Le standard incandescent des 50’s
De Little Willie John au succès de Peggy Lee, d’Elvis Presley à Madonna en passant par Buddy Guy et les Cramps, c’est l’histoire de Fever, ou la chronologie d’un titre charnière dans l’histoire de la musique, ayant contribué à libérer les corps et les esprits.
“You give me fever, when you kiss me
Tu me donnes la fièvre, quand tu m’embrasses
Fever when you hold me tight
Fièvre quand tu me serres fort
Fever, in the morning, fever all through the night”
Fièvre, le matin, fièvre toute la nuit
Aujourd’hui, de telles paroles font à peine sourciller. Mais en 1956 ! Le choix du mot “fièvre”, généralement utilisé pour évoquer la maladie, n’est d’ailleurs pas anodin. Il recèle encore la culpabilité du désir.
Un titre écrit à quatre mains
Le soul man Joe Tex prétend avoir écrit l’ébauche de ce texte osé en 1955, et l’avoir vendu pour 300 dollars à King Records dans le but de payer son loyer. Evidemment, à l’époque, il n’imagine pas une seconde le succès qu’il va générer.
Le chanteur Eddie Cooley en hérite et songe sérieusement à en faire un tube. Pour cela, il demande l’aide du talentueux Otis Blackwell. Ce dernier a bien enregistré quelques titres en solo, néanmoins il cherche encore celui qui lui permettra de se faire un nom. Pour accompagner le texte proposé par Eddie Cooley, il décide de s’inspirer d’un air de Merle Travis (Sixteen Tons).
Ambiance mystérieuse, claquements de doigts, swing moite et sensuel. Les deux compositeurs parviennent à convaincre Little Willie John, jeune interprète de R&B, d’en faire son premier single. Publié en mai 1956, quelques semaines avant le sulfureux Be-Bop-a-Lula de Gene Vincent, le succès est énorme. Plus d’un million d’exemplaires vendus sur le sol américain.
Little Willie John – Fever (1956)
Une réussite qui permet à Otis Blackwell de devenir quelques semaines plus tard le nouveau compositeur d’Elvis Presley. En sa compagnie, il signe des titres comme Don’t Be Cruel, Return to Sender, ou encore All Shook Up. Il est également l’auteur de Breathless et Great Balls of Fire pour Jerry Lee Lewis.
La même année, Sandra Meade, chanteuse de R&B, en livre la première version féminine. Malgré les chœurs soul et la teinte groovy, il y a de fortes chances pour qu’elle ait inspiré la célèbre version de Peggy Lee…
Sandra Meade – Fever (1956)
Le titre s’encanaille dès l’année suivante, avec le timbre envoûtant et la voix charmeuse de Earl Grant. Une superbe version mâtinée d’orgue hammond…
Earl Grant – Fever (1957)
“Everybody’s got the fever
Tout le monde a la fièvre
That is something you all know
C’est quelque chose que vous connaissez tous
Fever isn’t such a new thing
La fièvre n’est pas une nouveauté
Fever started long ago”
Elle existe depuis longtemps
En 1958, la star du jazz Peggy Lee sonne l’heure de la révolution sexuelle de manière précoce. En tant que femme, obtenir un succès avec un titre aussi osé, deux ans avant l’explicite I Just Want to Make Love to You de Willie Dixon repris par Etta James, relève de l’exploit.
Héritant à son tour du titre de Joe Tex, Peggy Lee décide de préciser la chose et de banaliser le désir en ajoutant le couplet précédent, et quelques autres. Les suivants mentionnent des couples célèbres comme “Captain Smith and Pocahontas”, ou encore “Romeo and Juliette”, essentiellement dans le but de légitimer l’attirance physique entre deux êtres. Il faut noter que Peggy Lee n’ayant rien demandé, elle ne sera jamais créditée pour ces modifications.
Les cuivres ont cette fois totalement disparu, et l’instrumental épuré est seulement rythmé par les claquements de doigts et la contrebasse de Joe Mondragon. Ainsi que les roulements de tambour sporadiques de Shelly Manne, semblables à des coups de reins.
Aujourd’hui, concernant la performance vocale de Peggy Lee on parlerait de “chant tout en sobriété”, ou d’une “interprétation élégante”. Mais à l’époque, son flegme érotique conjugué aux “I’m on fire !” laissaient transparaître de manière subtile une certaine incandescence…
Peggy Lee – Fever (1958)
Le succès de cette version est colossal et international, au point que Fever est aujourd’hui encore, associé au nom de Peggy Lee.
Très vite la France livre sa version du nouveau tube dans la langue de Molière. Une version passée inaperçue. Pourtant, la franco-italienne et polyglotte Caterina Valente, joue sur un certain parisianisme, très populaire à l’époque, en chanson et au cinéma. Le phrasé de maquerelle en impose et fascine, d’autant qu’il est doublé d’une certaine élégance façon Arletty.
Caterina Valente – 39 de Fièvre (1959)
En 1960, Elvis Presley publie son quatrième album (Elvis is Back), le premier depuis son retour de l’armée. Sa version de Fever prouve à quel point le chant du King se suffit à lui-même. Claquements de doigts, contrebasse et léger écho dans la voix, Elvis excelle dans la simplicité, et ajoute une dose non négligeable de sensualité fiévreuse…
Elvis Presley – Fever (1960)
Plus connue chez nous pour ses nombreux rôles au cinéma (Le Kid de Cincinnati, Tommy), au début des sixties Ann-Margret était considérée aux Etats-Unis comme la version du King au féminin. Née en Suède, cette chanteuse d’une grande beauté possédait un vrai talent d’interprète. La preuve, avec cette reprise bluesy entrainante, et particulièrement séduisante…
Ann-Margret – Fever (1962)
En 1964, les Kingsmen ont pour habitude de reprendre ce titre en concert. Moins cadencée, leur version jette un pont entre le R&B et le rock. Même si pour l’occasion, le sublime filet de voix de Mike Mitchell abandonne la sauvagerie à l’organiste Barry Curtis, il étire le morceau jusqu’à le ramener au blues…
The Kingsmen – Fever (1964)
Tant de reprises fascinantes en si peu de temps. On en compte cinq durant la même année (1964). La jeune Helen Shapiro, teenage-star du rock britannique, en délivre une excellente version. Marquée par un tempo contagieux, un brin de nonchalance dans le phrasé, et une guitare presque psychédélique ponctuant la rythmique…
Helen Shapiro – Fever (1964)
A cette époque, le jazz subit déjà l’influence afro-cubaine. Sarah Vaughan surfe sur la vague, avec beaucoup d’élégance…
Sarah Vaughan – Fever (1964)
En 1964, Claude Nougaro fait connaître le titre en France. Il s’amuse du double sens de Fever, dans une version intitulée “Docteur”. Malade d’amour, son antidote est aussi la source du mal…
“Elle seule, est en même temps, la maladie et le docteur”
Claude Nougaro – Docteur (1964)
Anciennement nommée Rick & The Raiders, les McCoys du guitariste Rick Derringer restituent parfaitement la tendance rock instiguée par la vague britonne. La basse cadence déjà dans le style des Zombies, cette reprise des Kids de l’Indiana (USA).
The McCoys – Fever (1964)
En 1966, le chansonnier italien Bruno Lauzi le rend célèbre dans la botte transalpine. S’il détourne le texte pour son récit un peu fantaisiste de la campagne du général Garibaldi (Garibaldi Blues), il conserve l’élégance du titre originel. De plus, le phrasé de la langue s’intègre parfaitement dans la mélodie…
Bruno Lauzi – Garibaldi Blues (1966)
En 1968, la révolution sexuelle anticipée par Peggy Lee, est enfin en marche. La sensualité exacerbée du morceau devrait séduire le courant hippie, mais le rock psyché délaisse les sonorités satinées des 50’s. On pourrait s’attendre à voir Janis Joplin se l’approprier et l’embraser, mais c’est un pur bluesman qui s’en charge.
La version brûlante de Buddy Guy est une véritable exaltation des sens. Son subtil jeu de guitare dégouline de stupre. Son chant, susurré, hurlé ou soul, est un modèle de luxure musicale. Enregistré en live, son interaction avec un public en transe façon juke joint, ne fait qu’augmenter la température. Une grande version.
Buddy Guy – Fever (1968)
Moins affectée, moins impatiente, et sans doute moins torride, la version reggae de Junior Byles arrangée et produite par Lee Scratch Perry, se laisse tranquillement écouter. La mélodie est modifiée, mais la basse lancinante maintient une certaine tension. Une belle production, fruit des douces années du reggae roots…
Junior Byles (1972)
Durant la première partie des seventies, la crème du glam-rock a de belles références et n’hésite pas à piocher dans les standards des 50’s. De passage chez John Peel (BBC), Brian Eno et son groupe The Winkies optent pour une version blues-rock presque pesante…
The Winkies (1974)
Le sérieux de ce titre méritait bien une parodie. Aux Etats-Unis, le passage en 1976 de l’artiste Rita Moreno dans le célèbre Muppet Show reste mythique. Son duo avec Animal, le batteur des Muppets inspiré par Keith Moon (The Who), allie humour et sensualité, pour une cover drôle et agréable…
Rita Moreno & Animal (1976)
Compte tenu de la sensualité qui émane du duo Lux Interior et Poison Ivy au sein des Cramps, et quand on connaît leur passion pour les vieux titres de blues et de rockabilly, on ne s’étonne pas de les voir reprendre Fever. Une version épurée, sombre et inquiétante, exécutée avec un infini respect…
The Cramps (1980)
Une version acoustique, totalement brute. Ni écho, ni effets. Bob Weir, chanteur du Grateful Dead, n’était sans doute pas le plus grand vocaliste de sa génération. Mais ce dingue de blues avait un chant émouvant, et c’est bien là l’essentiel. En 1989, lors d’un concert organisé par Jerry Garcia, accompagné du bassiste Rob Wasserman, il délivre une superbe version de Fever..
Bob Weir & Rob Wasserman (1989)
On peut reprocher bien des choses à la Madone de la pop, pourtant il faut lui reconnaître une chose, malgré son statut de star internationale, Madonna a souvent pris le risque de décevoir son public en expérimentant de nouvelles sonorités.
En 1992, elle s’attaque au fameux standard. Fever étant un titre à forte connotation sexuelle, elle semble parfaitement légitime pour le reprendre. A l’époque, l’interprétation de Peggy Lee connaît une seconde jeunesse grâce à une célèbre publicité. Mais plutôt que d’en livrer une version fidèle, Madonna préfère opter pour un dépoussiérage total. Rythme jungle et sonorités dance viennent soutenir un chant sans esbrouffe…
Madonna (1992)
Le cinéma a souvent emprunté Fever pour illustrer des ébats ardents, ou simplement le désir tiraillant un protagoniste. Dans l’excellent Blue in the Face (Brooklyn Boogie en français) de Wayne Wang et Paul Auster, le personnage de Violet (Mel Gorham) se farde devant son miroir avant son rendez-vous amoureux, en chantant le fameux titre. La video étant soumise à une limite d’âge, je vous invite à la consulter sur Youtube.
Mel Gorham (1995)
Multi-instrumentiste, Eva Cassidy était une grande chanteuse. De celle qui privilégie l’émotion à la technique, même si elle n’en manquait pas. Sa version music-hall de Fever, ravive les percussions, donne des envies d’aller s’enivrer dans un pub houblonné, et de laisser la fièvre monter lentement…
Eva Cassidy (1996)
A la fin des années 50, certains parents éteignaient la radio, ou bouchaient les oreilles de leurs enfants lorsque Fever était diffusé. Avec le temps, les paroles sulfureuses de Joe Tex et Peggy Lee sont presque devenues désuètes, tant la pop musique et la révolution sexuelle ont favorisé notre émancipation. Néanmoins, il est bon de se souvenir des pionniers. Ceux qui usaient de métaphores et de subtiles tournures mélodiques, ceux qui bravaient la censure. Et cela dans un seul but : libérer nos esprits étriqués.
Serge Debono