Les bombes pacifiques d’Alex Senna
Frisquet ce matin.
Enfin, c’est ce que je me dis en voyant les passants encapuchonnés dans leurs manteaux. Le froid, moi, je ne sais pas ce que c’est. Comme le chaud. Par contre l’odeur de la pluie sur le bitume après l’orage, je la respire. Le son de l’orchestre qui joue parfois dans le bar en face, je l’entends. C’est drôle, c’est comme si je ne ressentais que les trucs agréables. Tant mieux . Ca me rend heureux. Les gens qui habitent cette rue aussi. Je les connais bien, depuis le temps que j’y vis. J’y suis même né, tiens !
Bon, je me rappelle pas bien.
Il faisait très beau je crois. D’abord j’ai senti mes bras, mes jambes pousser petit à petit. Oui, pousser… Comme une plante. Et puis je me suis mis à entendre. Mes oreilles devaient prendre forme. Il y avait un son bizarre. Comme des « pshiiiit » à intervalles irréguliers, plus ou moins longs. Après mon nez a du faire son apparition parce que j’ai senti une odeur forte et piquante qui le devenait encore plus à chaque « pshiiit ». C’était étrange de se matérialiser comme ça, peu à peu… Mais c’était pas fini. Pour commencer, une faible lumière, comme dans une brume. Et d’un coup, c’est devenu aveuglant. J’avais un peu la trouille quand même. Et ça s’est calmé. Tout est devenu net progressivement. Il y avait un type devant moi. De la main il secouait un petit bidon. Un petit brouillard noir en sortait. Et à chaque fois il y avait le « pschiiit ». Et plus il y avait de « pschiiit » et plus j’apparaissais, plus je vivais et mieux j’y voyais. Il devait terminer les yeux.
Alors j’ai regardé.
Tout ce que je pouvais. La ville tout autour, immense. Le ciel, les nuages. Les couleurs. Les gens dans la rue. Des petits, des grands, des jeunes, des vieux, des contents, des pas jouasses. Le gars a fait quelques pas en arrière. Il a discuté avec d’autres types. Il m’a regardé. Un bon moment. Il souriait. Il avait l’air content. Moi aussi, d’être là, d’exister . Et encore plus maintenant. Ben oui, quelques temps plus tard, il est revenu. Il y avait de la place sur le mur d’en face. Maintenant j’ai une copine. Plutôt mignonne. On passe la journée, chacun de son côté, à lorgner les badauds.
Et puis il s’est passé un truc incroyable.
On sait pas comment mais c’est arrivé. Un jour, comme ça. On s’en fout ça marche. Mais attention faut qu’il fasse nuit. Et surtout bien gaffer qu’il n’y ait personne dans les parages. Alors on passe des heures, tranquilles, à se balader, à découvrir la ville. Parfois même on rencontre des « comme nous », qui se sont faufiler hors de leurs musées, de leurs façades ou de leurs socles sur les places publiques. C’est top, on se marre bien, on se raconte nos visiteurs, les « vrais gens ».
C’est un peu piège en même temps. On voit pas le temps passer. Parfois on est obligé de piquer un sprint pour « rentrer » avant que le soleil se lève. Mais ça va, jusque là on a assuré.
La rue s’anime de plus en plus, je vous laisse.
Vivement la petite virée de ce soir.
Ah oui, au fait, tout ça, ça reste entre nous hein…
Promis juré craché, on en parle à personne, pas même à ton « père » . Quoique qu’à mon avis, il s’en douterait un peu que ça ne m’étonnerait pas. Mais t’es jeune, il sait ce que c’est. Faut dire qu’il est du genre cool.
D’ailleurs pendant qu’on y est je vais vous le présenter…
« Ah ! Toujours à dessiner celui-là ! À croire qu’il ne sait faire que ça ! »
Ce genre de réflexion, n’essayez même pas de l’imaginer dans la bouche d’un des membres de la famille Senna. Car ici tout le monde est un peu artiste. Surtout quand il s’agit de dessin. La mère, le frangin, l’oncle, chacun y va de son coup de crayon. C’est dans cette ambiance créative qu’Alex voit le jour en 1982 et qu’il coule une enfance tranquille dans ce quartier d’Orlândia, ville de l’État de Sâo Paulo au Brésil. Le dessin, le gamin Alex en est un acharné. Il n’arrête pas de noircir du papier, s’imaginant plus tard animateur des studios Disney dont il est un fervent admirateur.
Joli rêve de gosse…
… Mais le gosse grandit et il va falloir songer à bosser. Le jeune Alex, durant dix ans, va, comme il dit, « travailler pour le système ». Frustration. La bienveillance et la tolérance de ses proches ne l’ont jamais empêché de s’exprimer. Ca fait partie de lui. À tel point qu’il décide de bazarder son ennuyeuse vie professionnelle et de tenter la vie d’artiste.
Il monte à Sâo Paulo…
… La grande ville qui peut lui offrir ses chances. Les murs de la cité sont riches en graffitis de toute sorte. Alex s’en met plein les yeux. Le Street Art. C’est justement comme ça qu’il voit l’art. Quelque chose de vivant, présent dans la vie de tous les jours et accessible parce que gratuit. Pas quelque chose de figé dans des musées. Pas sa tasse de thé l’élitisme. Alors, bombes en poche, Alex Senna se lance à l’assaut des murs.
Les débuts sont rudes…
… Sâo Paulo compte un nombre grandissant de graffeurs talentueux. Il faut se faire sa place. Connaître les territoires de la ville. Se faire accepter. Se trouver une identité, un style. Sans oublier que cette pratique n’est pas toujours du goût de la police locale peu sensible à l’aspect artistique de la chose. Pour l’heure Alex Senna, en autodidacte, fait ses gammes, plutôt influencé par un Street Art très coloré et agressif.
Pour autant…
… Il n’est pas totalement immergé dans le mouvement. D’autres univers lui chatouillent agréablement la rétine. Les comics entre autres. Les graphismes virtuoses d’un Moebius et les ambiances sombres du noir et blanc d’un Charles Burns, ça lui parle. Il est aussi un grand fan de Quino et de son fameux personnage de Mafalda, gamine espiègle et caustique très populaire en Amérique latine et dont le côté anar lui est familier.
Peu à peu…
… Ces influences font leur chemin dans la réflexion d’Alex Senna. Pour lui c’est clair, le Street Art est un style de vie inséparable de son vécu au quotidien. Un vécu fait de rencontres, d’émotions, de coups de coeur, de coups de gueule. Raconter tout ça. Les gens. Ce qu’ils vivent. Leur espoirs, leurs problèmes. C’est ça le but. Que le passant regarde, s’arrête et sente que ça parle de lui et de ce qui l’entoure. Pour ça le message doit être simple, direct, sans interférences qui distraient l’oeil. Alors quoi de mieux que le noir et blanc qui, de plus, sera bien plus remarquable au milieu des couleurs pétantes du graff.
Alex commence alors à inventer…
… Toute une galerie de personnages aux silhouettes longilignes, aux traits épurés proches d’un style « ligne claire » , qu’il croque d’abord sur des carnets. Vient ensuite le passage au mural, allant de création à taille humaine jusqu’à la fresque monumentale de plusieurs dizaine de mètres. Accroché tout là haut à sa petite nacelle, l’artiste doit profiter d’une vue imprenable… Pas droit au vertige !
Carnets préparatoires
Fidèle au travail à la bombe…
… Il fait naître sur le béton et la brique des hommes, des femmes, des enfants qui évoquent l’unité de la famille, la tolérance dans la mixité culturelle, l’amour avec des couples qui s’embrassent. Mais aussi la solitude, l’isolement et l’anonymat des grands centres urbains : personnages repliés sur eux mêmes avec leur ombre pour seule compagnie, emplissant souvent au maximum le format du mur ou de la façade pour accentuer l’idée d’enfermement.
D’autres éléments, peu à peu…
… Viennent tenir compagnie à tout ce petit monde : ballons, coeurs, oiseaux. Car même si il parle souvent de la difficulté de trouver sa place dans la ville, l’art d’Alex Senna reste poétique et profondément positif. Serein et mélancolique à la fois. Et ouvert à l’interprétation. Qualités qui se retrouvent d’ailleurs dans sa façon de travailler. Quand il arrive dans un quartier pour une de ses réalisations, ce n’est pas « J’arrive, je peins ma petite affaire et je me casse ». Pas vraiment le genre. Non, il prend le temps de rencontrer les habitants, de discuter avec eux de leurs vies, de ce qu’ils pensent de son projet. Art de proximité.
L’originalité et l’universalité de son travail…
… A, bien vite, fait repérer Alex Senna. Artiste Street maintenant reconnu, il a laissé derrière lui ses personnages émouvants dans plus de 25 pays dont la Russie, l’Italie, le Danemark, les États-Unis, la France ou bien encore Hong Kong. Tous ces voyages ne manquent pas d’enrichir une histoire touchante qu’il déploie à travers le monde comme une sorte de BD planétaire.
Alex Senna – A Journey Through Dreams
Et si la fresque murale…
… Reste son domaine de prédilection, cette notoriété lui a permis de satisfaire sa curiosité pour d’autres supports. On peut maintenant retrouver le « Senna World » sous forme de sculptures, souvent installées en extérieur et en situation, mais également sur toiles et sur bois à l’instar des séries réalisées sur des tiroirs et des portes de récupération.
Le soir descend sur la ville. Je flâne dans la rue. Tout est calme. Elle est là, sur son mur, grande créature bombée de noir glycéro qui domine le quartier. C’est marrant, l’espace d’un moment, j’aurais juré qu’elle me suivait des ses yeux verticaux malicieux. Mais, bon, il paraît que c’est une illusion d’optique classique quand on passe devant un portrait.
Enfin, il paraît…
Livre : Catalogue d’exposition, Garden Of Mirrors, Amway Art Museum – Gyeonggi Museum of Modern Art
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