’oreille. Le lendemain, une photo de lui ensanglantée fait la une d’un journal, avec ce titre : “Cannibalisme à un concert des Clash”.
Au-delà de cet incident et de ses nombreuses apparitions lors des concerts filmés du mouvement punk, Shane vient d’avoir une révélation. Ayant grandi dans la vieille Angleterre thatchérienne, il adhère complètement à cette révolte. Il crée un fanzine nommé Bondage, et un groupe de punk rock, Nipple Erectors. Rebaptisés The Nips, ils parviennent à se faire une petite place dans les charts avec le titre Gabrielle…
The Nips – Gabrielle
Ce n’est qu’au fil du temps, voyant le mouvement punk disparaître, que Shane McGowan renoue avec le folk irlandais. En 1982, les Pogues voient le jour. Le nom provient d’une expression irlandaise « pogue mahone” que l’on peut traduire par “Embrasse moi le cul”.
Shane McGowan s’empare du micro, épaulé dans les compositions par Terry Woods et le banjoïste Jem Finer. Le flûtiste et chanteur Spider Stacy, la bassiste Cait O’riordan, le guitariste Phil Chevron, le batteur Andrew Ranken, et le pianiste James Fearnley reconverti en accordéoniste, complètent la formation à géométrie variable.
The Pogues – Boys from the County Hell
Il faut avoir conscience que ce premier album des Pogues, Red Roses for Me, est paru en 1984. Du folk irlandais au milieu de sons modernes comme Madonna, Michael Jackson, U2 et Depeche Mode. A l’instar de Chris Isaak, dans un autre genre, le collectif anglo-irlandais parvient à se frayer un chemin dans les hit-parades. Notamment leur deuxième opus Rum, Sodomy & Lash. Ce dernier fait un carton dans les charts anglais et européens.
Leur sonorités folkloriques et leur authenticité dénotent dans le paysage musical de l’époque. Mais c’est bien ce qui pousse une partie de la population, en particulier les nostalgiques du punk, à courir pour les voir en concert. Avec un frontman qui électrise les regards…
The Pogues – Sally MacLennane (BBC)
Si tout le monde connait la version des Pogues, Dirty Old Town n’est pas Irlandais comme le veut la légende. En réalité, ce morceau a été écrit et composé par le chanteur-militant Ewan MacColl, en 1949. Le texte fait référence à la ville de Salford (située dans la banlieue de Manchester) où Ewan a grandi et où il n’a pas de très bons souvenirs. Ewan MacColl l’enregistre une nouvelle fois en 1970, avec sa femme, Peggy Seeger, fille d’un autre chanteur militant côté américain, le parolier Pete Seeger.
Les reprises de Dirty Old Town sont nombreuses. Après son enregistrement en 1949, avec un son très folk, on peut noter la version des Dubliners en 1968. Et donc celle des Pogues en 1985, à la sauce irlandaise…
Dirty Old Town (BBC)
I’m a Man You Don’t Meet Every Day (Je suis un homme qu’on ne rencontre pas tous les jours). Un titre issu du répertoire traditionnel irlandais, et qui aurait parfaitement convenu à Shane McGowan. Mais l’esprit dissident des Pogues et de son leader s’exprime également dans leur manière de bouleverser les traditions. C’est donc la bassiste Cait O’Riordan qui s’exécute derrière le micro…
I’m a Man You Don’t Meet Every Day
Un fait que l’on mentionne peu souvent, et que bon nombres de personnes ayant vu les Pogues en concert peuvent confirmer. En plus d’un univers festif, et parfois onirique, le groupe possède une sacrée maîtrise.
Beaucoup d’entre eux, comme Shane McGowan, ont grandi aux sons des musiques folkloriques, si bien qu’ils semblent progresser à chaque minute. Sur leurs albums studios, ils se laissent même aller à éclipser les cadors du genre. Parfois en puisant quelques sonorités chez Ennio Morricone…
A Pistol for Paddy Garcia
Quant à Shane McGowan, prince de l’autodestruction, s’il titube et semble souvent au bord de la rupture, gardant en main verre et cigarette comme un prolongement de son corps, sous ses airs détachés, il laisse parler son âme tout en conservant un certain professionnalisme.
Comme dit le journaliste Nick Kent :
« Il fait preuve d’un attachement très romantique à son héritage celtique, mais ses manières, son attitude, sont celles d’un zonard punk londonien. Disons qu’il y a chez lui un délicat mélange d’aristocrate et de crétin. Shane n’a pas son pareil pour faire rimer académique avec bordélique. »
Dans tous les cas, avec son charisme de clochard céleste édenté, le folk irlandais est un genre qui lui sied à merveille…
Medley : The Recruiting Sergeant / Rocky Road To Dublin / The Galway Races
Les deux premiers albums des Pogues étaient produits par Elvis Costello. Mais ses fréquents accrochages avec les membres du groupe, ainsi qu’une relation amoureuse avec Cait O’Riordan l’incitent à s’éclipser. La bassiste quitte également le groupe. Non sans avoir enregistré au préalable une première version d’un titre amené à devenir le plus célèbre des Pogues…
Fairy Tale of New York résulte selon Shane McGowan, d’un défi lancé au groupe par Elvis Costello. “Écrire un chant de Noël”…
C’est le banjoïste Jem Finer qui s’y colle le premier. Il écrit l’histoire d’un marin irlandais dans le port de New York, songeant à son retour au pays le regard tourné vers le large. L’épouse de Finer n’aimant pas le texte lui suggère plutôt d’évoquer une conversation de couple le soir de Noel.
« J’avais écrit deux chansons complètes. L’une avec une bonne mélodie et des paroles merdiques. L’autre était un genre de conte, mais avec une mauvaise musique. J’ai donné les deux à Shane, il en a fait une mélodie façon Broadway, et la chanson était là. »
Il faut préciser que Shane McGowan (natif du 25 décembre), trouve la lumière alors qu’il est terrassé par une double pneumonie.
Kirsty McColl et Shane McGowan
La chanson est un dialogue entre une femme et son époux le soir de Noel. Ils évoquent leur première rencontre, leur premier baiser, puis le ton monte, et les reproches affluent, parfois sous forme de mots crus. Dans le contexte de Noël, le titre évoque également les profondes inégalités sociales existant dans les grandes villes.
L’idée est originale et la mélodie sublime. Seulement, le départ de Cait O’riordan oblige le groupe à trouver quelqu’un pour donner le change. Leur choix se porte sur Kirsty MacColl. Fille de Ewan MacColl, cette chanteuse est alors l’épouse de leur nouveau producteur Steve Lillywhite, célèbre pour son travail avec le groupe U2.
Le courant passe entre Kirsty et Shane. Et même un peu plus. Et pour cause. La famille McColl et ses idées d’extrême gauche ont tout pour lui plaire. Malgré leurs origines écossaises, leur soutien à l’Irlande contre l’oppresseur anglais s’accorde parfaitement avec les aspirations du poète-chanteur. Ce troisième album, If I Should Fall from Grace With God, est d’ailleurs résolument axé sur l’histoire politique de l’Irlande, ainsi que la situation vécue par sa population sur le sol anglais.
Kirsty MacColl partageait de nombreux idéaux avec Shane Mc Gowan, jusqu’à sa mort en 2000, survenue dans des circonstances douteuses.
Bien qu’il soit censuré à l’époque pour son langage fleuri, le titre Fairytale of New York devient rapidement un standard de Noel en Irlande et en Angleterre. Il est aujourd’hui le titre préféré des britanniques durant les fêtes de fin d’année.
The Pogues (featuring Kirsty McColl) – Fairytale of New York
Comme avec le titre Fiesta, flirtant avec le son des bandas espagnoles, il arrive aux Pogues de s’aventurer hors de leurs contrées.
Si le titre Turkish Song of the Damned provient d’un quiproquos entre Shane McGowan et un fan allemand le questionnant sur un morceau de The Damned, ses sonorités orientales sont le fruit de l’inspiration des Pogues. Par ailleurs, le texte révèle à nouveau la qualité d’écriture du chanteur, comme souvent, puisée dans la mythologie celtique.
Ici, il est question de légendes de pirates, de marins morts, de banshee, de peigne en argent, et de dette envers l’au-delà…
Je viens ce soir, vieil ami de l’enfer,
A travers la mer pourrie,
Ni les clous de la croix
Ni le sang du Christ
Ne peuvent t’aider ce soir.
Les morts sont venus réclamer leur dette.
Ils se tiennent devant ta porte.
Turkish Song of The Damned
Pour conclure, je vous propose d’abord un feat de légende pour un classique. Les Dubliners et les Pogues réunis sur le titre Whiskey in the Jar.
The Pogues (featuring The Dubliners) – Whiskey in the Jar
Et le titre Auld Triangle, complainte d’un prisonnier écrite par l’artiste vagabond Dick Shannon, et entonnée de manière bouleversante par Shane McGowan.
The Auld Triangle (BBC)
Durant les années 90, Shane McGowan ne parvient plus à mener de front, carrière et bataille contre ses vieux démons. Les Pogues poursuivent leur chemin sans lui. Joe Strummer assure l’interim pendant quelques temps. Par amitié. Mais il sait pertinemment que malgré son aura, personne ne peut remplacer Shane McGowan. Par la suite, Shane renoue avec les Pogues en certaines occasions, et forme deux nouveaux groupes (The Popes et The Shane Gang).
Shane McGowan nous a quittés le 30 novembre 2023, et l’âme des Pogues s’est envolée avec lui. Hormis peut-être pour un dernier hommage, il y a peu de chance pour qu’on revoit un jour le reste du groupe monter sur une scène. C’est sans doute mieux ainsi. Lorsque l’on perd « son âme », autant laisser les bons souvenirs nourrir la légende.
« Serge Debono