Dernière virée à Vinyle Land
— Bonjour m’dame, on voudrait écouter le Starshooter.
— Bonjour, mais dites donc les garçons, ça fait trois fois cette semaine que vous le demandez…
Elle est patiente madame Sallé.
On sent bien qu’elle a envie de lever les yeux au ciel. « P’tits cons ». Elle le pense tellement fort qu’on pourrait presque l’entendre. Mais c’est pas méchant. Elle est sympa madame Sallé et, mine de rien, question zique elle en connaît un rayon. Pas se fier à son allure plutôt classicos. Non non non. Vachement affûtée sur les dernières arrivées Punk ou New Wave, Une vraie pro.
— Bon, allez à la cabine, je vous le mets.
— Merci m’dame !
Avec mon pote Olivier…
… on file au fond du magasin s’enfermer dans la cabine d’écoute. C’est vrai, on reconnaît qu’on est un peu chiant par moments. Cette semaine ça fait déjà effectivement trois fois qu’on déboule et qu’on demande à écouter le Starshooter. Un super groupe avec des paroles marrantes qui vient de sortir son premier album. Du Punk français qui déboîte bien. Mais, bon, c’est les grandes vacances, on a du temps à tuer, alors on peut bien se marrer un peu non ?
Starshooter – Quelle Crise Baby
Le son jaillit…
… dans le petit réduit pas plus grand qu’une cabine téléphonique. Elle a mis le son à fond les ballons madame Sallé. On aime ça, elle le sait bien. Elle est cool quand même. Sauf une fois où on s’était partagé une goldo avec le Olivier. Là c’était sur du Cheap Trick je crois. Vachement malin les arpètes, croyaient peut-être que ça puerait pas la clope dans cette boîte de conserve. Comment on s’était fait ronflé ce jour là. En pétard la madame Sallé. Calibre Mammouth. Et puis, bon, ça s’était tassé. Pas rancunière la patronne. Mais qu’elle nous ait avoiné, c’était le minimum syndical, ça se comprend. Elle avait bien raison, des p’tits cons…

Dieppe. Été 78.
Les années bahut, la prochaine rentrée c’est cap sur le bacho, ça rigole plus. 16 balais au compteur, le placard est pas trop encore encombré. Quand on avait débarqué au lycée Jehan Ango on s’était retrouvé les plus minots. Fini la frime de la troisième où on roule les mécaniques de Grands Anciens. Là on rempile en classe baby. Mais ça n’a pas que des inconvénients. Les vieux de terminale nous rencardent sur des sons nouveaux venus d’Angleterre ou des US. « Lâche tes Rubettes de merde, écoute ça plutôt ». Bon, souvent ça frise la condescendance et ça nous met les nerfs en pelote. Mais on positive. Une bonne influence nous irradie et rares sont les semaines où nos tympans avides ne s’imprègnent pas de nouvelles pépites d’outre-Atlantique.
Ce déniaisage auditif…
… va forcément mener nos baskets vers l’Antre. Car si le Rock and Roll est une véritable religion, selon saint Lemmy, comme toute croyance indéfectible il se doit de posséder son temple, son église, sa chapelle sixtine ou plutôt sixties, vocable plus idoine quant aux divinités célébrées ici. Et dans cette bonne ville de Dieppe, 76200, Seine-Maritime, le lieu du culte (De l’Huître Bleue?) arbore fièrement « Disques Shop », in franglais in ze texte, au-dessus de son porche.
C’est là que les fidèles disciples…
… se rassemblent le samedi après-midi, généralement après avoir étanché leur soif d’un demi bien fraîchou, pépie consécutive à de moultes allers zé retours de la Grande Rue. Artère principale de la cité aux quatre ports, arpentée tant de fois et où tuer le temps était le meurtre récurrent de chaque week-end. Serial killers des après-midi interminables. Mais, heureusement, alleluya et be bop a lula, Disques Shop apparut, nous tendit les bras, nous ouvrit sa porte, tel l’oasis verdoyant accueillant le pèlerin affamé de corps et perdu d’esprit.
Cheap Trick – Clock Strikes Ten
La boutique est toute en longueur…
… Mais d’abord les vitrines. Que je vous narre par le menu. Une de chaque côté de l’entrée. Foisonnantes de nouveaux arrivages. Vinyle of course. Ne perdons pas de vue que nous sommes en pleine ère analogique, le néolithique du support audio, l’âge des cavernes de la Haute Fidélité stéréoïsante. Foisonnantes, donc disais-je, de toute cette belle cartonnade 31,3 par 31,3 (Soyons précis, saperlotte) disposée avec goût sur différents niveaux revêtus de tissu noir. Classe. Sobre. Ca en jette dans les mirettes.
Entrons, après vous, n’en faîtes rien…
… À gauche le comptoir. Ses casques d’écoute, ses platines juste derrière. À droite les rayons. Blues, Jazz, Pop, Rock, Variétoche et j’en passe. Le Classique c’est à l’étage. Un brin mystérieux le Classique. Un peu comme une secte. On y va jamais. Et puis au fond c’est le royaume de la cassette. Ok, moins cher, mais ça ne vaudra jamais une belle galette noire qui scintille sous le saphir. C’est dit. Et puis encore, aux confins des lieux, la fameuse cabine, fumoir d’un jour, machine sonique, magique, pour le grand voyage décibélique. Are you experienced ?
Alors commence le rituel.
L’agitation frénétique des doigts au-dessus des bacs bien classés par ordre alphabétique. Hors de question de rater une lettre. Passage en revue systématique. De Aerosmith à ZZ Top. On sait jamais, qu’on loupe le futur collector du siècle. On est là, fiévreux. Si on s’écoutait on en embarquerait la moitié. « Hé, t’as vu ? C’est quoi ce bluesman ? Vise la dégaine ! Comment ça s’appelle ? Hound Dog Taylor and the House Rockers… Génial ! Merde, qu’est-ce que je fais ? Cui-là ou le AC/DC ? Merde ! J’ai pas assez pour les deux !!! Merde !!! ». Cruel dilemme sur fond d’argent de poche.
AC/DC – Sin City
Kent et ses « Starshoot’ »…
… ont fini de vociférer « Betsy Party« . Pas loin de 19 heures. Fermeture. The song is over. Tiens, les Who, super aussi ça… On s’extirpe de la cabine. « Aur’voir M’dame ». On n’ose pas trop lui dire qu’on reviendra le week-end prochain le réécouter le Starshooter. Mais je crois qu’elle s’en doute un petit peu madame Sallé. Pas une perdrix de l’année. Et puis quand même on lui achète un disque de temps en temps, quand la haute finance est au beau fixe. Elle joue le jeu. Sympa madame Sallé. Y a pas à dire.
Du coup je me suis décidé pour le Hound Dog Taylor. Olivier, lui, s’est dégoté un George Thorogood.
— Bon, on fait quoi ? Tribunaux ? *
— Ouais, j’crois qu’y aura peut-être Mario et Marc.
— Cool !
* Café des Tribunaux, place du Puits Salé
Hound Dog Taylor – Roll Your Moneymaker
Le troquet…
… est à l’autre bout de la Grande Rue. Le temps de s’en griller une. J’extrait une goldiche du paquet. Dégaine le Zippo. Le Zippo, la Rolls du briquet qui pose son fumeur. Influence Gainsbarre reggaeman. Comme la veste de treillis dégotée au surplus amerlock que je vais traîner tout l’été sur mes épaules de gamin qui veut jouer à l’homme. Olivier, mon pote, c’est la pipe au bec qu’il se pavane. Une petite bouffarde courte. Ca et sa casquette de marin légèrement inclinée vers l’arrière, ça lui donne un look poète Beat, genre Greenwich Village. Suprême élégance de petit branleur.
Mais je m’égare…
… en digressions tabagiques. Mine de rien faut qu’on profite. En août ce sera boulot de vacances. Sur le port, comme tous les ans. En attendant quelques face A et Face B régaleront nos jeunes esgourdes en défrichage.
Pour la petite histoire :
Né en 1976…
… dans un minuscule local, rue d’Écosse, affaire réglée à l’arrache en trois jours et trois nuits, dit la légende, Gérard et Chantal Sallé déménage Disques Shop deux ans plus tard. Le local, plus grand, mieux situé en plein centre, Grande Rue, va donner l’opportunité au couple de développer un superbe magasin qui proposera également par la suite des instruments de musique.
Au décès de Chantal Sallé en 1993,
c’est François le fils, qui reprendra l’affaire jusqu’en 2018, date à laquelle il met la clé sous la porte, ne pouvant lutter contre Internet et le mp3. « Time they are a changing » comme dirait le Bob. Une belle aventure de 42 ans qui aura permis, entre autres, à une tripotée de mômes, dont je faisais partie, de découvrir une non moins tripotée de groupes et d’artistes génialissimes. Bon, je vais pas vous la faire « c’était mieux avant » mais cette époque où on partait en virée chez le disquaire du coin, retrouver les potes et refaire le monde à grand coups de médiators imaginaires, c’est une madeleine que je ne rechigne pas à savourer de temps à autre.
À Chantal et Gérard, encore merci.
PS : j’ai fini par l’acheter ce satané Starshooter !!!