Les songes miniatures de Gilbert Garcin
L’homme avance lentement, tête nue,…
… Vêtu d’un grand manteau noir qui lui donne des allures de croque-mort. Le ciel est sombre, chargé de gros nuages lourds qui roulent au-dessus d’un paysage étrange, en noir et blanc, qui semble changer à tout moment. Ici des pissenlits géants qui attendent une tornade pour souffler leur duvet. Là des grands rubans de papier qui se perdent dans le lointain. Au loin un personnage, couvert d’un même paletot sombre, vole dans le ciel bas, des ailes de chauve-souris accrochées aux épaules. Des horloges le poursuivent. Et puis plus loin encore ce sont d’énormes boulets métalliques qui roulent sur l’horizon, menaçants. Il ne sait pas ce qu’il fait là ni comment il est arrivé.
Mais il n’a pas peur…
… Dans le décor toujours mouvant une silhouette apparaît, minuscule. Elle se rapproche. Une femme. Elle aussi habillée d’un manteau sobre. Elle est maintenant suffisamment proche pour que son visage se précise. Il la reconnaît. Il la connaît bien. C’est sa femme. Elle non plus ne semble pas effrayée. Elle sourit et continue sa route aux côtés de son mari. Et puis soudain les nuages se déchirent, laissant surgir une main gigantesque, tellement vaste qu’elle remplit le ciel. La main tient une feuille de papier aux proportions également inimaginables…
— Monsieur Garcin ?
— …
— Monsieur Garcin ?
— … Euh oui ?
— Excusez moi mais c’est pour signer la facture pour la commande d’abat-jours…
— Ah oui… Excusez moi j’avais l’esprit ailleurs… Très bien… Posez la ici je m’en occupe… Merci Suzanne…
La secrétaire écarte la feuille de papier qu’elle agitait sous le nez de son patron, la dépose sur le bureau et s’éclipse par la porte vitrée.
Monsieur Garcin prend le document, le signe avec un léger soupir. Il se lève de son fauteuil. Va à la fenêtre. « Tiens, le temps s’est couvert » se dit-il en voyant de gros nuages lourds emplir l’horizon, j’ai bien fait de mettre mon grand manteau ce matin.
Et monsieur Garcin se plonge dans ses pensées.
L’esprit ailleurs…
Le monsieur ordinaire
Vraiment rien ne prédestinait Gilbert Garcin à une vie d’artiste. Quand il arpentait les rues de La Ciotat, où il avait vu le jour en 1929, les gens croisaient un monsieur à l’apparence stricte, rasé de frais et cravaté. Bourgeois aisé vivant avec sa femme Monique dans un quartier bourgeois aisé au milieu d’autres bourgeois aisés, il dirigeait une entreprise de luminaire lui permettant un train de vie confortable avec la voile pour loisir. Une vie en ligne droite, toute tracée, paisible, à l’abri du besoin et visiblement bien loin de toute activité artistique…
Le monsieur cultivé
Néanmoins ce tranquille entrepreneur est un curieux. Son quotidien bien réglé ne l’empêche pas de s’intéresser au monde qui l’entoure. Il lit beaucoup et notamment des ouvrages sur l’art du vingtième siècle qu’il affectionne particulièrement et connaît plutôt bien. Sans le savoir monsieur Garcin cultive peut-être déjà une différence. Sa différence. Son petit truc bien à lui qui commence à en faire un être un peu à part dans son milieu ordonné et sans histoire. L’« esprit ailleurs » s’est peut-être formé comme ça, petit à petit. Une âme d’artiste qui couve, attendant son heure…
Le monsieur retraité
Début des années 90. L’heure de la retraite a sonné. Gilbert Garcin se dit « Bon, et maintenant ? » « La voile ? » Il en a assez fait. « La pêche ? » Bof… « Le repos ? » Ah non ! Pour échapper à l’ennui qui menace, il décide de tâter un peu de la photographie. Illico le voilà équipé pour prendre ses premiers clichés. L’aventure le séduit à tel point qu’il ose un concours amateur. Et ce concours il le gagne ! Nous sommes en 1995. Moment clé car ce succès lui donne l’occasion d’intégrer, durant les Rencontres de la photographie d’Arles, une master class dirigée par Pascal Dolémieux, photographe multidisciplinaire reconnu.
« Il nous a fait photographier des figurines découpées et posées dans les rues d’Arles… J’étais le plus vieux, mais je me suis aperçu que je n’étais pas le moins à l’aise. Cet été-là, un journaliste américain a même choisi une de mes photos parmi celles de tous les stagiaires. »
Pascal Dolémieux, sans le savoir, vient de provoquer un déclic inattendu chez notre retraité.
Le monsieur révélé
Cet exercice de figurines proposé par Pascal Dolémieux va permettre à Garcin de trouver sa propre technique . « si rudimentaire qu’on peut l’apprendre en un après-midi » comme il se plaît souvent à dire avec modestie. Il installe son atelier dans un cabanon au fond de son jardin de La Ciotat et se met au travail. Il commence par créer un petit personnage, sa propre personne photographiée dans différents attitudes. Collée sur un morceau de carton découpé elle va devenir une silhouette d’environ dix centimètres de haut. Une sorte de Monsieur Tout-Le-Monde dans son éternel pardessus gris foncé. Monsieur qui ne restera pas longtemps seul puisqu’une autre figurine, à l’effigie de sa femme, viendra l’accompagner dans cette aventure en modèle réduit.
Tout peut arriver – Documentaire sur Gilbert Garcin
Le monsieur metteur en scène
Des aventures qui vont prendre vie à partir de presque rien. La simplicité reste le maître mot de Monsieur G, nom de baptême de son double minuscule. Ainsi Gilbert Garcin opte dès le départ pour le noir et blanc, estimant que la couleur n’apporte rien au sens de ses images. Quant aux décors ils seront minimalistes : un peu de sable, quelques galets, de la ficelle, des accessoires de maison de poupée ou bien encore un projecteur diapo pour les fonds de ciel. Pas d’ordinateur, de logiciels, de numérique. Garcin travaille à l’ancienne, un peu comme un Méliès. Atteindre une perfection technique ne l’intéresse pas. Ce sont les histoires et l’émotion qu’elles suscitent qui comptent. Et ce monde lilliputien, qui tient sur une table, est le théâtre où Monsieur G va mettre en scène et photographier ses personnages et ses drôles de visions.
Le monsieur philosophe
Oui un drôle de monde que celui de Garcin. Surréaliste, poétique. Avec toujours un humour qui peut se faire grinçant. En solo ou accompagné de son épouse miniature il évolue dans des paysages étranges, dépouillés, parfois angoissants, au prise avec des objets, qui peuvent être ceux du quotidien mais détournés, ou bien non identifiés. Un peu comme si Jacques Tati se baladait dans un tableau de Magritte. D’ailleurs, comme chez le peintre belge, le contraste entre le bizarre des décors et la banalité des personnages accentue l’étrangeté des saynètes. Monsieur Gilbert y dévoile ses petites histoires faussement simples où il aborde de grands thèmes universels : amour, temps, solitude, liberté. Ca parle à tout le monde. Et ça touche d’autant plus que la dérision et l’absurde sont toujours au rendez-vous. Mélange de tragique et de drôlerie. « On est mal barrés, mais on le prend bien » comme dit l’artiste…
Le monsieur organisé
En ancien chef d’entreprise, Gilbert Garcin va organiser la promo de son art avec rigueur. Se tenant à un rythme de production régulier, il envoie son book aux journalistes et aux festivals. La méthode paye. Christine Ollier, fondatrice de la galerie des Filles du Calvaire, lieu consacré à l’art contemporain sous toutes ses formes, le repère et lui propose d’exposer à Paris Photo, foire internationale de la photographie ancienne et actuelle. C’est le carton. Nous sommes en 1998 et Monsieur G entame à 69 ans une nouvelle vie d’artiste nomade. La reconnaissance arrive vite. On admire son travail en Suisse, au Canada, aux États-Unis, en Suède, Belgique, Allemagne, Colombie et jusqu’en Australie.
Comme dans les rêves éveillés de ses images, l’énigmatique retraité de La Ciotat est devenu une référence de la photo d’aujourd’hui.
Gilbert Garcin a quitté le réel en avril 2020, à 90 ans. Paisiblement, dans son sommeil. Discret jusqu’au bout. Une de ses dernières créations s’appelle « Le Charme de l’au-delà » où on le voit, de dos, valise à la main, dans une mer de nuages. Un ultime pied de nez du drôle de monsieur au grand manteau.
Note de la Rédaction de culturesco.com : Suite à sa demande, la petite-fille de Gilbert Garcin précise que son grand-père n’était pas spécialement rock et n’aurait pas apprécié d’être présenté comme un croque-mort, un cravaté ou un bourgeois. Et il n’a jamais eu de secrétaire… C’est dit.