Une nouvelle écrite par Serge Debono et illustrée par José Correa
Cultures Co vous propose de faire escale dans l’Amérique sombre des années 80, afin de saluer Tom Waits dans un récit fictionnel.

Un artiste incontournable, dernier tenant de la Beat Generation, et ambassadeur d’une contre-culture aujourd’hui révolue…
« Ce que je recherche ? Je n’en sais rien. Je ne fais qu’une chose à la fois. Atteindre un but ? Non, je ne fonctionne pas comme ça. C’est une image un peu sportive pour moi. Chacun grandit et agit à son rythme, avec ses propres idées. Je ne mesure pas les choses en termes d’accomplissement. »
Ainsi s’exprime Tom Waits, explorateur du monde et de l’âme humaine, poète urbain sublimant la tragédie quotidienne des marginaux et des exclus. Un genre de clochard céleste égaré dans une époque consumériste. Tom Waits, un artiste comme on en fait plus, qui a peint le décor de l’histoire que je m’apprête à vous conter…
Tom Waits – Jockey Full of Bourbon
KILL YOUR IDOL, l’Amérique déglinguée de Tom Waits
En cette fin d’après-midi de décembre 1985, tandis que la nuit s’invite de manière précoce, la pluie s’abattant sur la 3ème avenue commence à s’infiltrer à l’intérieur de ses chaussures. Voilà une heure que Chester Matthews est planté devant la vitrine du Blue Note. Tom Waits donne un concert à l’intérieur. Chester a la musique du Rain Dog dans la peau. Ses contes urbains, sa poésie déchirante et ses cartes postales d’exclus trempés dans la bière et le whiskey, le bercent depuis le lycée.

Depuis peu, grâce à un autoradio à cassettes acheté à Harlem, Tom Waits s’invite aussi dans son taxi. Pourtant, ce soir, c’est un jeune redneck présent aux abords de la scène qui occupe toute son attention…
Tom Waits – Rain Dogs
Depuis quelque temps, Chester se sent un peu comme Travis. Ce chauffeur de taxi incarné par Robert De Niro dans le film Taxi-Driver. Comme lui, sa morne existence new yorkaise a fini par consumer l’espoir et la joie de vivre qui l’animait autrefois. Bien sur, s’il n’avait pas échoué il y a dix ans à son examen d’entrée dans une école de journalisme. Si son père n’était pas décédé le jour de sa rencontre avec Barbara… Et enfin si Chester ne s’était pas associé à un courtier véreux dans le but de faire fortune, il aurait sans doute vécu heureux. Avec Barbara travaillant ses pas de danse, et lui ses articles.
Mais l’existence est ainsi faite, conduisant certains sur les routes pavés de la gloire, et d’autres sur des chemins de perdition. Tout se joue sur des détails. Des circonstances défavorables. Un bon ou un mauvais timing. Alors à quoi bon continuer à espérer quand les planètes refusent de s’aligner, et que le sort se joue de vous.
Tom Waits – Whistlin’ Past The Graveyard
En 1984, quand Chester apprit que Tom Waits venait s’installer à New York, il ne put retenir un cri de joie. Assis sur le canapé de son modeste salon, il balança le journal sur la table basse et se mit à danser. Comme chacun peut le faire lorsqu’il est seul, et ressent le besoin de célébrer une bonne nouvelle.
Les jours suivants, il s’efforça de savoir où l’ambassadeur blu-jazz de l’amérique avait prévu d’élir domicile. Il était parfaitement conscient qu’un californien, malgré son héritage littéraire, sa filiation avec Kerouac et Ginsberg, et ses influences européennes, avait peu de chance de s’éterniser dans la grosse pomme. Après le célèbre et néanmoins piteux Tropicana Hotel de Los Angeles, il ne pouvait que s’établir au légendaire Chelsea Hotel.
Là où Leonard Cohen avait vécu une brève idylle avec Janis Joplin, et où Bob Dylan avait composé le sublime Sad Eyed Lady of the Lowlands.
Tandis que Tom Waits vivait ses premières journées dans le nord de l’Amérique, un taxi jaune passait ses nuits stationné de l’autre côté de la rue, un objectif longue portée dépassant de la fenêtre conducteur…
Tom Waits – Heartattack and Vine
Voilà déjà quelque temps, que seul dans son taxi, Chester sent son esprit divaguer. La solitude et les regrets ont lentement dévoré sa conscience, et son seul et unique dessein est de comprendre un rêve récurrent. Un rêve dans lequel il se voit à un concert de Tom Waits, dégainant une arme qu’il pointe sur son idole.
“Kill Your Idol”
C’est devant cette inscription figurant sur un T-Shirt suspendu dans un étalage de Time Square, que Chester eut une sorte de révélation. Représentant la crucifixion du Christ sous un jaune fluorescent, ce gadget commercial avait eu une impact certaine sur la tournure à donner à son existence.
Tom Waits qu’il vénérait depuis des années pour son intégrité, à la fois ancrée dans la vieille amérique, celle des aventuriers, des hobos voyageant à l’arrière des trains de marchandises, et se nourrissant des excentricités de ce pays contradictoire, et celle des chercheurs d’or, des bâtisseurs d’empire jamais rassasiés, Tom Waits était devenu le joyau, le symbole du rêve inassouvi qu’il fallait anéantir afin de trouver la paix. Dans ce monde, Chester n’avait pu jouer son rôle de créateur, d’enchanteur, il se devait maintenant de finir en beauté. De brûler tel un feu de joie, incompris mais reconnu. Plutôt que de s’éteindre lentement, à petit feu, dans l’anonymat.
Seulement, il sentait qu’une main tendue ne serait pas du luxe pour mettre son plan à exécution. Le hasard, bien aidé par le désespoir, allaient bientôt lui fournir l’aide dont il avait besoin…
Tom Waits – Get Behind The Mule
Quand Chester fit la connaissance de Marisa, au printemps 85, il ignorait que cette jeune cubaine espiègle au physique avenant pouvait prendre une place importante dans sa vie. Son nouveau projet ne laissait aucune place à l’amour, à l’attachement. Chester voulait en finir, et n’envisageait qu’une seule issue à son parcours chaotique.
Après leur rencontre dans un hotel de Gun Street où Marisa exercait un emploi non déclaré de femme de ménages, il comprit qu’il ne serait pas seul dans son entreprise, même s’il rechignait à impliquer une jeune fille au bord du désespoir.
Marisa travaillait sans relâche depuis quatre ans, mais la terre de la liberté opérait une sélection stricte sur son immigration. Au bout du rouleau, cette diplômée en sciences humaines était prête à risquer le peu qui lui restait, pour vivre une aventure excitante. Pour se sentir vivante, et plus qu’un rouage insignifiant aux yeux de la société américaine.
Tom Waits – Gun Street Girl
Chester finit par céder, laissant Marisa apporter sa contribution. Grâce à elle, il possédait deux places pour un concert à venir au Blue Note. Il avait déjà pu y admirer Tom Waits à deux reprises. Deux concerts fabuleux lui laissant un goût de paradis. Cette fois, armé d’un Colt Cobra acheté à l’un de ses collègues taxi, soi-disant pour se protéger, c’est lui qui allait mettre un terme au spectacle, emportant son idole avec lui. Jusqu’en enfer…
Tom Waits – Chocolate Jesus
Chester avait tellement visualiser la scène vécue dans son rêve, qu’il était certain de ne pas craquer. Seulement, l’ennui et les nombreuses journées le séparant du concert, finirent par le faire gamberger. Était-il capable d’accomplir cette ignoble besogne, tel Mark Chapman tirant sur John Lennon ?
Chester rejetait toute ressemblance avec cet illuminé. Sa conviction n’avait rien de religieuse, ni de fanatique. Elle relevait d’un devoir, et d’un long cheminement de pensée l’ayant conduit à cette conclusion. Il ne ressentait pas d’impatience, et n’avait aucun besoin d’agir ainsi. Simplement, il était persuadé d’avoir eu accès à son destin, et que cette fin était écrite. Il s’en était donc accommodé.
Pourtant, la veille au soir, lui qui connaît si bien New York, s’est perdu dans les brumes de la ville qui ne dort jamais. Recueillant au passage un autostoppeur. Un jeune punk emmitouflé dans une veste à capuche. Avant que Chester ne le dépose à Union Square, avec son cheveux roux dressé, sa peau blanche et ses yeux écarquillés, le jeune gars avait formulé dans un langage quasi shakespearien, une sorte de pensée philosophique…
“Réussir sa vie ne veut rien dire. Et la reconnaissance, aussi désirable soit-elle, est inutile si tu n’as pas d’amour propre. Aucun accomplissement ne vaut une belle émotion, aucun projet n’est valable s’il ne conduit pas au plaisir.”
Tom Waits – On a Foggy Night
Coiffé d’une perruque aux boucles brunes, portant lunettes de soleil, veste kaki et pantalon treillis, Chester est méconnaissable. Planté devant l’enseigne du Blue Note et trempé de pluie, il se décide enfin à entrer. A cette heure-ci, Marisa est sûrement déjà en place, au milieu de la foule.
A l’entrée, le videur le dévisage longuement mais s’écarte en voyant son ticket. Chester pénètre à l’intérieur. La majorité des spectateurs se sont agglutinés près de l’artiste, et il n’a aucun mal à s’octroyer une table sur le côté gauche de la salle. Il commande une bière et s’assure qu’une approche de la scène est possible.
De son poste, Chester peut voir Tom Waits s’exécuter devant le micro. Il a déjà mis le public dans sa poche, et semble particulièrement inspiré. Tandis que son regard se perd dans le vide, tentant de s’assurer qu’il n’est pas en train de faire fausse route, il est assailli par le souvenir inoubliable des concerts auxquels il a eu la chance d’assister.
Chacune de ces soirées lui avaient permis d’ensoleiller son existence, ne serait-ce que quelques jours…
Obsédé par ses rêves récurrents, et convaincu qu’il était temps de donner un tournant à son existence, fut-il le dernier, il n’avait pas réalisé à quel point son projet pouvait sembler dénué de sens. Et contraire à ses valeurs morales d’autrefois. Oui, ces derniers temps Chester a clairement basculé vers un point de non retour. Dans son esprit, Tom Waits n’est plus un artiste talentueux. Il n’est même plus un être fait de chair et de sang. Plutôt un genre de spectre ayant contribué à faire de Chester un type résigné, se contentant des plaisirs les plus simples que la vie avait à offrir. Une icône bidon qu’il a cru bon d’admirer, abandonnant dans sa dévotion le peu de confiance et d’amour propre qu’il possédait.
Chassant les derniers doutes parasitant ses intentions, Chester vient de repérer Marisa au milieu du public. Celle-ci hoche la tête en signe de connivence.
Eggs and Sausage
Le moment approche, Chester descend sa bière et se lève machinalement. Il ne peut s’empêcher de repenser aux mots du jeune punk. Qu’a-t-il bien voulu dire ? Il était sans doute bien perché. Pourtant Chester craint que la vie, dieu, ou quelque chose d’étrange, n’ait tenté de lui délivrer un message. Le plus fort est qu’il ignore si ce dernier venait infirmer ou confirmer le bien fondé de son action à venir. Mais le temps presse. Trop tard pour reculer.
Chester pénètre à l’intérieur de la foule présente devant la scène du Blue Note. Marisa guettait son arrivée. A peine aperçoit-elle son visage qu’elle se laisse choir sur le sol telle une poupée de chiffon.
Comme Chester l’avait prévu, il ne faut que soixante secondes au public pour sentir qu’un corps inerte freine la course de leur bonheur…
L’esprit de solidarité, l’intérêt commun, ou le résidu d’une conscience ancestrale se manifeste alors sous ses yeux. Le public se détourne progressivement du spectacle et de Tom Waits, pour s’enquérir du sort de Marisa. Chester en profite pour s’approcher de la scène. Mais il n’est pas le seul à agir ainsi. Le jeune redneck aperçu un peu plus tôt à travers la vitrine, se tient courbé face à la scène, une lame de couteau prolongeant son bras hésitant.
En cet instant, Chester réalise qu’il est le seul à savoir que Marisa ne risque rien, et que Tom Waits s’apprête à rejoindre les nombreux fantômes du blues. Il songe que bien des critiques verraient dans ce meurtre sauvage, une fin attendue pour un artiste autodestructeur, incitant le citoyen américain à regarder en arrière, et à se détourner de la norme. Il serait martyr durant quelques semaines, avant de devenir un exemple à ne pas suivre. Sa poésie oubliée, sa pensée humaniste déformée. Et son esprit libre laissé pour mort.
Tel un badaud au coin de la douzième rue, un samedi soir à quatre heures du matin…
Tandis que Tom Waits, alerté par l’agitation, a interrompu sa partie piano, Chester arme le chien du Colt Cobra dissimulé dans sa poche, et le brandit devant lui. Tom Waits a quitté son personnage de conteur pour revenir à la dure réalité, et s’apprête à descendre dans le public. Le corps du jeune redneck rampant arme au poing dans l’ombre de la scène échappe complètement à sa vigilance. Chester contemple cette scène surréaliste, presque animale. Une bête chassant sa proie, qui l’ignore pour un simulacre.
Encore quelques secondes, et la lame du cran d’arrêt va transpercer le flanc de Tom Waits… Au bord de l’estrade, ce dernier hésite encore à sauter parmi la foule agglutinée. Chester se décide alors à appuyer sur la détente, mettant un terme définitif au spectacle.
Clap Hands
Chester Matthews a-t-il braqué son arme sur le jeune redneck ? Ou bien s’en est-il tenu au plan de départ, en exécutant son idole, Tom Waits ? Autant de questions, qui, si vous avez suivi l’histoire, doivent vous tarauder l’esprit. Tout ce que je peux vous dire, c’est que le jeune redneck a finalement reçu la balle dans l’épaule. Aux dernières nouvelles, Marisa travaillait dans un centre de réinsertion du côté de Jerez (Mexique), Chester ayant bien pris soin de ne pas la nommer dans sa déposition.
Enfin, Chester Matthews s’est vu remercié par Tom Waits de la plus belle des manières, puisque quelques mois plus tard, il a cosigné un titre pour le Rain Dog. L’histoire d’un illuminé qui décide de sacrifier l’artiste qu’il idolâtre, avant de le sauver. Un conte de rue… pour une fin à l’américaine.
Hang Down Your Head
Serge Debono