Zappa, Beethoven, et un riff diabolique
Smoke on the Water de Deep Purple, a fêté en 2023 son cinquantième anniversaire. Ce titre a incité bien des rêveurs à sauter le pas, et s’acheter une six-cordes. On raconte même que Joan Jett s’est mise à la guitare, afin de pouvoir jouer son riff légendaire.
Ce n’est pas le cas de tous les standards rock, mais celui-ci a la chance de posséder une histoire flamboyante…
Le 3 décembre 1971, Deep Purple débarque à Montreux (Suisse) afin d’y enregistrer son sixième album, le célèbre Machine Head. Le groupe souhaite effectuer ses prises dans le casino de la ville, et ainsi capter une ambiance live avec l’aide d’un studio mobile loué aux Rolling Stones.
Un standard puisé dans les flammes
Le 4 décembre, alors que Frank Zappa et les Mothers of Invention occupent la scène du théâtre du casino, un spectateur muni d’un pistolet de détresse enflamme le plafond de la salle en tirant une fusée éclairante. L’incendie démarre d’abord lentement, laissant le temps aux organisateurs d’évacuer le public et les musiciens. Puis se met à dévorer l’édifice. Le théâtre est ravagé ainsi que le matériel des Mothers. Devant le bâtiment en flammes, une fumée épaisse s’installe sur les eaux du Lac Léman. Voilà le spectacle infernal auquel assistent, effarés, les membres de Deep Purple depuis la fenêtre de leur chambre d’hôtel.
Évidemment, il n’en fallait pas plus pour inspirer le quintet. Privé de salle d’enregistrement, ils s’installent au Pavillon, un théâtre local. C’est là que Ritchie Blackmore délivre le plus simple (et le plus célèbre) de ses riffs de guitare.
Sans paroles, ni solo, cet instrumental est provisoirement nommé Title n°1. Mais le son du hard rock et la vie nocturne du groupe n’est pas du goût des habitants. Deep Purple s’en va poursuivre son ouvrage dans l’Hôtel des Alpes. Un ancien palais qu’ils convertissent en studio d’enregistrement.
Blackmore et le classique
Travaillé par les récents évènements, le bassiste Roger Glover s’est réveillé quelques jours plus tôt avec ces mots en tête : “Smoke on the Water”. Le chanteur Ian Gillan s’occupe de jouer les conteurs d’histoire, et en guise de paroles, décide de relater sa vision de l’incendie .
Smoke on the Water n’est pas devenu un classic-rock par hasard. Publié en 1972 sur l’album Machine Head, sa sortie en single a lieu en mai 1973. Il plaît aux hardos de tout poil et devient une source d’inspiration pour le courant metal. Son instrumental parfaitement huilé parvient également à séduire un large public. Selon Ritchie Blackmore, son riff qui donne envie aux plus récalcitrants de s’encanailler dans le hard rock, provient de…
“Une envie de jouer la Cinquième Symphonie de Beethoven à l’envers… Je lui dois beaucoup d’argent ! ”
Ces quelques notes connues de tous, sont doublées par l’orgue de Jon Lord, ainsi que par la basse de Glover, dont l’entrée en cavalcade dans le morceau est notable.
La griffe du diable
Au-delà de sa simplicité et de son tempo métronomique, le riff légendaire possède une particularité déjà remarquée sur les premiers albums de Black Sabbath. Un triton (intervalle composé de trois tons) inséré sur la deuxième partie et créant un genre de plaisir pervers chez l’auditeur. Longtemps nommé “l’intervalle du diable”, son utilisation était banni au moyen-âge.
“La chose la plus étonnante avec ce titre, et le riff de Ritchie en particulier, c’est que personne ne l’avait jamais fait auparavant. C’est si simple et merveilleusement satisfaisant.” Ian Paice
Derrière ses fûts, Ian Paice nourrit également le titre d’une pulsation accrocheuse et obsédante. Deux soli (orgue et guitare) garnissent la deuxième partie. Enfin le chant soul et le grain féroce de Ian Gillan peuvent faire croire à une nouvelle apologie du sexe animal, comme le genre en regorge. Sauf que le refrain, magistral, confirme la teinte mystique du texte. Même si tout est vrai…
Deep Purple – Smoke on the Water
L’album Made in Japan est une véritable légende du rock’n’roll. Tous les aficionados de Deep Purple, que dis-je, tous les fans de rock 70’s, connaissent cette version de Smoke on the Water. J’invite les autres à s’initier…
Deep Purple – Smoke on the Water – Made in Japan (Live)
Sans atteindre la perfection du titre original, la version de Springbok (en 1973) est parfaitement exécutée. Simplement, elle ne comporte pas la moindre innovation.
Rien de vraiment ébouriffant avant les années 80. Hormis peut-être cette excellente reprise inspirée par le son débridé du punk rock. Ce bel ouvrage est encore rattaché à Deep Purple, puisque c’est le lead-singer Ian Gillan qui en est à l’origine. En 1978, après une période jazz fusion (Ian Gillan Band), le vocaliste retrouve le son du hard au sein d’une nouvelle formation à son nom. Sur le deuxième opus du groupe Gillan, on découvre cette version étonnante, dans laquelle le guitariste Bernie Tormé défouraille sa six-cordes pour un show électrisant. Et ce n’est pas tant l’intro, où il étale sa riche palette, qui marque les esprits. Mais plutôt sa manière unique d’envenimer le riff de Ritchie Blackmore (à partir de 2:00). Si sulfureux sur cette version live, que Ian Gillan semble retrouver un chant sauvage, et dénué de toute sophistication.
Gillan (Live 1979) – Smoke on the Water
Le problème c’est que Smoke on the Water, s’il a connu un certain succès à sa sortie, n’a été numéro 1 nulle part. Il va gagner son statut de “Monument du Rock”, au fil du temps…
Le multi-instrumentiste canadien Nash the Slash, est célèbre pour son rock spatial au sein du groupe FM durant les années 70 et 80. Ainsi que pour son violon électronique, ses albums sans guitare, et son visage recouvert de bandages (hommage à H.G Wells et son roman L’Homme Invisible). En 1981, sur son album Children of the Night, il délivre une première version électro-rock de Smoke on the Water…
Nash the Slash (1981) – Smoke on the Water
La même année, la version live de Rainbow (sans Dio) ressemble plus à une tentative de se réapproprier le titre par son leader, qui n’est autre que… Ritchie Blackmore !
Je trouve la suivante plus originale, et pas dénuée d’intérêt. Réaliser qu’un standard de hard peut s’accommoder d’un instrumental mi-traditionnel, mi-symphonique, et d’une langue japonaise pas toujours mélodieuse pour nos oreilles occidentales, c’est assez étonnant. Même si la ferveur des nippons pour le hard rock est notoire…
The Samurai (1990) – Smoke on the Water
Il était temps de déstructurer ce classique. Il faut attendre le début des 90’s pour voir Acid Drinkers, groupe de metal polonais, oser modifier le rythme infernal du titre originel. Oreilles sensibles, vous pouvez y aller. Adepte du metal groove, Acid Drinkers rend une copie soignée…
Acid Drinkers (1990) – Smoke on the Water
On a tous vu des guitaristes se prendre très au sérieux avec ce titre. Il faut dire que le riff, aussi simple soit-il, comporte un contretemps et demande donc un peu de concentration.
Néanmoins, il est toujours agréable de tourner le sacré en dérision. Les suèdois de Lars Vegas Trio (qui est en fait un quintet) possèdent à la fois l’humour et la maîtrise pour nous contenter…
Lars Vegas Trio (1992)
On reste en Scandinavie, avec une très bonne reprise hillbilly, enregistrée par les norvégiens de Dusty Cowshit…
Dusty Cowshit (1995)
Les Dread Zeppelin sont passés maîtres dans l’art de la cover. Avec leur reggae tout-terrain, et des musiciens de qualité, ils proposent de redécouvrir Smoke on the Water, débarrassé de son célèbre riff. Une étonnante réussite…
Dread Zeppelin (1995)
Que l’on apprécie ou pas les covers jazzy, il faut reconnaître que la majeure partie du temps, si le genre s’intéresse à un titre, c’est que son potentiel est infini.
Ne vous fiez pas à son éclat dans l’œil et ses airs de vieux beau. Durant la fin des années 50, Pat Boone fut le deuxième artiste à vendre le plus de disques aux Etats-Unis, derrière le King Presley. Avec son album In a Metal Mood (1997), il n’a pas attendu Paul Anka et sa reprise jazz de Smell Like Teen Spirit (2005), pour “crooniser” le rock dur. Charme, swing, et fumée sur l’eau au programme…
Pat Boone (1997)
A l’aube du troisième millénaire, le monde du Death Metal ne pouvait que faire un sort à Smoke on the Water. Amateurs de gros son et de voix zombifiées, c’est pour vous…
Six Feet Under (2000)
Il manquait une pure version électro à cette chronique. Les danois de Out of Phase s’en sont chargés en 2001. Dans un style qui n’est pas sans rappeler le groupe Devo…
Out of Phase (2001)
Né d’un groupe anglais, dans un hôtel suisse. Repris par des canadiens, japonais, polonais, suèdois, danois et norvégiens, Smoke on the Water est un titre aussi international qu’un tube des Beatles. Le brésilien Emmerson Nogueira en livre une version acoustique puisée dans la bossa nova…
Emmerson Nogueira (2002)
Ne vous fiez surtout pas à la pochette, Uwe Schmidt (connu aussi sous d’autres noms comme Senor Coconut) est un musicien allemand tout ce qu’il y a de plus crédible. Il possède un talent pour les musiques latines, et un second degré à toute épreuve. Sa reprise cha cha de Smoke on the Water est une petite merveille du genre.
Senor Coconut (2003)
Pour les explorateurs et adeptes de textures synthétiques, musiques robotiques, et paysages électroniques. La version de The Thought Criminals peut ne pas plaire à tout le monde, tant elle s’éloigne de l’essence du morceau, mais elle a le mérite d’être fort bien réalisée, et de prendre un vrai risque…
The Thought Criminals (2004)
Pour terminer, comme ce fabuleux titre n’aurait jamais existé sans le blues, ou le bluegrass, voici une version plus roots que l’originale.
Cornbread Red (2007)
Serge Debono